Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ANASTASIA - Victoire sur un cancer du poumon
3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (11)

Chapitre 20

L'infirmière de nuit s'appelle Astrid. Elle est belle, fine, douce comme un ange…

Non, détrompez-vous: je ne suis pas branché infirmières. Quand j'avais une vingtaine d'années, les copains et moi on disposait d'un vivier: l'Ecole d'Infirmières de Copenhague – Gammeltoft Hospitalets Sygeplejeskole, Jantelovsgade 17. Elles avaient la cuisse légère et accueillante, les élèves-infirmières. Et un gros défaut: zélées et appliquées comme toutes les néophytes, c'est tout juste si elles ne nous obligeaient pas à faire bouillir nos zizis avant… ça tue quand même aussi les fantasmes… On a bien rigolé, avec elles. Fallait juste savoir s'y prendre... Après quelques bières et de solides doses d'akvavit qu'elles sifflaient absolument sans se faire prier, elles devenaient moins tatillonnes et plus tâtonnantes… Solides, ces filles du Nord.

Astrid

La première nuit, c'est d'abord son parfum – doux et vanillé – qui m'a agréablement chatouillé les narines. Tiens ? C'est cette ombre gracieuse qui…? J'ai ouvert les yeux à demi… puis en grand quand elle s'est penchée sur moi… "Vous ne dormez pas, Monsieur Blondesen…?". Je la regarde à la faible lueur que laisse filtrer la porte entrouverte. Elle appelle un regard d'homme, pas de patient… Portrait de dame…  grande… taille mannequin… traits fins et réguliers… cheveux mi-longs… auburn ou châtains… long cou gracile… jolie poitrine… 80… 85 C…? taille… bien marquée… joli… attends qu'elle se tourne… "Non, je ne dormais pas vraiment… Vous êtes…?" je devine un très gentil sourire, très doux… "Astrid… je suis votre infirmière de nuit… laissez-moi vérifier votre perf'…". Ses doigts testent le sparadrap et la gaze qui maintiennent l'aiguille dans la veine, à la saignée du coude. "Je vais vous changer le pansement…". Elle se tourne… beau cul… longues jambes… chaussures de ville à petits talons… "…civilisée, génial !", me dis-je… Ses doigts libèrent, enlèvent, remplacent… Précis les mouvements, rapides, indolores… "Voilà, c'est mieux… passez une bonne nuit…". En quittant le pansement, ses doigts on juste effleuré mon avant-bras, une sorte de caresse… "Arrête de fantasmer, vieux con !". Je me raisonne. J'essaie de me rendormir… change de position… Son parfum s'entête… le souvenir de la caresse aussi… j'ai une demi-érection… Je grogne un "Arrête de fantasmer, vieux con… j'ai dit !". Je pense à Annie… au moins justifier mon… Le parfum est toujours là. Mes pensées quittent Annie…

Elles la retrouvent le lendemain… sans peine. Elle m'apporte un peu de lecture, des potins, un doux gazouillis… elle tire le rideau de séparation… continue son gazouillis comme si de rien n'était… Elle a un bon quart d'heure d'avance sur l'horaire des visites… silence dans la chambre… Elle complète et met un terme à l'érection initialement provoquée par Astrid… Le gazouillis reprend… Annie a un sourire jusqu'aux oreilles… moi aussi… Elle remet le rideau en place… hmphhmph… DuPont de la Rive me semble un peu congestionné… il a dû deviner… Annie s'en va… "Elle est… elle est… tout à fait charmante, votre amie…", me fait le vieux poète, le regard très allumé. Ça me sort spontanément…"Ô Pompée…", on revisait nos classiques…". DuPont est pris d'une quinte de toux.

Le lendemain soir, je vais me coucher tard après avoir zappé un max devant l'une des vieilles télés pourries de l'hôpital. Elles vivent leurs derniers instants dans les fumoirs cradingues réservés à une espèce désormais pestiférée: les fumeurs. La réprobation unanime qu'ils suscitent est encore soulignée par ces débris aux images hésitantes. Les téléviseurs modernes sont installés dans des locaux clairs, aérés et proprets, ceux qu'on peut fièrement montrer à d'éventuels journalistes en mal de bénédicités rassurants pour la population. Je n'ai pas envie de me coucher. J'ai envie de voir Astrid en pleine lumière. Un vrai gamin… j'ai honte… à mon âge… en ayant l'indicible chance d'être aimé malgré tous mes défauts par une maîtresse – pardon une femme ! … pas oublier qu'elle se présente comme ma "femme", tout de même… – aussi ravissante, intelligente, charmante, sensuelle, séduisante – qu'est-ce que je pourrais ajouter pour vraiment culpabiliser à mort…? – délicieuse, excitante, élégante, bandante je cherchais le mot et j'osais pas le penser… drôle quand elle le veut bien, quand même un poil caractérielle ça y est… là je commence à me trouver des excuses… espèce de salaud !…  qu'Annie.

"La fidélité, c'est une vive démangeaison avec défense de se gratter…" écrivait je ne sais plus qui… C'est pas vrai… j'ai pas honte… Astrid me fait bander et ça suffit comme justification, après tout.

Je la croise dans la lumière vive du corridor après avoir épuisé les dernières images regardables sans provoquer trop de dommages irréversibles pour les neurones. Astrid en pleine lumière… Auburn, les cheveux. Très joliment coupés. Une mèche volontairement rebelle qui tombe sur l'œil gauche. Petits coups de tête coquins pour la discipliner. Des yeux couleur gris-vert. Un regard… sexy… bon j'en conviens… suis pas vraiment au top de l'objectivité… 85 C… oui, un bon 85 C. Des jambes… ouh… des jambes… longues… interminables… petits talons… comme hier soir… en talons-aiguille… qu'est-ce que ça doit être !… hé… mais…? ça va pas la tête…?… tu fais un casting…? Je reviens sur terre.

-         Bonsoir Astrid, vous allez bien ?

-         Bonsoir Monsieur Blondesen, bien merci et vous ? Je passe vous voir dans un instant. Il faut que je prenne votre tension. L'opération est pour après-demain, n'est-ce pas ?

-         Oui, c'est ça. Bien… à plus tard, dans ce cas. Je lui adresse un sourire total neutre-patient-modèle… putain, Tartuffe, va ! Si vous saviez ce qui mijote dans ma boîte crânienne…

Dix minutes plus tard, elle est au pied de mon lit. Le gros garçon ronfle, DuPont aussi. Elle a de nouveau laissé la porte entrouverte. Faisceau lumineux d'une minuscule lampe de poche. Elle pousse l'appareil à côté du lit et m'enfile la manchette autour du bras gauche. Tchouf ! Tchouf ! Tchouf ! Pschouuuu… Elle mesure les pulsations avec un stéthoscope, juste en-dessous de la manchette. Fantasme ? Pas fantasme ? Elle a une façon de balader le capteur le long de l'avant-bras… Elle retire la manchette, range l'appareil… revient… laisse courir ses doigts sur mon bras et me murmure "Dormez bien, Monsieur Blondesen… tout va bien…".

-         Bonne nuit à vous aussi, Astrid… Merci… total neutre-patient-modèle… Oh le con !

"Tout va bien…", tu parles ! Je suis… je suis… hum… dans un état intéressant. Va dormir, après…

Dernier jour après une mauvaise nuit… Je me balade de la chambre à la cafète, de la cafète à la bibliothèque, de la bibliothèque au kiosque à journaux… Tiens…?… je n'avais jamais fait attention… il y a aussi un petit salon de coiffure… Je jette un œil. La coiffeuse est plutôt gironde. Blonde, jeune, plantureuse… Avec une poitrine pareille… elle aurait dû jouer dans un Fellini… "Bonjour ! Pour les messieurs aussi… ?". Elle m'adresse un sourire éblouissant et d'une rare qualité commerciale. "Bien sûr, Monsieur. Maintenant, si vous voulez !". Je veux. Avoir les cheveux fraîchement lavés et coupés très courts avant une opération, ça regonfle le moral. A moi en tous cas. La fille me masse puissamment le cuir chevelu. C'est bon, ça fait du bien, elle dispense une tonne de bien-être au bout de chacun de ses doigts boudinés. J'ai l'impression qu'elle fait circuler l'influx nerveux à toute vitesse dans chaque neurone. Du pur bonheur. Astrid sort de mes pensées et devinez qui apparaît à sa place… dans toutes sortes de souvenirs plus réels… puis en vrai ? Je vous le donne en mille… Une voix venant du pas de la porte s'exclame "Ah c'est ici que tu te caches…!? Je t'ai cherché partout !". Annie…

-         Ciel ! Mon mari ! J'adore l'effet… Bonjour ma Chérie… J'étais justement en train de te tromper avec Mademoiselle… euh… ou Madame ?

-         Madame… Monsieur… Madame !

-         Ouf ! Vous me rassurez… J'ai quant à moi le rare bonheur de n'être pas marié avec une femme aussi jalouse qu'un mari sicilien… et que voici… Madame, je vous présente Annie, Annie je te présente Madame…

-         Idiot ! Annie fait une moue contrite à la jeune femme… genre "croyez-moi… il vaut mieux l'avoir en photo dans son portefeuille qu'en vrai dans sa salle de bains"…

… et je ne suis pas jalouse !

-         Heureux de te l'entendre dire devant témoin… Madame, vous pouvez dès lors continuer sans risque de vous faire assassiner dans l'immédiat… courts, les cheveux, bien courts…

-         Annie intervient, évidemment… Pas trop courts quand même !

-         Courts, bien courts, Madame… La coiffeuse ne sait pas quelle directive suivre…

-         … ou je ne paie pas et vous laisse vous expliquer avec Annie… elle sait maintenant quelle directive il vaut mieux suivre…

-         Bien Monsieur…

-         Alors je vais prendre un café… Annie tourne les talons, un peu pincée…

-         Commande-m'en un aussi, s'il te plaît… Je serai là dans dix minutes, n'est-ce pas Madame…?

-         Oui Monsieur… Elle reprend confiance…

-         Vous dites à votre mari quelle longueur de cheveux il a le droit de se faire couper, vous aussi ?

-         Non… je les coupe moi-même.

-         Evidemment… ça évite bien des conflits…

Dix minutes plus tard, je suis à la cafète, le crâne presque rasé…

-         Tu avais vraiment besoin de les faire couper aussi courts ? Annie a l'air fâché-fâché, mais je me demande si c'est à cause des cheveux courts ou si c'est parce que je l'ai… hum… reprise devant la jeune coiffeuse.

-         Quelle importance ? Ils repousseront… et demain, s'ils font encore des conneries, je devrai rester alité je ne sais combien de temps… alors permets-moi d'être pratique et pragmatique, s'il te plaît. Quand je dis "S'il te plaît" et que mes yeux ne sourient pas, cela signifie "Et maintenant boucle-la.". Annie connaît mes codes et n'insiste pas.

-         Chéri… J'aurais quelque chose à te dire… Elle fait ses yeux de petite fille triste ou elle est vraiment triste ?

-         C'est important ? Ça ne peut pas attendre… après…?

-         Si… ça pourrait attendre, mais j'en ai un peu gros sur le cœur et j'aimerais te le dire maintenant… je me sentirai… je me sentirai mieux… Elle est vraiment triste.

-         Je t'écoute… J'ai déjà deviné, en fait. Quelque chose avec le bébé…

-         Je ne peux pas avoir de bébé… De grosses larmes commencent à inonder ses yeux…

-         Viens… allons prendre l'air… Quand des têtes curieuses se tournent vers elle, vers nous… ça me fait réagir instinctivement… mon horreur des scènes en public inclut les débordements privés…

Je la prends par la main, doucement… elle pose sa tête sur mon épaule et essaie courageusement de retenir ses pleurs… Je nous dirige vers les jardins, pas loin… "Là… là… ma Chérie… laisse-toi aller… tu me diras après… laisse-toi aller… ça ira mieux… je suis avec toi…".

Elle fait non de la tête, les yeux tout embués. Quelques larmes indisciplinées dégoulinent cependant déjà le long de ses joues. Je la prends contre moi et entre deux hoquets de sanglots, elle m'explique. "Mon gynéco… je ne comprenais pas… nous avons… nous nous sommes aimés toi et moi… normalement ça aurait dû… le mois passé… ça aurait dû… j'ai demandé des examens… je ne peux pas avoir de bébé… il n'y a rien à faire… je n'aurai jamais de bébé… je croyais que… mais il n'y a rien à faire… rien à faire…". Je la serre contre moi. Un peu plus fort entre deux gros sanglots… "Là… ma Chérie… laisse sortir ton chagrin… laisse-toi aller… juste maintenant… je ne peux rien dire… rien faire… qui puisse aider…". Sa respiration saccadée jusqu'ici prend un rythme plus régulier, parfois entrecoupé de petites respirations étranglées… "… j'aurais tellement voulu… tellement voulu… toi et moi… un enfant avec toi… à nous deux… nous deux… un bébé… oh… je suis si… j'aurais tant voulu… et il n'y a rien à faire… ça n'arrivera jamais… jamais…". Elle est en ce moment toute la tristesse et toute la désolation du monde entier. Je ne peux rien dire… rien faire… juste la tenir dans mes bras, passer une main dans ses cheveux, lui dire "ça ne fait rien… je t'aime… je t'aime… ça ne fait rien… la vie continuera quand même…" en appuyant un peu la caresse de main, en la serrant un peu plus fort, en lui murmurant "chuuuut… ne parle pas… pleure… pleure… ça fait du bien…". Au bout d'un long moment, elle se calme et sort un paquet de mouchoirs de son sac. Ses yeux regardent au loin pendant qu'elle essaie de se débarbouiller. Nous ne disons plus rien. Il n'y a plus rien à dire juste là, maintenant… "Viens te passer le visage à l'eau froide…", je l'entraîne vers l'entrée de l'hôpital.

Annie ressort des toilettes le visage encore tout gonflé de larmes. Elle chausse ses lunettes noires. Elle ne s'est pas remaquillée. Digne et vaillante.

Je suis sincèrement triste pour elle… un peu pour nous, aussi. Parce qu'il y a des mots dont on ne comprend vraiment tout le sens que lorsqu'on a eu ou qu'on a des enfants. Des mots comme "fierté" ou "chagrin", par exemple, prennent alors toute leur signification. Il faudra que j'attende encore longtemps pour essayer de lui expliquer… sans la blesser davantage. Et puis… faut-il lui expliquer ? 

Je la regarde et lui dis simplement "Tu es belle… je t'aime…". Et je m'en veux terriblement d'avoir été un peu dur quelques instants auparavant.

-         Je t'aime aussi… excuse-moi… je sais que le moment était mal choisi, mais il fallait que je te le dise avant…

-         Oui… je comprends. Tu sais… il n'y a jamais de bon moment pour les mauvaises nouvelles… Si cela t'a fait un peu de bien de le dire… enfin… si ça t'a un peu soulagée, c'est ça qui compte… On en reparlera, tu veux bien ? Mais pas maintenant…

-         Oui… de toutes façons, on ne peut rien y faire. Ni moi, ni toi, ni personne… C'est comme ça… Il faut juste que j'apprenne à l'accepter. C'est dur… Et… je voulais aussi te dire… Je m'en vais quelques jours… je ne serai pas là demain quand tu… Je pars avec… des amis.

-         Ah ? Ah bon.

-         Oui, j'ai besoin de… changer d'air, de réfléchir… voir d'autres gens.

-         Bien.

-         Tu comprends, n'est-ce pas ?

-         Oui… oui… Bien sûr. Je comprends.

-         Tu… tu ne m'en veux pas ?

-         Non… non… bien sûr que non.

-         Tu as l'air contrarié. Tu n'es pas contrarié, hein…?

-         Contrarié ? Non. Surpris peut-être, oui… un peu. C'est un peu tout et le contraire de tout, là… Mais je n'ai pas envie d'y penser… Ce n'est pas grave… Allez… va… Amuse-toi bien…

-         Tu ne me demandes même pas où je vais ?

-         Non. Quand on part à la recherche de soi-même, peu importe où l'on va. Va maintenant… Tu dois être attendue…

-         Tu me… ? Tu veux que je m'en aille maintenant ?

-         Oui… Il y a des choses que je comprends très vite… Les réactions qu'une grosse déception peut provoquer… Va… Tu as besoin de te retrouver, moi aussi… J'ai… J'ai encore des choses à faire… quelques coups de fil à donner… Je crois que j'ai aussi envie d'être seul.

-         Alors tu es fâché ? Là… elle cherche manifestement la petite scène qui lui permettra de partir la conscience tranquille…

-         Non, je ne suis pas fâché. Pas même déçu ou peiné. Ni quoi que ce soit dans l'immédiat. J'ai besoin de réfléchir aussi, moi… maintenant. Tu vois… demain… je vais tout seul sur le billard, comme un grand garçon. Et j'y serai tout seul, dans mes vapes à moi, avec une petite armée de gens en blouses vertes qui s'amuseront avec ma carcasse sans que je puisse y prêter la moindre attention. Je ne contrôlerai plus rien et c'est très bien comme ça. Si je me réveille, je me réveillerai tout seul et après… après il y aura peut-être une infirmière avec des babouches turquoise, des tennis blanches ou des grelots orthopédiques qui me feront vomir. Et après encore, il y aura plein de blouses blanches qui viendront ramener leur science une fois de plus… Et là… là il faudra de nouveau que je sois fort. Et après, si tout va bien, la vie reprendra son cours normal. Et il faudra de nouveau être fort pour un tas de choses… Et pour être fort, je préfère être seul…

-         C'est toujours comme ça, avec toi…

-         Oui, c'est toujours comme ça. Va maintenant… Nous n'avons plus rien à nous dire, juste maintenant…

Annie est partie sans la petite scène qui l'aurait sans doute délivrée du sentiment de culpabilité que je devinais bien. Elle va se "changer les idées" pendant que je… Quand même… c'est pas bien compliqué… Elle a besoin d'être seule pour comprendre et accepter de nouvelles perspectives de vie qui la concernent elle directement. Qui ne concernent que son avenir à elle. Avec ou sans moi, puisque le nous est désormais compromis, selon ses standards... Des perspectives qui nous concernent seulement par ricochet, en somme... Et moi j'ai besoin et envie d'être seul aussi parce que… Finalement… le boxeur est seul sur le ring… le matador seul dans l'arène… Le reste… les autres… adversaire, soigneur, manager de mes deux… toro, cuadrilla… ce ne sont que les accessoires indispensables pour gagner contre soi-même. Une lutte de tous les jours, une lutte sans fin…

La vie, ce grand mystère que nous compliquons à outrance en cherchant à mettre les bonheurs en équations compréhensibles et surtout logiques. Comprendre à tout prix, se rassurer… au lieu de tout simplement apprécier à fond les meilleurs moments, tant qu'ils durent...  La vie, c'est pas aussi simple qu'une déclaration d'impôts, merde ! Mais on se fait quand même souvent baiser, en fin de compte… le fisc a toujours raison, la vie aussi… C'est vrai également.

J'essaie de chasser les pensées moroses qu'Annie a fait naître… Quelques coups de téléphone… C'est une excellente stratégie de diversion, le biniou. Parler, dire des conneries… ça m'empêche de penser trop noir.

-         Carl ? Marian, c'est ce con de Per… depuis le temps…!

-         Hon-hon… T'es à l'hosto ? 

-         Ouais. Demain "Action spéciale sur les spare ribs" ! 

-         Tu nous en mettras de côté. Pas besoin de mou, on a pas de chat… 

-         Du "mou" ? 

-         Ben oui… le "mou", c'est du poumon… tu savais pas ? Faut que je t'apprenne tout, gamin !? 

-         J'apprends… Je savais pas… J'achète ça tout fait… pré-emballé… Hé ! Tu connais les pubs !?… il y a une belle quadra qui met un brin de persil sur la pâtée. Le chat bande d'abord et bouffe ensuite sur fond de violons et flûtes… sa maîtresse est hyper-contente… 

-         Comment ça ! Y font pas les pubs de chats pour les chats…? 

-         Non-non… tu te goures… Ils parlent aux maîtresses des matous… 

-         Ah ouais d'accord… Il y a des marques de voitures qui font pareil… T'es en forme ? Marian ! Il a l'air en forme !

-         Tu pourrais me laisser répondre avant de transmettre… 

-         Pas grave… Attends un instant… tu vas voir… Mais il y a un gros problème ! … (…)… Quoi ? Oui, viens ! Un gros problème ! …(…)… j'ai plus rien dans mon verre, tu vois bien…!… baisse le son… ça va hur… non… tout va bien… elle apporte la bouteille… 

-         T'es vraiment… 

-         Pragmatique ! Oui, pragmatique… Per dit qu'il est pragmatique… qu'il y a rien de mieux à faire qu'ouvrir… (…)… le problème ? Quel problème ?

-         Je vous appelle dans deux ou trois jours… là en effet… le son… pfuuu ! Bye ! Embrasse Marian quand elle aura éteint la sirène ! 

-         Mette… répondeur… oh et puis ça m'arrange… Mette, buenas… Ton petit frère préféré… Tout va bien… tout est sous contrôle… Je te retéléphone quand j'aurai de nouveau atterri. Embrasse Sophia, je t'embrasse, te fais pas de bile… adios…

Voilà. Paula est passée avec le courrier, du linge propre… déjà ? "Il fera chaud, Monsieur Blondesen… vous pourrez vous changer plus souvent…". Merveilleuse Paula, elle pense toujours à tout. L'anesthésiste passe en vitesse, comme la dernière fois. Questionnaire express. Réponses express. "A demain matin !". Ah bon… cette fois, il officiera en personne, pas de remplaçant.

DuPont me regarde avec des yeux de hibou. "Vous n'avez pas peur !". Lui, ça doit le travailler un peu, l'idée de se faire ouvrir la cage thoracique… que des gens non-avertis regardent son cœur magnifique… empreint de poésies sublimes… qui a tant et tant cogné pour tant et tant de femmes merveilleuses…

-         Peur ? Non. Peur de quoi ?

-         Mais de… de vous faire opérer, voyons !

-         Non. Je vais passer de l'autre côté du miroir, comme Orphée… J'y suis déjà allé et l'histoire est bidon: Eurydice est de ce côté-ci et elle porte des babouches turquoise…

Son air ahuri me fait sourire. Je lui raconte mon réveil après la dernière opération… la jolie infirmière… j'en rajoute un peu… beaucoup même… ça lui donnera du courage, si jamais… "Ô vertueuse épouse d'Orphée ! Vos yeux lapis lazuli…" et le voilà reparti.

Dîner très léger, je suis à jeun à partir de minuit… Cafète, un dernier expresso avant la fermeture. Le soir s'installe… c'est au bruit qu'on reconnaît l'arrivée du soir, dans un hôpital… Il s'amenuise, devient timide, hypocrite…

Je vais prendre une douche pour tuer le temps. L'infirmière m'a déjà donné le savon cuivré pour celle du lendemain. Encore toute une nuit… Qu'est-ce qu'il y a à la télé, ce soir ? Pas envie de lire… Vingt-deux heures… Astrid prend son service. Elle jette un œil dans la chambre. Le gros garçon dort comme d'habitude, DuPont somnole. "Bonsoir Monsieur Blondesen ! Tout va bien ? Prêt pour demain ?". J'ai la berlue ? Elle porte des sous-vêtements noirs sous la blouse blance un rien transparente. Elle fait un rapide tour de chambre. Je n'ai pas la berlue. Soutien-gorge noir et string noir. Pince-moi je rêve…

Elle s'arrête. Fait semblant de ranger deux ou trois choses qui traînent sur la longue table commune, tourne, virevolte… prend des poses… s'expose… l'index sur les lèvres… l'air de réfléchir genre "J'étais venue pour quoi… ah oui…", ressort en me lançant un demi-sourire équivoque. Pince-moi plus fort je rêve vraiment…

Décidément… me revoilà dans un état intéressant… Un combat immense se livre alors en moi… pas vrai… un tout petit combat de rien du tout… Vais-je tenter ma chance ? … faire une infidélité à Annie…? Heu… Il y a des stimuli auxquels on ne peut résister… DuPont, avec vingt ou trente ans de moins, il aurait réagi comment, lui…? Il roupille, là… Le gros garçon évidemment aussi… J'imagine le vieux poète… "Ô pourquoi me forçates-vous, Muse de ma Cornemuse, à me poncer l'obélisque ? Fallusse-t-il que je faillisse m'astiquer la corinthienne ? Vous allumâtes ma dorienne et vous exigeâtes que je dormidasse sur mon achéménide, ô Cruelle…" et je me fous à rire… à rire de plus en plus fort… un vrai fou rire incontrôlable… c'est nerveux, je crois. Le vieux se réveille… et à demi ensommeillé il lance "Ô Morphée… que ne m'entraînas-tu plus loin encore…?" et là je suis achevé ! Ecroulé ! Faut que je sorte ! De l'air ! Je ris tellement que je vais réveiller même les patients un peu usés de la morgue ! Je me dirige droit sur le fumoir… sur Arte, je trouverai de quoi me changer les idées… me calmer…il y aura bien un film de la Nouvelle Vague sri-lankaise ou un documentaire sur le recyclage des Ossies… quelque chose de fortement soporifique… faut que je dorme un minimum avant l'opération… La salle est vide… J'allume… la télé trône devant un parterre de fauteuils dépareillés et de bouts de vieux canapés plus ou moins défoncés… surréaliste. La porte s'ouvre de nouveau. Astrid… Elle fait un pas en arrière… jette un coup d'œil dans le corridor, la tête un peu penchée… entre et ferme doucement la porte derrière elle en déboutonnant sa blouse… "Je sais que vous aussi…", me glisse-t-elle en passant une main sous ma chemise d'hôpital et l'autre sur la bosse qui…

J'ai très, très bien dormi… Quand je suis retourné en chambre, elle est encore venue vérifier ma tension, s'assurer que tout allait bien… Elle portait des sous-vêtements blancs et sages, à peine visibles sous une nouvelle blouse blanche immaculée…

Femmes, je vous aime…

Le lendemain matin, routines… douche à l'orange et look sioux, piqûre cool et voyage horizontal, ascenseurs et néons, petites bonnes femmes vertes, petits bonshommes verts, nouvelle piqûre dans le bras, "Essayez de compter jusqu'à…" et puis "Un…" et la nuit soudaine, immense, magnifique… le néant, le départ au-delà de rien…

Je n'ai, à ce jour, plus aucun souvenir. Pas d'infirmière tunisienne ou marocaine en babouches turquoise, pas d'entrecôte, pas de gentille Canadienne… On m'a coupé un long morceau du film… Quand je me suis réveillé, j'étais dans le même lit, à la même place… Rien n'avait changé, rien. DuPont émettait des "Ô… quelque chose" à chaque passage de jupons blancs, le gros garçon pionçait comme une baleine échouée… Des bruits, des lumières, j'ouvrais les yeux quelques instants et je retournais dans rien. J'étais extraordinairement bien dans rien. Je n'avais aucune envie de revenir. Dans rien, il y avait de longs morceaux d'enfance… Lis qui prépare à dîner avec rien… Helge m'explique un truc auquel je ne comprends strictement rien… ma cousine Charlotte chiâle parce qu'on l'a plongée dans l'abreuvoir juste avant le bal de fin d'année… elle sortait de chez le coiffeur… jamais contente… Mon prof de latin… des vers de Virgile… "O fortunatos nimium sua si bona norint agricolas DuPont arrêtez donc de me faire chier…". DuPont me regarde atterré "Mon pauvre Ami ! Mon pauvre ami ! Je vais appeler l'infirmière…". Il déconne… qu'est-ce qu'il veut que je foute avec une infirmière…? Y en a plein à Jantelovsgade… qu'à se servir… toutes pareilles… plus connes les unes que les autres… j'ai déjà donné… laissez tomber… Ma Guzzi… mais … putain !… pourquoi elle ne veut pas avancer…?… Je suis en troisième, les gaz à fond… le moteur hurle… elle reste sur place… sur la terrasse… au beau milieu… La terrasse est pleine de monde… des couleurs partout… elles dansent, les couleurs… Sophia me bassine encore avec le Che… rien à foutre du Che… un havane ouais… mais pas maintenant… juste pas là… juste pas maintenant… non… pas maintenant, vraiment… l'idée même d'un havane… je dégueule un grand coup… ça fait du bien… Je repars dans rien… j'y suis bien… "Helge…!? Pourquoi est-ce que ce con de clebs reste au fond du terrier…?", il me regarde interloqué… "Le renard, Fiston… le renard…". J'essaie de comprendre… "ah oui… bien sûr… le renard… "on est responsable de ce qu'on a apprivoisé…", "on ne voit bien qu'avec le cœur… tout ça… oui-oui… je connais… t'inquiète pas… je comprends… "Monsieur Blondesen ? Monsieur Blondesen ? Vous ne vous sentez pas bien…!"… Mais qu'est-ce que je fous ici ? Vous êtes qui, vous ? Hein…? D'abord…? Vous ne voyez pas que j'attends que le clebs sorte ? Il a vu le renard et il est en train de l'apprivoiser… Après, on sera tous heureux et on va tous rigoler… hein, Helge ? Où tu es ? Onkel Helge !? Lis… Lis… oh Tante Lis… j'ai… j'ai mal… là… Lis… s'il te plaît… enlève-moi ça… ça me fait mal… mal… je veux m'en aller… je veux retourner dans rien… Oh Lis… Helge… prenez-moi avec vous… Ici j'ai trop mal… "On le ramène au bloc…"… je suis retourné dans rien… j'étais si bien…


Chapitre 21

J'ouvre les yeux très lentement. Je n'y arrive pas vraiment. Je suis où…? Je vais me retrouver… où ? Je suis mort ? Les idées se mettent tout lentement… tout graduellement en place. J'étais là il y a un instant. Une infirmière un peu excitée qui récitait des points d'interrogation… DuPont… Qu'est-ce qu'il disait DuPont…? Ça commençait pas par "Ô…"… Ah oui… il parlait de l'infirmière… qu'il voulait appeler l'infirmière… qu'est-ce qu'il lui voulait à l'infirmière…?… et puis une blouse blanche… un des Quinze… "… le bloc"… il a parlé du bloc… Ils m'ont offert une partie gratuite…? J'ai une tonne sur chaque paupière. Un truc me chatouille nez… c'est quoi cette saloperie…? Je lève difficilement une main pour l'enlever… ça me gêne… "Non ne touchez pas, Monsieur Blondesen, c'est l'oxygène…"… Paula ? C'est Paula ? Mais alors je me trompe…? Je suis peut-être à la maison ? Non… pas avec de l'oxygène. J'ouvre un œil à moitié… C'est bien Paula. Mais c'est toujours la chambre d'hôpital. Okay. Alors j'ai pas bougé. Mais qu'est-ce qu'il m'ont foutu dans le thé ? Ou la bouffe ? Ils m'ont drogué ? Pourquoi j'arrive pas à ouvrir les yeux comme il faut ? Paula… elle doit savoir…

-         Paula…?

-         Oui, je suis là Monsieur Blondesen. Elle ne m'appelle pas "Chef"… Elle est pas contente…

-         Paula…? Ça va…? Vous êtes fâchée…? 

-         Non, je ne suis pas fâchée. Je suis inquiète, Monsieur Blondesen. Nous sommes toutes inquiètes… C'est qui "toutes"…? Il y a Milena derrière Paula… 

-         Milena…? Flavia est là aussi…? 

-         Oui Monsieur Blondesen, je suis là. Elle est de l'autre côté du lit. Je suis cerné par une horde de jolies filles. Pourvu qu'Annie… ah non… c'est vrai… elle est pas là… DuPont on doit pouvoir l'opérer sans l'ouvrir… Il a sûrement le cœur à l'extérieur des côtes… un grand émotif. Le gros garçon… il est là aussi… je l'entends ronfler… un pas émotif du tout.

-         Milena… ne faites pas de l'œil à mon voisin… il a le cœur fragile… Et surtout ne lui tournez pas le dos… Issue fatale… le spectacle grandiose des chutes du Rhin… J'entends DuPont glousser…

-         Chef ! Vous n'êtes pas sérieux ! Ah ? Je dois avoir repris des couleurs… elle sourit…

-         Non Cheffe… je devrais…? 

-         Milena s'approche, ses mains se posent sur mon bras droit… Milena… Il ne faut pas me réanimer… L'assurance ne remboursera pas… Les trois filles se mettent à rire… bon signe…

-         Vous avez été très mal, Chef. L'Hôpital m'a téléphoné… C'est juste… j'ai laissé son numéro…

-         Ah bon…? J'essaie de focaliser sur son visage. Elle a les yeux tout bluesy, des larmes dedans. Je dois vraiment avoir une sale gueule. Paula, mon miroir…

-         Et maintenant…? Je vais comment…? 

-         Pas bien, Chef… Je suis là depuis hier… Milena et Flavia sont venues me chercher…. elle se rattrape… vous voir et me chercher… 

-         Pourquoi j'ai ce truc dans le nez ? 

-         Vous n'arriviez pas à respirer… c'est de l'oxygène. Ah oui… c'est juste, elle me l'a déjà dit… faut pas que je l'enlève…

-         Vous êtes là depuis hier ? Qu'est-ce qui est arrivé, hier…?

-         Avant-hier. Il y a eu un problème. Je suis venue quand ils ont téléphoné. Je ne sais pas. Il faut demander aux docteurs. L'infirmière ne sait pas non plus.

-         Avant-hier…? Hmph… Je me souviens… J'avais mal… J'ai toujours mal, mais moins…

-         J'essaie de nouveau de me voir dans les yeux de Paula. Ils sont cernés. La fatigue. Elle n'a pas dû dormir beaucoup. Elle s'est fait un sang d'encre… ça se lit sur son visage d'habitude lisse et net comme une page blanche… Je dois partir maintenant, Chef. Il faut que je me repose un peu. Mais je reviens demain matin.

-         Paula… vous êtes un ange, vraiment… Milena… Flavia… vous êtes des anges aussi… Merci… vous êtes vraiment… prenez soin de Paula… Merci Paula… 

-         Vous voulez que j'appelle votre sœur, Chef ? Je n'ai pas osé… sans vous demander. 

-         Non-non… surtout pas ! Surtout pas… elle va s'inquiéter pour rien… vous la connaissez. Je l'appelerai moi-même… Je lis le soulagement sur son visage. Mette est spécialiste des interrogatoires impossibles… elle fait d'abord les réponses et ensuite elle pose les questions qui vont avec.

-         A demain, Chef. Je dis à l'infirmière que je pars. 

-         Oui… oui… d'accord… Je repars dans le sommeil…

Je n'ai aucune notion du temps et je n'ai pas de montre. On me l'a enlevée. Il commence à faire nuit. Vingt et une ? Vingt-deux heures ? Peut-être qu'Astrid saura quelque chose ? Si elle est de service… La douleur du côté gauche ne s'est pas calmée, au contraire… Astrid… je me souviens… J'ai rêvé ça aussi…? Non… c'était avant l'opération… c'était la nuit avant… Oh punaise ! Dans le genre Rudolf Valentino, grand séducteur… je dois être pas mal… Un épouvantail ! Qu'est-ce qu'on va se dire elle et moi…?

-         Bonsoir Monsieur Blondesen… c'est moi… Astrid…

-         Hé… Astrid… Je pensais justement à vous… Bonsoir… Dites… DuPont dort ? 

-         Oui, il dort… 

-         D'abord… vous auriez quelque chose contre la douleur…? Ça fait… ça fait un peu mal sur le côté gauche… 

-         Vous êtes sous morphine… Je venais justement vous faire la piqûre… 

-         Sous morphine…? Ah…? Je comprends mieux… J'ai l'impression d'être passé sous un train… un peu sonné… 

-         Ne vous inquiétez pas… encore deux jours, probablement… peut-être trois… On vous dira demain… 

-         Qu'est-ce qui est arrivé…? 

-         Il y a eu un gros problème avec les drains, d'après vos fiches… et ce que j'ai entendu… je pique… 

-         Oui… allez y… les drains…? Vous avez dit les drains ?

-         Oui… Il y en a deux. On vous nettoie encore la cavité… Le liquide entre par un drain et ressort par l'autre… J'essaie de voir… mais mes yeux me lâchent… Je n'arrive même pas à soulever les draps…

-         Astrid…? 

-         Oui ? 

-         L'autre soir… Je n'ai pas rêvé ? Elle tire le rideau de séparation et pose un doigt sur ses lèvres.

-         Non… Elle baisse la voix… Mais il ne faut pas en parler. Pas maintenant… vous devez vous reposer. Chut ! Elle me fait signe que DuPont ne dort peut-être pas tout à fait…et elle me chuchote… c'était… comme je l'espérais… mieux… Essayez de dormir… vous avez besoin de repos… bonne nuit… 

James s'est fait très discret. Je ne l'ai pas encore revu. Quand passent les carabins du Club des Quinze, c'est à qui s'occupera le mieux du gros garçon qui dort encore et toujours ou à qui se pâmera le plus en écoutant DuPont improviser des odes aux Disciples d'Hippocrate… Moi ben… j'aurais la peste avec un zeste de choléra arrosé de sida, ma popularité auprès du corps médical ne serait pas plus grande. Jusqu'au jour où… oh ça devait bien être deux jours après la réouverture de la cage thoracique que j'ai ouvert la cage d'un Blondesen avec des canines longues et tranchantes comme ça… j'ai fait jusque là preuve d'une patience angélique…

-         Hé les p'tits génies !? Ça vous ferait chier de m'expliquer ce qui s'est passé ?

-         Flottement chez les blouses blanches… les deux qui étaient les plus proches de la porte en profitent pour s'éclipser rapido… DuPont est interrompu en pleine déclamation lyrique et me fusille du regard… Ha !? Monsieur Blondesen…? Heu… Vous allez mieux ? C'est celui qui a l'air le plus vieux – 35 ans peut-être – et le plus décidé qui ose se lancer…

-         Non là… pas vraiment, voyez-vous… j'ai la sonde urinaire qui me gêne pour bander, les drains qui m'emmerdent quand je respire, l'oxygène qui me soûle quand je dors et une furieuse envie de faire une fricassée de carabins… Ça vous ira comme bulletin de santé ? Puisque apparemment c'est laissé à la convenance et au bon vouloir du patient, ici…? 

-         Ah… euh… c'est à dire… vous n'avez pas de température… et la tension semble normale… 

-         Non mais vous vous foutez de moi !? 

-         Mais Monsieur ! Je ne vous permets… 

-         Tu vois va voir ce que je vais me permettre, moi, Frankenstein ! Tu vas me chercher Robertson et fissa ! Tu me le ramènes ici par la peau du cul s'il le faut et les autres vous allez chercher vos mignonnes petites trousses à couture… 

-         Heu… le Docteur Robertson est en vacances, Monsieur… Il est en Grèce… 

-         Quoi !? 

-         Oui… Ne vous fâchez pas ! Calmez-vous, voyons… il ne sera de retour que dans une quinzaine de… 

-         Ah putain c'est génial… j'y crois pas… Bien. Dans ce cas… Il est maintenant… 16 heures, n'est-ce pas ? A 18 heures, je veux savoir exactement ce qui s'est passé, sinon je convoque la presse et mon avocat. 

-         Mais… mais… vous plaisantez ? 

-         Tu vas voir si je plaisante… Et je veux la liste de toutes celles et de tous ceux qui ont participé au brillant acte médical qui a failli – si j'ai bien suivi le film – m'envoyer moi-même définitivement en vacances. 

-         Mais Monsieur… nous ne pouvons pas… 

-         18 heures, Docteur Machin. Clair ? Et maintenant dégagez ou – drains ou pas drains – je sors du lit et je vous explique ça avec des gestes et des images frappantes… Et dites à l'infirmière de m'enlever la sonde urinaire: elle me gênerait pour pisser contre celle ou celui qui ne m'offrirait pas une explication valable… 

Oh putain…!… t'aurais vu le vol d'étourneaux… une vraie sortie de stade… DuPont a failli en perdre ses lunettes… le gros garçon – rendons hommage à sa placidité coutumière – n'a pas bougé d'un iota ni varié ses ronflements d'un octave.

Disciplinés et obéissants, les petits génies… Une demi-heure plus tard, une infirmière flanquée de deux étudiants rigolards vient m'enlever la sonde. Ils auraient pas dû rigoler…

-         Ça vous fait rire, les garçons ?

-         Heu… non… excusez-nous… on voulait pas…

-         Vous vouliez pas quoi…? Apprendre…? Vous perfectionner dans l'art médical…? Mais je suis là pour ça, mes petits…! Voyez-vous… ce que fait la dame, là… Merci Madame… On commence par ça… quand une dame touche votre bite avec gentillesse et délicatesse… on dit "Merci Madame"… vu ? Ensuite… du respect pour les vieilles choses… C'est une vieille chose que Madame est en train de manipuler… elle a pratiquement mon âge… si ! si ! Ce qu'elle est en train d'en retirer, ça s'appelle une sonde urinaire… c'est pour pisser sans avoir à se lever pour par exemple pisser debout contre un réverbère, une porte de bar ou un connard, voyez-vous ? Et une bite de cet âge… elle a tout de même mon âge, n'est-ce pas…? Eh bien une bite de cet âge… allez savoir si vos mamans à tous les deux ne lui ont pas fait des gâteries… N'est-ce pas, Madame ? L'infirmière se marre… elle m'a déjà vu déjanter… Et maintenant je vous suggère d'aller vous branler un petit coup avec les vôtres… avant que je ne me fâche vraiment… comme ça vous apprendrez à vous en servir…

Dehors, les garnements… Faut plus m'énerver, aujourd'hui. DuPont me regarde un poil stupéfait. "Ah… mon ami… mon ami… votre langage est d'une verdeur…". Je lui jette un regard goguenard et carnassier à la Helge… "Vous n'avez encore rien entendu… mon ami…". Il se ratatine vite fait dans un recueil de poésie.


Chapitre 22

Docteur Mimi

Dix-huit heures moins une seconde… Une jeune toubib fait une entrée hésitante dans la chambre. Le gros garçon… oui bon vous avez compris… DuPont écarquille les mirettes derrière les montures dorées… les coins de sa bouche commencent à arrondir la barbe… il va nous sortir un "Ô…" si je n'interviens pas…

-         Bonsoir Belle Enfant, c'est moi que vous cherchez, je pense… Blondesen…

-         Monsieur Blondesen ? Oui ? Oui c'est vous que je cherche… DuPont ravale son "Ô…" et la suit des yeux… un regard que n'eut point désavoué Ovide quand il écrivit "L'Art d'Aimer"…

-         La dame est pour moi, Monsieur le Poète… "L'Art d'Aimer", c'est pour moi… et un Ô vide pour vous… Je fais ma sale gueule… DuPont prend un air offusqué et pincé… il hausse les épaules… "Jamais la bave du crapaud…"

-         Eh bien… me voilà. Sympas vos copains… dites ? Ils vous ont avertie, au moins ? Je bouffe du toubib arrosé de ketchup mexicain au petit-déjeuner…

-         Elle me sourit, pas trop impressionnée. Si je rigole, c'est que je ne mords pas. Ils m'ont dit que… vous êtes parfois…

-         "Carnivore", mon Petit, cela s'appelle "carnivore". C'est un trait que l'on retrouve chez nos cousins les chimpanzés quand ils en ont marre des plats cuisinés que leur offrent généreusement les arbres… et moi figurez-vous que – en prime – je suis omnivore… comme les cochons… Autre famille de mammifères dont nous sommes vous et moi aussi très proches, au cas où vous ne le sauriez pas. DuPont est tellement choqué qu'il va avaler son recueil, je crois…

-         Je ne vous crois pas… vous n'avez pas l'air si méchant… Elle tire le rideau de séparation… Monsieur Blondesen, oui… ils m'ont prévenue… Vous n'aimez pas être contrarié, m'ont-ils appris. Mais d'après ce que j'ai pu comprendre, vous êtes surtout fâché parce qu'il y a eu… un problème et que personne ne vous a expliqué… Je la regarde attentivement. Elle a un regard brillant d'intelligence caché derrière des lunettes à la Nana Mouskouri. Les traits du visage sont fins et réguliers. Les cheveux mi-longs, bruns blonds, juste tirés en arrière, sans recherche particulière et tenus par un chouchou. Elle se tient légèrement voutée pour cacher ses seins sous la blouse trop ample. Elle a de très jolies mains, des doigts longs et fins… les ongles sont soigneusement limés, mais pas vernis. Elle porte des pantalons également un peu trop grands, sûrement pour dissimuler des formes que je devine très jolies. Il y a des courbes et des cambrures qui ne trompent pas. Mocassins américains, style college-shoes. C'est une très, très jolie fille qui s'enlaidit pour ne pas attirer les regards et réveiller des instincts… primitifs chez les autres. Elle veut être aimée pour ses capacités, pas pour son apparence. Elle me plaît. Je décide d'être sage… enfin… pas méchant… je veux dire… pas trop méchant…

-         C'est à peu près ça… Et ces lâches vous ont envoyé affronter le grand méchant patient toute seule ?

-         J'ai aussi parlé avec la secrétaire du Docteur Robertson… Ah…? Si elle a parlé avec Princesse Trold… là évidemment… mon image d'anthropophage ne tient plus la route…

-         Bien. Et le résultat de tout ça ?

-         Il y a eu deux problèmes. Le premier avec l'anesthésie… vous avez semble-t-il fait une réaction allergique…

-         "Réaction allergique ?" Tu parles… L'anesthésiste était allé prendre un café ? Ou peut-être qu'il travaillait en stéréo pour doubler ses honoraires ? Là… elle est visiblement gênée… il y a eu un vrai lézard, mais elle ne peut pas… elle n'a pas le droit d'en parler… passons… on y reviendra… hmph… et le deuxième…?

-         Il y a eu un blocage inexplicable dans le drain de sortie. Au lieu de s'écouler, le liquide injecté s'accumulait dans votre cavité…

-         Ah ?… eh bien je comprends mieux la douleur…

-         Oui, c'est pour cela que vous avez été redescendu d'urgence au bloc… il fallait changer ce drain…

-         Je vois… accumulation de conneries, en somme ?

-         Non… il ne faut pas dire cela comme ça… Elle me parle comme si j'étais un gentil ado un peu révolté… et le pire… ça marche ! Je note le nom écrit sur la petite carte fixée à sa poche de poitrine…

-         Docteur Michèle… comment ? Je veux reprendre l'avantage… ça ne la déstabilise pas. Elle me donne son nom… Eh bien vous serez Madame la Docteur – ou Doctoresse…? vous préférez "Doctoresse" ? – Mimi, désormais… Docteur Mimi… ça vous va très bien.

-         Si vous voulez… Elle rit. Gagné. Le courant passe tout à fait. Elle me considère comme un être humain. Je la considère comme une pro. Il n'y a pas d'équivoque entre nous et il n'y en aura pas. Elle m'accepte comme je suis et je crois qu'elle a compris que j'ai compris… pour son look et… sa façon de refuser sa beauté. A aucun moment je ne l'ai regardée comme… comme un homme regarde une jolie femme. J'aimerais bien vous faire un examen complet, si cela ne vous ennuie pas… D'abord, j'aimerais voir les drains… Elle appuie sur le bouton d'appel des infirmières au-dessus de ma tête.

L'infirmière rapplique. "Est-ce qu'on pourrait changer les pansements de Monsieur Blondesen…?. C'est formulé comme une question, mais ce n'est pas une question. Epatante, Docteur Mimi. "Oui, Docteur… tout de suite.". Elle fixe son stéthoscope sur les oreilles et me demande de me tourner, dos contre elle. "Respirez par la bouche… expirez… par le nez maintenant…". Ses mains sont tièdes et douces, précises et énergiques, le toucher professionnel. Je suis totalement en confiance. L'infirmière revient avec un chariot sur lequel sont posés une de ces trousses en papier genre kraft contenant du matériel stérilisé, quelques flacons de produits désinfectants, une boîte de gants en latex et divers pansements. Après avoir enfilé des gants, elle enlève les pansements usagés en quelques coups de ciseaux, Docteur Mimi arrache elle-même les derniers bouts. Les drains sont propres, les plaies nettes, le liquide qui s'écoule du drain de sortie est clair.

-         C'est bon… On peut refaire les pansements. L'infirmière se met au travail, silencieuse et efficace. J'aimerais aussi vérifier vos réflexes… Petits coups sous les rotules et aux coudes, passage d'une aiguille sous la plante des pieds… Elle palpe mon cou, vérifie les réflexes pupillaires avec une petite lampe de poche, me demande de suivre des yeux un doigt qu'elle promène devant ma tête… sans tourner la tête, merci… tout va bien… Palpations de l'estomac, du foie, de la masse intestinale… Maintenant… je suis désolée… c'est un peu désagréable… il faut que je vous fasse un toucher rectal… Vous savez ce que c'est ?

-         Oui Docteur Mimi. C'est pour déceler une éventuelle anomalie de la prostate… 

-         C'est ça… Je ne vous ferai pas mal. Ce n'est pas agréable pour moi non plus… mais il faut le faire… Et là… je ne peux pas m'empêcher… le mauvais esprit que Helge m'a inoculé depuis l'enfance…

-         Monsieur DuPont ? Vous suivez tout ce qui se passe, n'est-ce pas vieux grigou ? On entend un hoquet gêné… navré… Docteur Mimi me regarde un peu interloquée, mais en voyant mon visage franchement rigolard et pas malsain pour un sou elle ne peut s'empêcher de sourire… avec un regard quand même interrogatif style "Qu'est-ce qu'il va encore nous faire…?" La jolie dame va me planter un doigt dans le cul, est-ce que vous êtes déjà fait planter un doigt dans le cul par une jolie dame ? Docteur Mimi secoue la tête en riant comme on le fait devant un sale gosse impossible, mais drôle…

-         Oh ! Mon ami…! Je vous en prie…! Mon ami… Votre langage…! 

-         C'est pour le coup que vous nous réciteriez un chapelet de "Ô…!", pas vrai ? 

A partir de ce moment, Docteur Mimi et moi, on est devenus des super potes. Il n'y avait plus de mystères entre nous. Elle s'est occupée de moi jusqu'à ma sortie de l'hôpital. Et je lui ai permis de s'affirmer comme médecin, comme un très bon médecin. Devant le Professeur et tout le cortège de clampins du Club des Quinze. Je lui ai aussi appris qu'elle était une femme, mais peut-être pas de la façon que vous imaginez…

Les jours et les nuits passent… journées longues… interminables… nuits inconfortables… sommeil par étapes… comme au Tour de France. Fixé au lit par le système de drains, j'ai perdu toute liberté de mouvements. Docteur Mimi vient tous les jours s'assurer que tout va bien, que le liquide sortant de la cavité reste bien clair. Nous discutons un peu. Elle en vient à parler de sa vie, de ses ambitions, de ses rêves. Normal. Il se crée une sorte d'amitié complice entre le médecin et son patient. La nuit, Astrid passe comme une ombre douce et bienveillante. Nous n'avons pas reparlé vraiment. Juste des propos professionnels feutrés, une caresse sur mon front… sur mon bras…, des "… je suis là… dormez bien…." chuchotés. Paula m'apporte le courrier, je le laisse s'accumuler. Il attendra. Rien d'urgent. Parfois un téléphone de Mette, un téléphone à Carl et Marian. Pas de nouvelles de Tobias. Sa mère… Curieux comme l'amour peut tourner vinaigre… Dommage pour le petit, surtout… Pas de nouvelles d'Annie non plus. Cela fait combien de temps, maintenant ? Une semaine ? Un peu plus…? La première opération… c'était quand…? Je ne pense qu'à moitié. C'est trop fatigant de penser. Et puis c'est parfois déprimant. Je me recentre sur moi-même, j'essaie de concentrer mes forces. Sauf quand j'avais les neurones pulvérisés par la morphine, j'ai continué le Reiki. Juste pour méditer. Pas pour guérir. Le Reiki n'a pas beaucoup d'effet sur les causes mécaniques d'une maladie. Il aide juste à les supporter, à assurer le bon fonctionnement des autres fonctions vitales.

Un matin, quand l'infirmière vient changer les pansements et nettoyer les drains, je remarque que les bords des plaies prennent une intéressante couleur violacée. Elles sont en train de s'infecter, c'est évident. Le début d'autre chose… C'est vraiment le moment de reprendre le contrôle total de la situation. Docteur Mimi passe en début d'après-midi, avant le passage obligé du Club des Quinze. Il y a une sorte d'accord tacite qui s'est établi. J'ai mon médecin personnel et exclusif – Docteur Mimi – et les membres du Club qui passent après elle ne se préoccupent que du gros garçon et de Du Pont. Moi, ils me saluent très poliment, sans plus, prêts à fuir… 

-         Docteur, il faut qu'on arrête avec les drains. Il faut les enlever maintenant. Il n'y a pas de signes d'infection dans la cavité, la quantité de liquide sortant est égale à celle de liquide entrant… et le bord des plaies est violacé. Vous voyez ce je veux dire ?

-         Laissez-moi voir… Elle soulève les pansement délicatement après avoir enfilé des gants stériles… oui… je crois que vous avez raison. Mais… je ne peux pas prendre la décision sans consulter les autres. 

-         Vous voulez dire sans convoquer un colloque du Club des Quinze…? 

-         Oui… je sais que vous les appelez comme ça… 

-         Docteur Mimi… Je serai mort de vieillesse ou emporté par l'infection qui se prépare avant qu'ils ne commencent à envisager l'éventualité de la nécessité de prendre une décision… c'est une bande de glandeurs nés. 

-         Vous êtes dur… 

-         Non. Je suis réaliste. Je vois bien comment tout fonctionne, ici. Ce n'est pas différent de la "vraie vie", de ce qui se passe hors de l'hôpital, j'entends… Quand quelque chose va bien, il y a quinze lulus qui s'en attribuent le mérite. Quand quelque chose va mal, il y quinze lulus qui se débinent. Et quand il y a une décision à prendre, il y a quatorze lulus qui attendent que le quinzième la prenne… sans désigner le quinzième. Alors je la prends pour eux. 

-         Mais vous ne pouvez pas ! 

-         Mimi… je laisse tomber le Docteur un instant… vous savez bien que j'ai raison. 

-         Oui… enfin… peut-être… Mais moi je n'ai pas le droit de… 

-         Robertson revient quand ? 

-         Pas avant une semaine… mais j'y pense… demain… "Dieu" va faire une tournée d'inspection de l'étage… 

-         "Dieu" ? 

-         Oui, le Professeur Sistolian. C'est notre Grand, Grand Patron… C'est pour ça qu'on l'appelle "Dieu"… 

-         Il est comment ? 

-         Très doué. Un vrai génie dans une salle d'op'. Quand il opère… c'est… il est vraiment très fort et on apprend beaucoup, dans ces cas-là. Sinon… un… vous ne répéterez pas ce que je vais vous dire…? 

-         Non… bien sûr que non… 

-         Un fin politicien et un remarquable carriériste…

-         Arménien ? 

-         Oui, d'origine… enfin… je crois… d'après le nom. Il parle le français avec un très léger accent. 

-         Bien. Je vais parler à "Dieu". 

-         Monsieur Blondesen… Je vous en supplie… pas de… 

-         Mimi… quand je parle à Dieu… au vrai… je fais preuve du plus grand respect… de la plus extraordinaire déférence… mais Dieu me connaît et tolère mes écarts de langage… Il sait que c'est pour la bonne cause… 

-         Je vais devoir me faire toute petite… 

-         Non, je ne pense pas. Vous avez fait du bon boulot. Je ne me gênerai pas pour en parler. Mais il ne s'agit pas de distribuer des lauriers ou des bonnets d'ânes… il s'agit simplement d'enlever ces deux drains. Et si "Dieu" est le seul à pouvoir prendre la décision… eh bien mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à ses singes… 

-         Vous êtes vraiment dur… Elle ne peut s'empêcher de rire. 

-         On verra… on verra demain. Mais… Docteur Mimi ? 

-         Oui ? 

-         Nous sommes bien d'accord ? Il y a bel et bien risque d'infection ? 

-         Oui… 

-         Pour l'anesthésiste… je n'ai rien dit. Je n'ai pas insisté. Il y a bien eu un lézard ? 

-         Je ne peux pas vous répondre… 

-         Cela me suffit. Excellente réponse, merci Docteur. Soyez prête à bien expliquer le cas, demain. Pour les drains… Je compte sur vous. 

Paula arrive un peu plus tard. Il y a une carte postale de Grèce, dans le courrier. Rhodes… Annie est à Rhodes. Je souris. D'après ce que j'ai entendu, James est à Cos. "Les Bronzés font du sirtaki"… je me dis. Mon Chéri, j'espère que tu vas bien… ici, soleil… conneries. Pas de téléphone, une carte postale insipide… "Tout ça pour ça…", ne puis-je m'empêcher de penser. Annie s'est retrouvée, semble-t-il… Elle m'enlève ainsi jusqu'au dernier regret ou remords que je pourrais avoir à cause d'Astrid. Je ne finis même pas la lecture. Paula m'observe d'un air réjoui.

-         Vous ne lisez pas, Chef ?

-         Vous l'avez lue ? 

-         Non Chef ! Je ne me permettrais pas ! Mais j'ai reconnu l'écriture… Votre amie écrit aussi les listes de commissions des fois… 

-         Vous ne l'aimez pas, n'est-ce pas Paula ? 

-         C'est elle qui ne m'aime pas, Monsieur Blondesen… hmph… elle est passée de "Chef" à "Monsieur Blondesen", du coup…

-         Ouais… résumons… vous vous appréciez l'une et l'autre très moyennement… Mais… Paula… si je ne lis pas la carte, c'est parce que… c'est juste la carte, la pensée qui sont importantes… Ce qui est écrit… c'est toujours n'importe quoi… ça ferait même pas rêver un facteur… vous comprenez ? 

-         Oui Chef, je comprends… Visiblement, elle ne comprend que dalle et s'en fout complètement.

-         Annie reviendra… sans doute… Et il faudra continuer à être diplomate. Et si ce n'est pas Annie, ce sera une autre Annie… et l'histoire se répétera sous une autre forme… et il faudra de nouveau être diplomate. Vous, vous êtes unique… personne ne peut prendre votre place… 

-         Merci Chef… Je vous aime beaucoup. Milena et Flavia aussi, vous aiment beaucoup… Nous sommes amis… 

-         Oui, nous sommes même de très bons amis et ça… ça n'a pas de prix. Et puis… je suis aussi votre grand-père…! Je lui fait un clin d'œil et un bisou à distance sonore et exagéré. Vous voyez… vous trois, vous surtout, vous avez été là tout le temps… alors que j'avais besoin de vous. Je n'oublie pas. Je n'oublierai pas. Paula écrase une larme. Elle ne montre pas ses émotions facilement. Une telle larme vaut tous les diamants du monde.

-         Je reviens demain, Chef. Vous avez besoin de quelque chose ? 

Non… Je… je crois que je rentrerai dans deux jours, trois au maximum. Vous pouvez tout préparer pour mon retour ? Remplir le frigo avec deux ou trois trucs… que je n'aie pas besoin d'aller faire des courses…? 

-         Bien sûr, Chef.

-         Merci Paula. 

-         Chef… 

-         Oui ? 

-         Je suis contente… je me réjouis de vous revoir à la maison… 

Je peux vous confier un petit secret ? Dans des moments pareils, non seulement je suis sûr que Dieu existe, je crois aussi qu'Il est immensément bon.

Le lendemain, fièvre sur l'étage. Après le petit-déjeuner, nous sommes virés de la chambre. Les lits dans le corridor. DuPont avec ses recueils de poèmes, le gros garçon avec ses ronflements, moi avec toute ma collection de tuyaux, de poches et de récipients. Ça nettoie dur, ça nettoie à fond. Le moindre grain de poussière, la plus petite saleté sont repérés, acculés, exterminés, annihilés sans pitié par une équipe de nettoyage assistée par les aides-soignantes sour l'œil sévère et exercé de l'infirmière-chef.

"Dieu", l'autre, va venir inspecter les lieux et accessoirement les occupants des lieux.

Dès le début de l'après-midi, une ambiance nerveuse et frénétique envahit jusqu'aux molécules d'air. Les infirmières viennent au moins dix fois vérifier que la chambre est impeccable. Malheur au journal qui traîne, au magazine ouvert ou à la boîte de chocolats entamée ! Tout ce qui n'est pas strictement médical doit être rendu invisible. Les blouses blanches entrent et sortent, vont palper le gros garçon, s'assurer que les "Ô…" de Dupont sont bien accordés… ils s'agitent pour se rassurer, en somme. Quant à moi… 

Moi je suis rasé de près, lavé du mieux que j'ai pu, assis les jambes allongées sur mon lit, chemise impeccable, pantalons propres, doigts de pieds en éventail et l'air sage comme une image. Sauf les yeux. Les yeux doivent avoir une lueur particulière. Ironique, peut-être ? Les blouses blanches n'osent en tout cas pas les affronter et se dépêchent de baisser les leurs ou de regarder ailleurs si par aventure ils croisent mon regard. J'ai la vague impression que je les rends nerveux…

Seize heures tapantes. "Dieu" fait son entrée. Il est suivi d'un troupeau de moutons blancs silencieux et tendus, et d'une infirmière blasée poussant le fameux caddie à diagnostics et pronostics.

"Dieu" est un quinquagénaire élégant et très sûr de lui. Il porte une blouse blanche immaculée et amidonnée. Elle est sûrement munie de la signature d'un excellent tailleur de Bond street. Les pantalons qu'elle laisse apparaître viennent en tout cas de Londres. La chemise aussi, faite sur mesure. La cravate club… les pompes Weston… Oh My God !God ne se mouche pas avec le coude et a une allure très British. Même le mieux habillé des moutons a l'air d'un paysan endimanché, par contraste. L'œil est noir et perçant, sous de gros sourcils broussailleux et soigneusement peignés vers le haut. Les cheveux sont argentés, coiffés en arrière, en belles vagues successives. Un patron. Un vrai Grand Patron et un homme à femmes… Sa façon de regarder Docteur Mimi et l'infirmière quand il daigne leur accorder un regard ne trompe pas… Pourtant, il est sympathique. Il n'y a pas d'arrogance, dans ce même regard. Juste une autorité naturelle, un air de dire "Je suis le meilleur, je le sais… écoutez-moi quand je parle et ne me cassez pas les pieds avec des balivernes.".

Il s'approche d'abord du gros garçon. Un médecin-assistant présente fébrilement un dossier, ânonne des explications d'une voix saccadée et serrée par l'émotion, le front couvert d'une fine pellicule de sueur… la trouille. "Dieu" écoute, hoche la tête et dit simplement "Bien. Continuez…".

Le groupe se dirige maintenant vers moi, "Dieu" en tête. Docteur Mimi a quitté les rangs et s'est placée à sa gauche, dossier à la main. "Dieu" me regarde. Un regard d'humain à humain et – effet du sourire dans mes yeux ? – un regard soudain entendu, limite complice. De mâle dominant à mâle dominant. Sans hostilité et empreint de respect.

-         Bonjour Monsieur.

-         Bonjour Monsieur le Professeur. Blondesen, très heureux…

De sa voix la plus assurée, Docteur Mimi commence le laïus attendu… "… Monsieur Blondesen a subi une pneumectomie… tagada… sans doute un corps étranger… nouvelle opération… tagada… choc anesthésique… tagada… drainage… je me suis personnellement occupée…". Sistolian l'interrompt. "Et moi, Mademoiselle ? Quand vous occuperez-vous personnellement de moi ?". Docteur Mimi sourit, gênée, se râcle la gorge… Derrière elle, les petits singes en blouses blanches se bidonnent. "Ah qu'il est drôle ! Ah que "Dieu" est drôle quand "Dieu" veut être drôle !". Les moins cons me jettent un regard inquiet. "Avec lui, on ne sait ja…".

-         Professeur ?

-         Monsieur Blondesen ?

-         Vous voulez qu'elle vous fasse une pipe tout de suite, toutes affaires cessantes ou ça peut attendre ?

Le blasphème ! Gros émoi ! L'âme de Panurge flotte sur les têtes craintives… toussotements… rires qui s'étouffent… "… que faire ?… rire…?… s'offusquer…? Que va dire "Dieu"…? Que va répondre "Dieu"…?". J'enchaîne…

-         Voyez-vous, Professeur, Madame est une femme ravissante. J'en conviens volontiers. Mais je n'ai quant à moi pu apprécier que son remarquable talent de médecin. Elle a suivi mon cas de très près, en effet, et je lui en suis très reconnaissant. Je dois vous dire très courtoisement que – expérience faite – ses confrères masculins auraient beaucoup à apprendre d'elle. Les messieurs qui vous accompagnent ont une très fâcheuse tendance à considérer les patients comme des bouts de viande – un bout de viande hostile en ce qui me concerne - parce que je supporte difficilement leur incompétence, leurs erreurs et leur manque d'esprit de décision. Je me permets dès lors d'émettre cette opinion tout à fait personnelle: quand les médecins ne verront plus les patients comme des bouts de viande et quand les hommes ne verront plus les femmes comme des bouts de viande à se mettre au bout de la bite, le monde ira mieux. Par ailleurs, Madame a pu observer que les drains sont en train de provoquer une infection qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour ma modeste personne, aussi vous demanderais-je de me faire l'amitié d'ordonner qu'ils soient retirés dans les meilleurs délais. Vos… collaborateurs sont en effet incapables de prendre d'aussi graves décisions. En revanche, je suis sûr que vous, toutes affaires cessantes…

Un silence de plomb règne dans la chambre. Docteur Mimi est toute rose de confusion. Les petits singes regardent "Dieu" avec crainte, sûrs que sa colère va m'anéantir. Sistolian a les yeux rivés aux miens et je ne cille pas… toujours le même sourire ironique… le message, il le comprend… "Gaffe mon ami, toute ton autorité est en jeu… la Miss est mignonne, je comprends tes petites envies… mais tiens ton rang… tu es le Grand singe parmi cette armée de petits singes… si tu veux garder ta place…". Sistolian éclate de rire.

-         Vous êtes sévère, Monsieur Blondesen. Votre humour est un peu… rude. Mais vous êtes danois, n'est-ce pas ? Votre nom… "Blondesen"…? Je comprends… Il jette un regard alentour qui signifie "Si vous ne comprenez pas, vous n'avez rien à faire dans mon service…". Je suis content que Madame se soit bien occupée de vous. Et bien sûr… il se tourne derechef vers le groupe d'abord figé de crainte puis hilare puisque "Dieu" est maintenant hilare… Qu'est-ce que vous attendez pour lui retirer les drains ?

Par acquit de conscience, il jette un rapide coup d'œil aux plaies débarrasées des pansements pour l'inspection. Un nuage de blouses blanches s'empresse autour de lui. Docteur Mimi est rayonnante.

-         Bien sûr… Vous auriez même pu les retirer avant. Bon travail, Madame, merci. Bonne journée à vous, Monsieur Blondesen et bonne rentrée chez vous. Vous pourrez sortir dès que les plaies commenceront à cicatriser. Dans deux jours tout au plus…

-         Merci, Professeur. Bonne journée à vous aussi.

Ça n'a pas traîné. Une heure plus tard, je suis dans une des salles équipées pour les petites opérations et les drains sont retirés. Docteur Mimi ne fait qu'assister à la petite intervention. Le temps d'une anesthésie locale – cette fois j'y ai droit – et de quelques points de suture. Elle veut me raccompagner jusqu'à la chambre quand tout est terminé.

Publicité
Publicité
Commentaires
ANASTASIA - Victoire sur un cancer du poumon
  • Le carcinome anaplasique à petites cellules est, en principe, la forme la plus foudroyante de cancer du poumon. Je l'ai éliminé à ma façon. On peut vaincre son cancer: le mental est déterminant.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Publicité