Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

ANASTASIA - Victoire sur un cancer du poumon

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet (en réécriture) (1)

Roman ?


Anastasia est une histoire vécue.

J'ai dû inventer un peu, forcément… pour ménager des susceptibilités, ne pas réveiller des rancoeurs.

Ce que je n'ai pas inventé, je l'ai vécu au plus profond de moi.

J'ai inventé quelques personnages pour les faire vivre avec les vrais, celles et ceux qui ont fait partie de cette drôle d'histoire.

J'ai mis tout ce petit monde à côté de chez vous.

Qu'est-ce qui est vrai ? Qu'est-ce qui est faux ?

Peu importe, finalement…

La vie n'est qu'un roman.

Alors va pour Roman.

J'espère que le mien vous amusera, qu'il vous fera rire, pleurer, réfléchir.

En fait… je l'ai écrit pour vous et pour moi.

L'écriture ça libère de la bêtise, des idées préconçues et des peurs.



*     *     *     *


Chapitre 1


C'était le 25 juillet 2000, le jour de mon anniversaire. Le jour de mes 53 ans, déjà toute une vie derrière moi.

"Un nodule ? Vous avez bien dit "un nodule" ?". Le jeune interne a l'air totalement désarçonné par le sourire goguenard qui appuie l'intonation ironique de ma question.

Juste avant l'arrivée du carabin, les infos télévisées ont montré le crash d'un Concorde à Roissy. Le choc. La surprise. Totale. Pas un survivant.

Les infos passent en continu, maintenant. Passent et repassent. Les commentaires succèdent aux commentaires.

"Le Concorde… plus bel avion au monde… fleuron de l'industrie aéronautique française… une réussite franco-britannique, pardon… Charles de Gaulle en était très fier… Le Général avait d'ailleurs dit… on ne s'explique pas… sans doute une erreur de pilotage… un problème technique est exclu… cela faisait 20 ans que…" 

Les images passent presque en continu, maintenant. Toujours les mêmes. Le décollage. Une petite flamme. Une longue traînée de feu. L'explosion. La Fin du Monde.

Mes pensées accompagnent ces malheureuses et ces malheureux qui, en l'espace de quelques secondes – une éternité – ont compris que leur vie terrestre prenait fin ici et maintenant, dans les flancs du plus bel oiseau au monde. Ont-ils seulement eu le temps d'avoir peur ? Ont-ils eu le temps de crier, de prier, de hurler de terreur ?

Ont-ils murmuré, incrédules, "Mon Dieu… pourquoi!?" ?

L'autre artichaut cherche son équilibre d'un pied à l'autre, visiblement mal à l'aise. Il a des boutons plein la figure, comme un adolescent attardé. Des bagues fantaisie en argent à presque tous les doigts. Les cheveux pas propres. On devrait apprendre aux jeunes médecins à soigner leur look. Comment prendre au sérieux un mec pareillement attifé qui essaie de prendre un air à la fois grave, compatissant et doctoral en énonçant "nodule" ? Je suis obligé de me marrer.

- Ah ? Un nodule ? Vous avez donc bien dit "nodule". Et qu'est-ce que vous entendez par "nodule", Docteur ? C'est ce qu'ont révélé les radios ? Aurais-je avalé une cacahuète de travers avant de me faire radiographier ?

- Non c'est… enfin… On espère que c'est rien de grave. Mais nous devons procéder à d'autres examens… Je vous ai déjà fait inscrire pour une pneumoscopie demain matin. Et après, il faudra sans doute aussi faire un scanner, peut-être une biopsie…

- Ah ben voilà ! Je commence à y voir plus clair dans le "nodule" ! Vous entendez "tumeur", n'est-ce pas ?

- Euh… non… peut-être que oui, mais c'est pas sûr… c'est pour ça qu'il faut faire d'autres examens… pour mieux fixer le diagnostic… pour…

- D'accord-d'accord. Pneumoscopie demain alors ?

- Oui, en principe à 10 heures, il faudra être à jeun.

- Merde ! Pas de petit-déj', pas de café, pas de clope avec le café, rien pour bien commencer la journée… Ben il commence déjà à me faire chier grave, votre "nodule" ! Allez ! Faites pas cette tête-là, "Docteur" ! C'est moi qui ai un "nodule", pas vous. Un Concorde, un nodule, ce sera assez pour aujourd'hui, merci. 

Il s'est éclipsé comme un pet sur une toile cirée, soulagé. A l'hôpital, les patients sont généralement plus faciles que moi, j'ai remarqué. Les toubibs, drapés dans leur blouse blanche déboutonnée – seules les aides-soignantes et les infirmières boutonnent leurs blouses – ont tendance à les considérer comme des bouts de viande amorphes, anonymes. Moi je suis "la pneumonie" dans cette carrée à six lits. On a tous reçu le nom de notre maladie. Ça doit être plus facile à retenir.

Les autres ? Je m'en souviens à peine. J'ai développé une extraordinaire facilité d'oublier, de gommer gens sans importance. Quand il s'agit de survivre, c'est chacun pour soi, c'est pas le moment de pleurer sur la sonde urinaire bouchée de l'autre. Les autres prennent tellement de temps, et si souvent inutilement, dans une vie, que j'ai appris à les effacer avant qu'ils n'encombrent trop ma mémoire. J'ai l'impression de laisser plus de place aux gens qui sont vraiment importants dans l'immédiat et peut-être demain. Vivre dans le passé, je laisse ça aux historiens. Carpe diem.

Il y avait, je m'en souviens quand même, un "cancer du poumon" déjà tout à fait officiel. Un flic à la retraite, un brave homme. Il tirait sur sa clope comme un malade en disant "Ben dis donc… dis donc… Demain, je dois commencer les rayons, dis donc… Paraît que ça fait pas mal… On verra bien…". On ne l'a plus revu, après le début du traitement. Il y avait aussi un vieux maboul qui aurait probablement dû être hospitalisé en gériatrie. Lui, c'était pas un terme médical: ils l'appelaient "l'erreur d'aiguillage", les toubibs. Il était italien. Il se réveillait et réveillait tout le monde au milieu de la nuit en hurlant "Aiuto ! Aiuuuuto !". Il ne comprenait pas où il était. Il se croyait à l'hôtel, un très mauvais hôtel. Il avait mal, mais personne ne savait où. Il avait peur, de mourir sans doute. De mourir sans que personne ne comprenne ce qui lui arrivait, pas même lui. Il ne comprenait vraiment rien à rien. L'infirmière de nuit venait le calmer avec un petit somnifère et cinq "Bonne nuit…" plus ou moins aimables saluaient son départ. Il y a de tout, en "Médecine Générale", c'est le cul-de-sac des cas en attente et non-résolus.

Mon médecin traitant m'avait fait hospitaliser pour une pneumonie. Je vis seul. Célibataire un peu bohème et pas très préoccupé par ma petite santé. Il voulait être sûr que je sois au moins convenablement nourri, le temps que les antibiotiques fassent leur œuvre. C'est un copain d'école, mon toubib. "Rien qu'une petite semaine, va !", m'avait-il promis. Mais voilà. Les radiologues ont décelé un supplément, ce "nodule".

La chambre commune a une grande baie vitrée. Mes yeux quittent l'écran de la télé qui la coupe en deux et se perdent au loin. Mon esprit est avec le Concorde et ses occupants. La petite flamme, la longue traînée de feu juste avant l'impact. Combien de temps avant de n'être plus rien ?

La nouvelle du "nodule" ne m'a pas perturbé outre mesure. J'ai toujours su et accepté que ma vie prendrait fin un jour. Ce genre de pensées abstraites me laisse plutôt indifférent.

Bon d'accord. Là, je passe tout de même d'une abstraction en principe très éloignée dans le temps à une réalité plus proche. En principe... Je ne sais pas ce qu'il faut vraiment en penser.

Sortir, se balader dans la rue, rouler sur une autoroute, prendre un avion – même le Concorde – c'est une forme de suicide potentiel, finalement. On ne connaît ni le jour, ni l'heure, ni surtout la manière dont on disparaîtra. Sur ce dernier point, j'ai toujours eu envie de chipoter. Il y a des morts qu'on ne souhaite qu'aux autres, n'est-ce pas ?

Combien de fois ai-je frôlé la mort ?

A 19 ans, j'ai eu un accident de voiture dont jamais je n'aurais dû sortir vivant. Je m'en suis tiré avec une main salement amochée. Elle a protégé ma tête, par réflexe. Ma main droite. Deux mois avant de passer mon bac Philo. J'ai laborieusement dessiné chaque lettre de chaque texte des examens écrits: je n'arrivais plus à écrire. Et quand même, j'ai réussi. Je retourne dans le passé pour y trouver de bonnes raisons d'affronter l'avenir.

Demain, pneumoscopie.

Petite parenthèse pour mieux comprendre la suite. Très jeune, j'ai appris le doute méthodique et à ne jamais tenir les vérités officielles pour sérieuses ou acquises.

Descartes, Voltaire, Mai '68 et la joyeuse anarchie qui nous permit de jeter aux orties les valeurs de nos parents (phénomène naturel associé à la jeunesse, cyclique et répétitif s'il en est - celui de ma génération a simplement le privilège de porter un nom) et un illustre inconnu, mon parrain - Helge - sont les grands responsables de ce redoutable état d'esprit. J'ai aussi appris, en raison de ce même état d'esprit, à être curieux de tout ce qui sort de l'ordinaire.

En 1999, je me suis ainsi intéressé à une forme de médecine d'origine tibétaine et chinoise, le Reiki, et j'ai suivi l'enseignement prodigué par un disciple du fondateur historique de cette discipline, Maître Mikao Usui.

Pour résumer, je dirais que le Reiki est à la fois une philosophie, un art d'équilibrer les énergies, de guérir ainsi les autres et de se guérir soi-même, une voie pour se comprendre, comprendre son prochain et appréhender l'Univers – c'est un Tout parfaitement irrationnel et cohérent. Je le pratique avec bonheur, et avec une efficacité égale sur celles et ceux que je sens réceptifs. 

En juillet 2000, avant cette hospitalisation, j'avais déjà passé les degrés d'initiation I et II, et acquis une sérénité et un discernement dont jamais plus je ne me suis départi.

Le Concorde n'en finit pas de se crasher, les occupants de mourir en boucle. C'est le grand défaut des images. A force de vouloir stupéfier, elles se ramollissent, se banalisent. On ne ressent plus l'horreur de ce que l'équipage et les passagers ont vécu avant de partir en poussières de feu. Les commentaires versent dans une surenchère de platitudes. Navrants blablas et blablablas censés maintenir les téléspectateurs scotchés à l'écran. Avec sur toutes les chaînes de télévision, la conclusion unanime et interrogative: "On se demande pourquoi et comment…?"

"Et maintenant, une page de publicité". On devrait interdire la publicité, dans ces moments tragiques.

Je me retrouve seul avec mon nodule, du coup. Je l'avais presque oublié, celui-là. Qu'est-ce que je peux faire ? Je ne me demande pas trop pourquoi et comment il m'est arrivé dans le poumon gauche, sans bruit et sans pages de publicité. Je fume depuis l'âge de 15 ans environ. J'en suis à deux paquets par jour. Mauvais ça. Tout le monde vous le dira. J'appréhende un peu la pneumoscopie du lendemain. Je me demande à quoi va ressembler l'intérieur de mes poumons. Des mines charbon ? Des houillères ? Des soufflets de forge ?

Je décide de garder mon nodule pour moi tout seul, dans l'immédiat. Je n'en parlerai que lorsque les toubibs m'auront donné des certitudes. Inutile d'inquiéter mes proches. Quelques coups de téléphone, comme chaque jour depuis que je suis hospitalisé. "Comment tu vas, aujourd'hui ? T'as vu le Concorde ?". Oui, j'ai vu et revu le Concorde. Il me permet d'éluder complètement les questions relatives à ma petite santé. Le soir arrive. Thermomètre, prise de tension, distribution de médicaments. Je prends mes antibiotiques sagement. Ils n'auront pas beaucoup d'effet sur le nodule, mais au moins la pneumonie disparaîtra plus vite. J'ai déjà prévu de m'échapper le week-end pour rentrer chez moi si je n'ai plus de fièvre. Nous sommes mardi, c'est jouable.

Je médite un moment avant de m'endormir, j'essaie de visualiser ce nodule, de le neutraliser. Le Reiki est une bon moyen de garder l'esprit libre et tranquille.

La matinée est longue. Pas de café, pas de petit-déj', mais quand même deux ou trois Gitanes en toute discrétion: je suis supposé être à jeun depuis minuit, donc aussi sans fumée. Bof !

Enfin, le transporteur se pointe. 

- Restez sur votre lit…

- Mais je peux très bien marcher !

- Non, vous devez rester au lit. C'est comme ça.

- Ah bon…

Direction la Radiologie. C'est amusant de se faire conduire à travers les couloirs et voyager en ascenseurs dans un plumard. Les gens vous regardent avec un air de sympathie attristée. Moi je leur souris et leur lance des "Bonjour !" amusés. J'adore casser les ambiances convenues.

Elles sont deux. Une radiologue et une infirmière spécialisée. Marrantes et sympas. Elles s'entendent comme larrons en foire, plaisantent, se racontent des histoires drôles. Je me sens tout de suite à l'aise. L'infirmière m'explique que je vais devoir prendre une pilule qui m'empêchera de déglutir.

- C'est pour vous éviter de vomir pendant l'examen…

- Ah ? Je ne risque pas de vomir: je suis à jeun et je crève la dalle !

Elles rigolent. Elles se rendent compte que je ne suis pas plus impressionné que ça par tous leurs appareils sophistiqués. La radiologue m'explique comment va se passer l'examen. J'aime qu'on m'explique. Je reprends une dimension humaine après celle de bout de viande. J'exprime ma gratitude et mon appréciation avec humour. Elles sont vraiment gentilles.

- On va vous introduire un tube flexible muni d'une caméra à l'extrémité dans la trachée. C'est juste l'intubation qui est un peu pénible. Vous n'avez pas peur ?

- Non, pas vraiment. Mais j'ai un peu peur de ce que je vais voir… Mon esprit pourtant très introspectif n'est jamais allé se balader à l'intérieur de mes poumons, Ils doivent ressembler à l'Alsace-Lorraine…

Je prends la petite pilule magique et au bout de quelques minutes, je n'arrive en effet plus à déglutir. C'est nouveau et très inconfortable. L'examen peut commencer.

Des mains expertes font pénétrer le tuyau-caméra à travers les bronches, jusqu'au poumon malade. J'ai les yeux rivés sur le moniteur. Tout ce que je vois est rose, jaune, couleurs pastel. Ce n'est pas franchement appétissant, mais pas vilain-vilain non plus.

- Heureusement que vous êtes non-fumeur !

Vous avez sûrement vécu cette situation chez le dentiste. Il vous a farci les joues et les gencives de tampons divers, suspendu une pompe à salive au coin de la bouche et il est en train de vous besogner avec sa fraise qui hurle comme un régiment de blondes américaines dans les bons films d'horreur made in USA quand il vous demande "Alors ? Ces vacances ?". Pour moi pareil, mais en pire: je ne peux même pas déglutir…

Seul mouvement de protestation de ma part: je fais "non" de l'index et j'écarquille les yeux de façon comique en bougeant très légèrement la tête dans un mouvement de dénégation. La radiologue enregistre, mais ne commente pas. Les deux femmes travaillent extraordinairement bien ensemble. Elles sont parfaitement synchrones. L'une, la technicienne, anticipe manifestement les désirs de l'autre, la radiologue. Il y a entre elles comme une sorte d'osmose mentale. C'est fascinant à observer. Voir de vraies pros ou des vrais pros à l'œuvre m'a toujours épaté. Cela va bien au-delà des compétences techniques ou professionnelles. Ces dernières constituent bien sûr une base indispensable, mais il y a quelque chose de bien supérieur, une parfaite communion de pensée associée à une non moins parfaite coordination des gestes. Comme je ne peux rien dire ni commenter, je me contente de regarder le mouvement des images sur le moniteur. La caméra se balade dans mon système respiratoire. J'aimerais bien voir le fameux module, mais je ne comprends rien à cette géographie compliquée qui s'affiche sur l'écran. Je remarque seulement ces couleurs pastel. Pas de mines de charbon, de houillères ou de soufflets de forge patinés par la fumée.

Le tuyau-caméra est retiré avec la même douceur et la même précision de chaque geste. J'ignore combien de temps cela a duré. L'infirmière spécialisée range le matériel, retire et jette les éléments stériles qui ne servent qu'une fois, éteint quelques petites lumières, s'affaire de son côté.

La radiologue consulte ses notes. "Vous n'aviez pas l'air d'accord ?", me dit-elle sur un ton interrogatif. Je n'arrive pas encore à déglutir comme il faut et je fais signe que j'aimerais un verre d'eau. Langage des signes. "Buvez très lentement et recrachez si vous n'arrivez pas encore à avaler", me conseillent les deux pros. Peu à peu, le réflexe de déglutition revient.

- En effet… hum… "non-fumeur", vous avez dit. Je fume… hum… deux paquets de Gitanes sans filtre par jour… hum… en moyenne. Depuis plus de 20 ans…

- Deux paquets ? C'est impossible ! Vous avez les poumons de quelqu'un qui aurait peut-être fumé… oh… disons quatre ou cinq cigarettes par jour… et qui aurait arrêté il y a bien plus de dix ans. Et encore… il n'y a quasiment pas de traces.

Les deux femmes se concertent du regard. Elles sont tout à fait d'accord sur ce point.

- Mais alors..? C'est bien mes bronches et mes poumons qui apparaissaient sur l'écran ?

- Oui, bien sûr… Ce n'était pas un film. Je ne sais pas, j'avoue ne pas comprendre… Peut-être une question de métabolisme: vous éliminez régulièrement les résidus nocifs. Vous inhalez la fumée ?

- Oui. Sans aucun doute, pas jusqu'au fond du tréfonds des poumons, mais j'inhale la fumée, oui.

- Eh bien "mystère"… Je suis une scientifique, je ne crois que ce que je vois et vous avez les bronches et les poumons d'un non-fumeur. Mais je vais noter ce que vous dites dans le rapport. La tumeur est là, cependant. Vous allez encore subir un scanner et une biopsie. On verra les résultats et on comparera.

Je les remercie et les complimente. "J'appréhendais un peu, mais vous êtes des nanas super. Je n'ai pratiquement rien senti et vous voir bosser est un réel plaisir". A mon âge - elles sont quand même nettement plus jeunes que moi - je me sens le droit de dire affectueusement "nanas". Elles sentent bien qu'il n'y a, dans ma bouche, aucune connotation offensante ou négative dans ce terme plutôt familier. Quand même un poil macho, d'accord. A mon sens, il reflète plutôt une forme de pudeur amicale. Il permet de souligner la différence d'âge tout en étant galant sans draguer. Je tiens à ma position d'ancêtre peu impressionnable. Mes yeux doivent exprimer mon admiration, bien réelle. Mon appréciation. Elles le sentent bien, ne s'offusquent pas.

"Vous êtes gentil tout plein ! Ah ! Si tous les patients étaient comme vous !". Elles éclatent de rire. Compliment pour compliment sur un mode simple et sympa.

Dix minutes plus tard, le transporteur est de retour. Il ramasse quelques documents que lui tend la radiologue, me réinstalle sur mon lit et retour à la chambre. Je suis un peu pensif. C'est bien normal, je crois. Le "nodule" est devenu "tumeur", j'ai bien noté la différence. Du coup, je ne prête guère attention aux gens que nous croisons et à leurs airs de sympathie attristée. Le scanner, c'est pour cette après-midi. Heure non précisée.

J'enfile un pantalon d'été, un de ces fendards plein de poches, mes confortables sandales marocaines – celles qui donnent le sentiment de marcher pieds nus – mon peignoir bleu d'hôpital par-dessus la longue chemise blanche typique elle aussi. Le tout donne un look un peu spécial. Ainsi, je me sens moins "malade" et je garde un sentiment de liberté. Je n'ai pas l'air strandardisé du patient lambda. Je file à la cafète sans prévenir personne. Deux croissants, un petit pain au chocolat, une tranche de tarte aux pommes, un café. Faut pas se laisser aller ! Après ça, Une Gitane… Et je commence à réfléchir grave de chez grave…

"Des bronches, des poumons "non-fumeur". C'est bien ce qu'elles ont dit: "non-fumeur". Il y a quelque chose qui cloche. D'où vient-elle, la tumeur dans ce cas ?"

Je réintègre la chambre et l'une des infirmières me remonte gentiment les bretelles. "De nouveau en vadrouille ? Vous êtes incorrigible ! Vous auriez au moins pu nous dire où vous alliez. Le scanner est prévu pour 16 heures environ, restez en chambre maintenant ! Promis ?".

- Mouais promis… Je me réjouis de connaître la suite…".

Le scanner, c'est un drôle d'engin. Nombre de gens font état de crises d'angoisse et de claustrophobie rien qu'à l'idée de passer dans ce tunnel qui vous photographie sous forme de tranches de saucisson. Ce n'est pas si impressionnant.

D'abord, on vous fait boire ou on vous injecte – c'est moins désagréable qu'avaler un liquide au goût assez infect – un produit de contraste. C'est toujours réconfortant de penser qu'un truc chimique va vous faire apparaître plus net sur les images. Pensez-y pour vos prochaines photos de vacances, ça vous fera les marques de bronzage bien nettes. Ensuite on vous installe sur une planche étroite et juste capitonnée ce qu'il faut pour ne pas vous sentir sur une planche à bascule de sinistre mémoire, celle sur laquelle on attacha Louis XVI, Marie-Antoinette, Danton, Robespierre, Saint-Just et – ne venez pas me dire que la Justice divine n'existe pas ! - le Dr. Guillotin lui-même à l'avant-veille de les guillotiner. Ensuite, les minutes s'égrènent avec une lenteur désespérante. Vous avancez et reculez dans le tunnel blanchâtre, une sorte de gros cylindre à l'allure kitsch d'un décor de vieux film de science-fiction, au rythme d'une voix monocorde qui vous ordonne inlassablement "…retenez votre respiration… gardez l'air dans vos poumons… expirez… respirez normalement… retenez votre respiration… gardez l'air dans vos poumons…". Les opératrices et opérateurs de l'engin sont enfermés dans une cage en verre jouxtant l'appareil. Quand l'angle de vision le permet, vous pouvez les voir discuter entre eux. Parlent-ils de vous ? De votre intérieur ? De votre for intérieur ? De votre photogénie interne ? Du restaurant où ils iront dîner ce soir ? Des dernières coupes budgétaires ? De votre âme – elle est peut-être visible aussi, après tout, avec de pareilles merveilles techniques …? – De quoi parlent-ils ? Je me le demande. Quand l'examen prend fin et que vous demandez candidement "Alors ?", la réponse tombe comme une sentence: "On ne peut rien vous dire". C'est drôlement mystérieux, un scanner…

Il ne reste plus que la biopsie. C'est l'examen le plus désagréable et le plus comique. Le plus désagréable parce que les médecins, pressés, ont commencé avant que l'anesthésie locale ne produise ses effets. Il y a là un chirurgien et un radiologue. Un tireur et un pointeur. Comme à la pétanque… Le tireur oriente son aiguille en fonction des directives du pointeur. Cela donne a peu près ceci: "vas-y tout droit… maintenant légèrement sur la gauche… non, c'est trop… reviens en arrière… voilà… maintenant plus vers le haut et vers la gauche… ça vous fait mal, Monsieur…?… encore… à gauche… oui voilà… tout droit… tu y es presque… ça va, Monsieur…? encore un poil à droite… voilà… voilà… goal ! tire maintenant… comment ça rien ne vient…? reviens en arrière alors… maintenant un coup sec en avant… tire… voilà tire… c'est bon… tu as quelque chose…? tire encore un peu… qu'on ait assez… ça va, Monsieur…? c'est bientôt fini…".

Pauvre "nodule"… Il a dû bien souffrir et, en même temps, bien se marrer à les entendre jouer à leur partie de "tu brûles… non c'est tiède… là c'est froid… ça se réchauffe… oui ça brûle de nouveau…". Tant qu'on arrive à garder son humour et la tête froide, l'hôpital est finalement un endroit distrayant et amusant. Presque gai.

Les antibiotiques ont eu raison de la fièvre et de la pneumonie. Je commence gentiment à poser des jalons pour rentrer chez moi le week-end. Marchandages de souk. A l'hôpital, j'ai appris quelques règles comportementales de base. Il ne faut par exemple jamais dire "J'aimerais…". D'entrée, il faut commencer par "Je veux…" ou plus diplomatiquement par "Il me faut absolument…" ou encore plus simplement, poser l'équation comme un fait scientifiquement et médicalement indiscutable: "Je rentre ce week-end et je reviens dimanche soir." C'est le seul moyen de contourner la hiérarchie. Le jeune interne nodulologue me fuit comme la peste. Je le harcèle pire qu'un grand patron. "Alors ? Ces résultats d'examens, ça vient ?" ; "Alors Docteur ? Vous avez retrouvé les numéros de téléphone de vos collègues radiologues, biopseurs et scanneurs ?". Il me hait.

Le vendredi soir, il me livre l'info tant attendue avec un sourire méchant. Il lâche de façon fielleuse et sirop sans sucre: "C'est un carcinome anaplasique à petites cellules."

Je suis sûr qu'il s'attendait à me voir tomber dans les pommes. Surprise, je ne blêmis même pas, car j'ignore totalement ce qu'est un carcinome-machin-vous-avez-dit-comment-déjà, mon brave ?". Je note donc soigneusement cet enrichissement de mon vocabulaire médical personnel sur mon carnet de bonnes adresses. Je lui demande même de vérifier l'orthographe. Il me hait définitivement.

Il ne reste plus qu'à se connecter sur internet.

Taxi. Je n'ai demandé à personne de venir me chercher. Je suis préoccupé, c'est bien naturel. L'envie de m'informer à fond est augmentée par les silences des médecins. Ils n'aiment pas partager leur savoir, c'est une évidence. En tant que patient, "il faut faire confiance". Combien de fois, depuis juillet 2005, ai-je entendu cette formule creuse et vide de sens: "Faites-nous confiance…". "Confiance" pour quoi ? Confiance pour jouer avec vos produits chimiques dont vous ne mesurez même pas les effets réels ? Confiance pour bidouiller vos rayons ? Confiance pour alimenter ou modifier de façon risible vos statistiques ? Non merci. Je préfère ma confiance en moi et, s'il le faut vraiment, m'en aller sans votre précieuse assistance médicale.


Chapitre 2

Le taxi me dépose devant ma porte. Mon chien et mes chats sont là à m'attendre, comme avertis de mon arrivée. Annie, ma petite amie, les a gardés pendant mon absence. Je la remercie, nous échangeons quelques mots, des banalités. Je ne suis pas vraiment d'humeur sentimentale. Je m'en excuse. Elle connaît mon caractère ombrageux et renfermé quand je n'ai pas envie de parler. Elle fait la tronche, mais reviendra quand même dimanche soir. Quand je retournerai à l'hôpital pour la suite plus ou moins prévisible. Le "bilan", les "mesures urgentes à prendre", la chimio et la radiothérapie impérativement proposées, à n'en point douter. Avant, je veux en savoir un maximum. Paula, ma Gouvernante, a rempli le frigo de pizzas, de lasagnes, de plats prêts à réchauffer, de boissons fraîches. Il y a aussi du café en suffisance. Annie et Paula sont en ce moment les deux femmes de ma vie. Mes meilleurs amis ont toujours été des amies. "Tu es gentille, merci, je t'adore… je te donnerai des nouvelles lundi.". Je sais bien que j'ai tort de ne pas être plus démonstratif… j'essaie de rattraper ma maladresse. Mais bon… le nodule me préoccupe plus que les états d'âme d'Annie, juste à ce moment-là. Egoïsme masculin… d'accord… d'accord… Annie s'en va. Au bruit que fait la porte d'entrée en partant, elle n'est pas vraiment contente. Tant pis…

Mon chien ne veut pas quitter mes genoux. Les deux chats sont installés, hiératiques, à proximité immédiate de l'ordinateur. "Qu'est ce qu'il a en tête, le Vieux ?".

Je me connecte à internet. "Cancer du poumon", "carcinomes anaplasiques à petites cellules", "undifferentiated small cells carcinoma", "Lungekrebs"… Je passe ainsi en revue - après avoir trouvé les sites grâce à ces termes sur les moteurs de recherches - l'essentiel des infos publiées par des universités américaines, anglaises ou allemandes, des centres médicaux français… tout m'intéresse…

Les nouvelles ne sont pas très encourageantes. Je résume. Les cancers du poumon se subdivisent en quatre catégories principales:

· Les cancers épidermoïdes (35 – 40%)

· Les adénocarcinomes (25 – 35 %)

· Les cancers à grandes cellules (10 – 15 %)

· Les cancers à petites cellules (20 à 25 %)

J'apprends aussi que les carcinomes à petites cellules évoluent très rapidement et sont susceptibles de s'étendre très rapidement à d'autres organes. Tous les sites consultés sont unanimes sur un point: ils sont inopérables. Ils ont en effet la particularité de se mettre à métastaser dès qu'on les touche. Dans la plupart des cas, les chances de survie sont limitées à 6 mois sans chimio ni radio ; à 2 ans, maximum 3 avec chimio et radio. Punaise ! Ben… j'ai tiré le gros lot…

Ma mère est morte d'un cancer 20 ans plus tôt. Elle pesait 29 kilos la nuit où elle fut enfin libérée de son résidu de corps. Les six derniers mois, elle a vécu – ou plutôt existé – de façon quasi végétative. Médicalement parlant, elle vivait tant que son cœur envoyait encore de faibles pulsations à travers ce système désormais décharné et irrécupérable. Dans ce qui lui restait d'os, de muscles atrophiés et de tendons, elle était bourrée de morphine. Les oncologues voulaient absolument prolonger cette vie qui n'était plus qu'un concentré d'indicibles souffrances psychologiques et physiques. On aurait dit un sport, pour eux…

Pour moi jamais. Jamais ça.

Je refuse absolument cette éventualité. J'ai un fils de huit ans et je ne veux pas qu'il voie son père partir dans cet état. Ce genre d'images, dans un jeune cerveau, laisse des images épouvantables pour la vie.

Il aura de toute façon du chagrin: nous nous adorons. Qu'au moins il garde le souvenir d'un père solide jusqu'au bout. C'est important, l'image du père.

J'ai vaguement entendu parler d'une association d'aide au suicide. L'association Exit, en Suisse. Je la trouve sur le net, la contacte et m'inscris. Il y a une foule de conditions à remplir. Pas facile. Ils n'acceptent pas n'importe qui… ce sont des gens sérieux. Je recevrai les documents nécessaires par la Poste, à une adresse en Suisse. Ils sont discrets et n'exportent évidemment pas leurs services. Il y a aussi un délai de six mois avant de pouvoir faire appel à leur aide. Sans doute pour décourager les dépressifs… Six mois… ça doit aller… d'après ce que j'ai vu… je serai encore… disons présentable. Sans chimio… Et ainsi je pourrai au moins décider moi-même… choisir le moment… m'en aller sans stupide acharnement thérapeutique de la part des blouses blanches. Je cherche maintenant des solutions alternatives…

Il y en a. J'en suis d'ailleurs la preuve encore bien vivante et frétillante. Près de six ans après le diagnostic fatal…

Je ne suis bien sûr pas resté scotché à l'écran tout le week-end. Il faut aussi manger, boire un café, promener le chien, donner à manger aux chats, vivre comme avant, réfléchir tranquillement.

Réfléchir…



Publicité
Publicité
3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet (en réécriture) (2)

J'aime bien jouer aux échecs. Je ne suis pas un Maître, très loin de là. Il m'est cependant arrivé de jouer contre des types très calés. Des surdoués du damier. Jamais contre une femme, curieusement. Heureusement pour moi ! Je perds tous mes moyens face à une femme. Pensez à la fameuse partie qui opposait Steve McQueen à Faye Dunaway… L'Affaire Thomas Crown… le moment où elle joue avec le fou… le caresse… jamais la partie n'aurait pu aller plus loin… j'aurais bien voulu être à la place de Steve McQueen, quand même…  Les surdoués sont à chaque fois capables de vous expliquer pourquoi vous avez perdu et surtout pourquoi eux, ils ont gagné. C'est ça qui est important pour eux. Pas pour moi. Pour moi, ce qui est important, c'est d'avoir joué et appris quelque chose sur mon adversaire. Ils vous rejouent toute la partie mentalement en apportant une explication genre "A ce moment, vous aviez votre reine en… et votre fou en… et c'est alors que vous auriez dû déplacer votre tour en…, parce que si vous ne le faisiez, je pouvais – comme dans la fameuse partie qui opposa  Machinov à Trucwinski en 1924 à Moscou – déplacer mon pion en…, mettant par-là votre cheval au pied du mur et coinçant votre roi dans les toilettes. Et c'est exactement ce que j'ai fait ! Le même coup !". 

Je n'aime pas jouer ainsi. C'est du par-cœur. Si un type a enregistré un million de parties et qu'il arrive à toutes les rejouer de mémoire, il y aura forcément un moment – en début de partie - où vous commettrez la même erreur que Trucwinski, vous savez la fameuse erreur qu'il fit en laissant sa reine seule avec le fou ! Non, ce que j'aime, moi, c'est anticiper sans savoir. Prévoir ou au moins essayer de prévoir les coups de l'adversaire. Préparer l'esquive. Esquiver. Monter une attaque. Attaquer ailleurs, là où il ne m'attend peut-être pas. Le bluffer. Gagner du temps. Le déstabiliser. Le démoraliser. Ce n'est qu'un jeu. Je n'y accorde pas une très grande importance. Dans la vie, c'est pareil. On gagne souvent en ne respectant pas les règles communément admises.

Anastasia

Je vais faire de même avec ma tumeur. D'abord, je vais lui donner un autre nom que "nodule", "carcinome" ou "tumeur" (= "tu meurs…", c'est déjà archi con, comme dénomination). Je vais lui donner un vrai nom. Lui donner une personnalité. La faire vivre, puisqu'elle a décidé, elle, de me faire crever. Rira bien qui rira le dernier… "A la base, c'est déjà une conne…", me dis-je. "Si elle gagne, elle se retrouve au crématoire avec moi… pas très fute-fute, la "tu-meurs"…". C'est vite trouvé: à partir des mots "anaplasique" et "métastase", j'invente "Anastasia". C'est joli comme nom… Anastasia… ça fait princesse russe... artiste… pseudonyme de stripeuse pour notaires ou banquiers privés friqués… Anastasia… vraie salope… cheap girl. Anastasia… le nom est trouvé. Il faut lui construire une personnalité, aussi… Anastasia, sale pute… Ne vous y trompez pas: j'aime beaucoup les putes… Elles valent toutes les psys et toutes les assistantes sociales… Hommage à Grisélidis Réal en passant. Je ne l'ai pas connue, mais c'est aux femmes de sa trempe que je pense quand j'utilise le mot "pute" avec affection et amitié.   "Pute", c'est un mot comme "con"… Selon le contexte ou l'intonation, il désigne une fille marrante et rusée ou une salope vénale et sans âme. C'est selon… Moi je connais des putes sympas… des filles qui font ce métier par plaisir ou en tout cas sans déplaisir. Et dites… laissez tomber cet air pincé… Dans la Bible… le doux euphémisme pour "pute"… hein ? "La femme adultère"… Marie-Madeleine est une sainte. Sainte Marie-Madeleine. Je la vénère et je vénère toutes les femmes et toutes les filles comme elle. Bénie soit elle et béni soit son nom. Mais Anastasia, elle… c'est un sale pute… une vraie merde. Des merdes, on en trouve dans tous les milieux, dans tous les métiers… aussi parmi les putes. Voilà… Anastasia… ta personnalité est définie…

Anastasia, putain de parasite… A partir de maintenant, à partir de cet instant… je n'ai plus qu'un seule envie, qu'une seule idée, qu'un seul objectif: te baiser. A mort.

Réfléchir encore…

Si j'ai des poumons de non-fumeur, le tabac ne peut pas être à l'origine de mon cancer. Alors dans ce cas…? Quelle cause ou quelles causes ? La pollution ? Le 4 x 4 de ma voisine ? Tchernobyl ? Les colorants dans la Bolognese ? Les agents conservateurs dans le dentifrice ? Le réchauffement de la planète ? Les essais atomiques à Mururumora-où-ça-déjà-en-Polynésie-française ? Les harengs à la dioxine de la Baltique ? Le dernier pétard que j'ai fumé ? La vodka finlandaise ? Le whisky de moins de 12 ans d'âge ? Le Beaujolais Nouveau ? Le Bordeaux d'Algérie ? La fondue savoyarde ?

"Si ma tante en avait, ce serait mon oncle et si mon oncle en était, ce serait une tante". Je ne suis pas plus avancé. Toutes les hypothèses sont permises… Pour les toubibs, évidemment, ce sera le tabac. Hors des clichés et des idées reçues, point de salut. J'aurais beau leur citer mon Oncle Henri qui a fumé jusqu'à 90 ans avant de poser sa clope et de partir sans bruit, ils me répondront "Aaaah, mon bon Monsieur ! C'est l'exception qui confirme la règle". Ben voyons. Notez à ce propos que le terme "docteur", en français, vient de l'adjectif comparatif latin "doctor", de "doctus" ("savant"). Donc "doctor" signifie en réalité – "celui qui sait mieux". En anglais, "celui qui sait mieux" se dit "better knowing", en allemand "besserwissend", en danois "bedrevidende". C'est plutôt péjoratif, "celui qui sait mieux…", dans les autres langues que je parle… Cet adjectif est d'ailleurs souvent suivi du substantif "idiot" dans ces mêmes langues. C'est plutôt synonyme de "connard arrogant", en fait. Je préfère "toubib", finalement. "Savant", en arabe. C'est plus familier, mais plus respectueux en somme… Ou "blouse blanche"… pourquoi pas "blouse blanche", après tout ? A l'intérieur de la blouse, il y a un mec comme vous et moi. Il bouffe, il boit, il chie, il pisse, il a des angoisses, des émotions et il lui arrive d'être con. Ça c'est total scientifiquement inattaquable…. Et on peut vérifier de visu.

Quand je rencontre un médecin, je m'efforce encore de trouver l'homme sous la blouse blanche. J'ai la nostalgie des vieux médecins de famille. Ceux qui connaissaient l'arrière-grand-mère aussi bien que le petit dernier. Qui savaient poser un diagnostic en un clin d'œil et administrer des remèdes tout simples. Bien plus efficaces que ceux portant des étiquettes de grands laboratoires cotés en bourse… Des tisanes digestives pour l'aïeule et bien plus de bisous pour le bébé. Les gens ont besoin qu'on s'intéresse à leurs bobos. Les antibios, l'utrasonographie et la gestion programmée du temps ont tué la médecine à visage humain. A l'hôpital, les patients vivent chaque jour cette cruelle démonstration: il y a déshumanisation de la Médecine. Le jeune interne qui m'a glissé "carcinome anaplasique à petites cellules" d'un air méchant faisait finalement preuve d'humanité. Il exprimait un sentiment négatif – largement mérité, entre nous soit dit ! - envers ma personne. En se comportant ainsi, il redevenait un homme sous la blouse blanche, paradoxalement. Les jours de visite du Grand Manitou du Service, escorté d'une armée de médecins-adjoints, médecins-assistants, internes et étudiants des deux sexes et d'une infirmière poussant le caddie à diagnostics et pronostics en fin de peloton – chacune et chacun passant à la moulinette des questions du Big Boss – c'est à mourir de rire, question comportements humains. Il y a celles et ceux qui veulent absolument étaler leur science, celles et ceux qui, timides, essaient de se planquer derrière les autres pour ne pas passer à la Question, celles et ceux qui se font rabrouer comme des gamins en classe enfantine et qui, tout penauds, doivent reconnaître publiquement leur ignorance, et il y a enfin l'infirmière, apparemment très affairée par ses dossiers suspendus mais très au courant de l'état de chaque patient – elle est d'ailleurs la seule -  qui semble penser tout haut "Qu'est-ce qu'ils sont cons ! Mais qu'est-ce qu'ils sont cons !". Ambiance cotillons. Et soudain, soudain la terreur collective ! Le Number One jette un regard à un cas qui lui semble intéressant et lui demande directement "Comment vous sentez-vous ?". Suspense total. Dix à douze paires d'yeux angoissés fixent le malade, exorcisent mentalement la réponse maladroite ou malvenue, la réponse accusatrice style "Ben le docteur a dit que j'allais pas bien…". Malheur ! C'est "Le docteur est content des résultats…" ou "Le docteur juge mon état excellent malgré ceci ou cela…" qu'il faut répondre, imbécile ! Le Professeur peut alors poser un regard condescendant sur l'équipe – car tous sont concernés par cette vision positive de l'avenir médical de M. Durand-Martin (nom que le Grand Patron a vite noté mentalement en le découvrant inscrit au pied du lit) - et énoncer un jugement absolu comme "Très bien, très bien… Monsieur Durand-Martin, je note en effet de réels progrès.". Soulagement général. Ces visites sont une sorte de révélateur psychologique de toutes les blouses blanches. J'adore ! Il n'y a qu'au zoo qu'on peut s'amuser autant. En observant les babouins ou les chimpanzés. Mêmes règles, mêmes codes, mêmes comportements et mêmes hiérarchies.

Mais… j'y pense… je n'y ai même pas eu droit, cette fois-ci, moi, à la Grande Visite ! Même pas eu la possibilité de bien jouer au con et dire "Ben, le docteur a d'abord parlé d'un nodule qui est ensuite devenu une tumeur qui est elle-même devenue un carcinome anaplasique à petites cellules… et je commence à vaguement m'inquiéter… vous pensez que c'est grave, Monsieur le Professeur ?". Oh putain ! J'en ai raté une, là ! Merde ! Je me rattraperai…

Le week-end passe bien trop vite. J'ai à peine eu le temps d'étudier tout ce que j'ai pu trouver sur les médecines parallèles et les traitements alternatifs. Juste pris des notes, enregistré quelques sites parmi les Favoris, établi une liste de bouquins à lire… Je n'ai encore rien dit à personne. J'attends d'avoir au moins l'avis d'un chef de clinique. Le carabin boutonneux a sans doute dit la vérité, mais… on se prend toujours à espérer autre chose… une erreur de diagnostic… une confusion dans les analyses… une mauvaise interprétation des radios… que sais-je ?

Annie revient pour les chats et le chien.

-         Tout va bien ?

-         Oui, merci. Tout va bien, t'es chou… Et… excuse-moi… j'avais pas la tête à… Ça ira mieux quand je rentrerai pour de bon… mercredi… après-midi ou soir, je ne sais pas encore.

-          Comment tu peux savoir !?

-         Je le sais… tu verras. La fièvre est loin, ils m'ont laissé rentrer ce week-end… juste quelques contrôles… j'imagine, enfin… et je pourrai rentrer. T'inquiète pas. On bouffe ensemble mercredi soir, si tu veux… Tu veux bien ? Sois un amour… pas de questions…

-         Il y a quelque chose qui ne va pas… je le sens… tu me caches quelque chose…

Je l'interromps.

-         … non-non arrête… tout va bien. Je t'assure…

Les femmes ont le don certain de deviner ce qu'il ne faut pas quand il ne faut pas. Comment font-elles ? Après, c'est mélasse pour s'en sortir. Une seule solution: la fuite. Même Napoléon savait ça.

-          Mercredi soir… Fais-toi belle. J'aurais envie de sortir, de rire… Promis ? Je t'aime…

Elle fond. Juste pour un instant. J'ai gagné un tout petit répit. Rien de mieux. Les femmes n'abandonnent jamais, quand elles ont une question en tête. Et elles gagnent toujours, à la fin.


Chapitre 3

Retourner à l'hôpital après un week-end chez soi, c'est aussi gai que réintégrer la caserne après une longue perme. Les copains ronflent, l'infirmière est aussi aimable qu'un adjudant-chef, le café a un goût de chaussettes sales. Mercredi. J'ai dit mercredi. Je rentrerai mercredi. C'est décidé et ça me regonfle le moral. Un peu de Reiki pour la route et je m'endors comme un bébé.

Diane à six heures, comme d'hab'. Température, tension. L'infirmière de nuit s'éclipse. Bruit de roulettes. L'infirmière des prises de sang.

-        Monsieur Blondesen ?

-        Oui, ici…

-        Bonjour, prise de sang... Bras gauche ou bras droit ?

-        Bonjour… m'est égal… comme vous voudrez…

-        Oh les jolis tatouages ! Je ne vais pas les abîmer au moins ?

-        Ils en ont vu d'autres… ça risque pas…

J'ai les deux bras tatoués des poignets aux épaules. A chaque prise de sang, c'est le même refrain. Les infirmières doivent piquer soit dans une plante tropicale, soit… dans mon groupe sanguin tatoué à la saignée du coude droit. Elles ont toujours peur de laisser une marque. C'est délicat de leur part. Ils sont bien pratiques, mes tatouages. Souvenirs d'une jeunesse un peu aventureuse. Les premiers, sur les épaules, ont été faits à Copenhague, Nyhavn 17, par Ole Hansen – "Tatoueur des Rois et Roi des Tatoueurs". Les autres, le long des bras, par Søren Kempf, son daupin. Ole était un personnage extraordinaire. Au cours de sa longue carrière il a tatoué notre roi Frédéric IX, notamment, et nombre de têtes couronnées en Europe. D'où son titre. Il s'en allé tatouer les anges, en rigolant comme toujours. Søren est devenu un excellent ami. Nous sommes restés en contact. Ses fils sont eux aussi devenus tatoueurs, une dynastie. Ils se sont établis à Hambourg.

J'ai une tête de garçon très sage, sérieux et réfléchi. Les tatouages sont en contradiction totale avec cette image. Du coup, les gens qui les voient ne savent absolument plus comment me classer. Voyou incognito ? Militaire ? Marin ? Aventurier ? Repris de justice ? Les toubibs, du bas en haut de la hiérarchie, ça leur impose le respect… n'empêche. "Un mec tatoué comme ça, va savoir… des fois qu'il aurait l'idée de te soulever par la cravate ou le stéthoscope…". C'est con, Hein ? La chemise de l'hôpital fait apparaître les bras nus… Je ne frime pas. Les tatouages, ils sont surtout à l'intérieur. Helge, mon parrain, avait le nom de sa femme Lis tatoué sur un drapeau traversant un petit cœur. Ça a commencé comme ça… Le jeune singe imite le vieux qu'il admire et respecte. J'avais le nom de ma première femme tatoué de la même manière. Je l'ai fait enlever ou plutôt recouvrir par un autre, un phénix. Avec le nom de mon premier fils en bandeau. Il a échappé à la mort quelques années plus tard. Un vrai miracle. Un phénix… Sa mère, je préfèrerais ne pas m'en souvenir. Mais un tatouage, qu'on le veuille ou non, c'est à vie… 

Le temps de me raser, de prendre une douche et le petit-déjeuner, un toubib – un vrai – se pointe. Matinal, le toubib.

-        Monsieur Blondesen ?

-        Oui, c'est moi…

-        Bonjour, je suis le docteur Mohamed El Toubib, assistant de Monsieur le Professeur Duchose du Service d'Oncologie.

Bien sûr qu'il ne s'appelait pas "Mohamed El Toubib", mais il avait une tête à s'appeler ainsi. Alors je l'appelle comme ça dans mes souvenirs et n'allez pas chercher du racisme dans cette formulation, les tarés du politiquement correct. Je m'appelle "Blondesen" et je rigole comme vous quand j'entends une bonne blague sur les blondes. Elles sont pourtant profondément racistes à la base. "Ah…? Mais je connais des blondes trèèès intelligentes…". Allez vous faire empaffer ! Moi, je connais des Juifs, des Arabes, des Africains, des Chinois, des Japonais, des Coréens, des Indiens, des métisses de toutes races en veux-tu en voilà très intelligents aussi.

Ce sont tous des mammifères, classés parmi les primates supérieurs et parmi les primates supérieurs, il y a une armée de cons. De toutes races, couleurs et dimensions, d'accord ? Alors blancs, noirs, bronzés, jaunes, rouges, bleus, verts ou tatoués, lâchez-moi sur ce point-là. Nous sommes des êtres humains. Point à la ligne. 

Il devait être marocain ou tunisien, Mohamed. Poli, déférent, attentionné, limite obséquieux. Respectueux de son Grand Patron, en tous cas.

-        Comment vous sentez-vous ?

-        Bien merci et vous ?

Tout de suite déstabilisé, Mohamed. Les patients n'ont pas à prendre des nouvelles de la santé du médecin. Ils doivent exposer leurs bobos, le médecin doit les écouter d'un air attentif et proposer des solutions adéquates. C'est de toute évidence ce qu'on lui a appris.

-        Euh… Bon, boooon… heu… heu… je veux dire… très bien… euh…

-        Très bien. Que puis-je faire pour vous, Docteur ?

Là, il ne sait plus où se mettre ni comment. Il s'attendait à tout sauf à ça. Il se racle la gorge, se gratouille un peu le menton et m'annonce avec un sourire de commerçant de souk – je reviens de vacances à Agadir, là, juste avant la pneumonie… j'ai noté les mimiques et les gestuelles en passant – "Nous allons procéder à une chimiothérapie et à une radiothérapie."

Je le regarde comme s'il venait de la planète Mars. J'ai dû hausser les sourcils jusqu'au sommet du front. A l'intérieur, je suis liquéfié de rire.

-        Ah bon ? "Nous" ? Vous et votre Professeur Duchose ? Vous pensez que ça va vous faire du bien ?

Mohamed esquisse une sorte de sourire. Ce n'est pas vraiment un sourire. Plutôt une grimace apitoyée. Comme quand je proposais 10% du prix demandé au marchand de fausses Rolex, de boîtes sculptées ou de poignards berbères. Mes passages au souk me reviennent en mémoire. Les Marocains sont d'une extrême gentillesse et d'une grande courtoisie. Sérieux. J'ai vite compris, là-bas, qu'il faut négocier dur pour se faire respecter, lâcher du lest au bon moment, se mettre d'accord quand chaque partie a trouvé son intérêt. C'est une lueur subite dans le regard du marchand, après la mine apitoyée, qui donne le juste prix. On y arrive étape par étape. Puis sourires, poignées de main et thé à la menthe. J'ai adoré le Maroc et les Marocains. Ils ont à la fois le sens des affaires et du service.

Mohamed n'ose pas me regarder comme une sorte d'enfant attardé – les tatouages… - mais je vois bien que ça bouillonne sous sa tignasse. Il décide de prendre un air doctoralement triste. L'air "compassion professionnelle", disons.

-        Soyons sérieux, Monsieur Blondesen. Vous avez le sens de l'humour, c'est très bien. Mais il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là…

-        Mais je ne plaisante pas le moins du monde, Docteur. Si vous dites "Nous" et que vous me parlez de chimiothérapie et de radiothérapie, je dois logiquement comprendre que le Professeur Duchose et vous-même allez entreprendre ce type de traitements. Je vous souhaite sincèrement bon courage… il en faut, vous savez… les gens en meurent… enfin ceux que j'ai vu suivre ce genre de traitements…

Je peux affirmer que le Docteur Mohamed El Toubib n'a jamais, mais alors jamais, rencontré un patient comme moi. Il est suffoqué. Je lui aurais appris qu'il y avait du porc dans le dernier couscous qu'il a mangé, il n'aurait pas fait une autre tête.

Dans la chambre, les retardataires font leur toilette aux lavabos. Deux infirmières assistent les plus faibles. Ils se font qui raser, qui laver le dos, installés dans les vieux fauteuils à hauts dossiers munis de roulettes, derrière des rideaux oranges. On entend les dialogues habituels. "Vous arrivez à vous brosser les dents tout seul, Monsieur Vecchio ?", le grognement qui répond. "Où avez-vous donc mis votre peigne, monsieur Capelli ? Je vous mets un peu d'eau de Cologne ? Votre femme a dit qu'elle viendrait aujourd'hui" – les premiers petits bruits de la vie quotidienne, à l'hôpital. C'est souvent touchant, la patience et la dévotion des infirmières devant la misère de certains patients incapables de reproduire les gestes les plus simples. Ce brouhaha du matin a progressivement fait place à un pesant et curieux silence. Tout le monde a senti la gêne du Docteur El Toubib devant ce patient réfractaire et ironique. Ancien officier, j'ai la voix qui porte loin. Mohamed est en effet très mal à l'aise. C'est un homme qui n'a pas l'habitude ni le goût des confrontations. Un soumis de nature. Là il est tout partagé entre la mission confiée par son grand chef et l'attitude hostile du gibier. Il fait une dernière tentative maladroite. "Mais Monsieur Blondesen, c'est pour vous soigner… vous faire du bien… vous guérir…". J'éclate de rire. Le silence est maintenant complet, dans la chambre. Tout me monde écoute, sans en avoir l'air.

-         Me soigner ? Me faire du bien ? Me guérir ? Je vais vous expliquer, Docteur… La chimio, c'est comme une bombe atomique pour éliminer un champignon. Un gros champignon pour bouffer un petit. Le gros champignon, il fait pas dans la dentelle. Il ravage tout ce que les globules blancs ont raté. C'est… c'est comme installer un super système immunitaire pour pallier aux carences du système immunitaire d'origine. Mais seulement voilà… Il y a un gros hic… il fait tellement bien son boulot, le super système artificiel, qu'il démolit même les globules blancs, les plaquettes, les globules rouges et tout ce qui assure le fonctionnement du système d'origine en temps normal. Les cheveux tombent, les ongles se fissurent, le patient dégueule tripes et boyaux, il chie des scories et il bave de la fiente de crapaud…

La tronche de Mohamed, l'attention du public me mettent en verve… J'ai vu les effets de la chimio sur ma propre mère… sur des amis atteints du cancer… côlon… poumons… ganglions… sein… c'était pas beau… franchement pas… Oh oui, il y a des cas où ça marche. Bien sûr… Mais on ne sait pas pourquoi ni comment. Ça m'enlève toute envie de tenter le coup. La mort ne me fait pas peur. La façon de mourir, j'ai des préférences… Je continue mon show…

               -              La tumeur, elle… elle se marre, figurez-vous ! Elle a ses propres systèmes immunitaires… Elle fait semblant de régresser pour mieux se reconstruire un peu partout… elle fait comme un champignon, justement. Elle doit avoir une sorte de mycélium. Le premier champignon diminue et vous criez victoire. Pendant ce temps, cinq, dix, vingt autres petits champignons se forment ailleurs. Ce que vous appelez les métastases... ils se baladent partout et comme ils veulent maintenant, ces nouveaux petits champignons… Pas un globule blanc pour les arrêter: votre chimio les a tous bousillés. Pour compléter le tableau, vous bombardez les restes de la première tumeur avec des rayons. Là, vous me faites penser à ces militaires et à ces politiciens véreux qui osent parler de "frappes chirurgicales" dans les pays actuellement en guerre. Ils donnent ainsi à l'opinion publique – toujours prête à gober n'importe quoi… comme vos patients ordinaires, d'ailleurs… – l'impression qu'ils balancent des bombes "propres". Des bombes qui ne toucheraient que les méchants d'en face… épargnant proprement femmes, enfants et vieillards. Mon cul ! A long terme, ces munitions à l'uranium appauvri tuent même les pauvres cons – pilotes, artilleurs et soldats de la logistique – qui touchent à ces saletés. Ils obéissent aux ordres, les malheureux. Petits soldats disciplinés, ils subiront les effets de ces "frappes chirurgicales" magnifiques et parfaitement ciblées bien plus tard, croyez-moi. La guerre en Yougoslavie et "Tempête du Désert" ont eu quelques conséquences malheureuses sur les vaillants soldats des bonnes causes... La presse est très discrète, à ce sujet...  Il arrive aussi qu'ils confondent un bunker de l'État-major ennemi avec un Centre de la Croix-Rouge ou un hôpital. "Regrettable erreur des services de Renseignement, cela ne se reproduira plus…", s'excuse alors un quelconque porte-parole galonné. On peut lire, voir ou entendre ces propos rassurants dans la presse bien-pensante. Air navré du présentateur du Journal de 20 heures qui enchaîne ensuite, avec le sourire, "Football maintenant…". La guerre propre n'est pas pour demain, Docteur, la guerre n'a jamais été autre chose qu'une odieuse et monstrueuse saloperie: mentir d'un côté, massacrer de l'autre et faire un maximum de fric, voilà les principes fondamentaux de toute bonne guerre, pour les dirigeants. Il n'y a pas de bons sentiments, dans ces boucheries héroïques. La chimio et les rayons "propres" ne sont pas pour demain non plus, vous avez encore de sacrés progrès à faire... Alors, avec ou sans votre permission, je mourrai quant à moi sans assistance médicale. Proprement et naturellement. 

Mohamed abandonne. Je lui ai gâché sa journée. Il sort de la chambre tête basse. J'ai ruiné sa foi. Il me fait penser à ces vendeurs qui ne croient plus aux produits qu'ils vendent. Ces gens-là sont foutus pour la hiérarchie. Ils ne sauront plus jamais faire l'article. 

Les infirmières me regardent curieusement. Un patient ose un "Vous êtes quand même gonflé, Blondesen…". Je lui fais un clin d'œil. "Ouais… Mais j'ai raison. Et la tarte aux pommes de la cafète me fera plus de bien que leurs "tu-vas-en-chier"-thérapies… A toute', je me casse. Pas d'objection, Mesdames ? ". Les infirmières ne mouftent pas. Elles savent que si je ne suis pas en train de bouquiner sur mon lit, je suis en train d'observer l'univers médical et les humains qui le composent à la cafète. Électron libre.

L'après-midi, visite de routine du chef de clinique et de quelques autres blouse blanches. Le carabin boutonneux est là aussi. Il a l'air péteux. Le carcinome anaplasique à petites cellules ne m'a pas psychologiquement anéanti comme il l'espérait sans doute. Le chef de clinique, lui a l'air plutôt perplexe, mais pour d'autres raisons. Pas vraiment médicales. Je dérange, c'est évident. Un patient qui ne veut pas de la potion administrativement et réglementairement prévue, c'est un facteur de désordre… ça met en danger tout le système. Il essaie mollement de me raisonner. Il sent bien qu'il n'a aucune chance, mais je représente tout de même une sorte de menace pour son itinéraire personnel à lui, un accroc dans la carrière espérée. 

Pour gagner du temps, il consulte pensivement le dossier que lui a tendu l'infirmière en charge du caddie. 

-     Alors… Il paraît… j'ai entendu… que vous ne voulez vraiment pas… mais qu'est-ce qu'on va faire de vous, Monsieur Blondesen ?

-        J'ai une suggestion, Docteur ! Si rien ne s'y oppose, je rentre chez moi. Plus de fièvre, plus d'infection, n'est-ce pas ? Le cancer, c'est mon problème, maintenant. 

-        Vous verrez la suite avec votre médecin traitant ? C'est le Docteur… euh… mais il n'est pas cancérologue, votre médecin traitant… il vous faudrait voir la suite avec un spécialiste… nous pouvons vous en recommander un… enfin vous recommander vous à un spécialiste plutôt… 

Il s'emmêle dans les cheminements hiérarchiques, du coup. Je l'emmerde, c'est évident. Il faut qu'il me trouve une bonne sortie, administrativement parlant. Une sortie qui ne puisse pas nuire à sa carrière. Moi je ne veux pas l'embêter. Il a ses soucis professionnels, bien plus importants que mon avenir médical, ce jeune homme. Je comprends. Il décide de gagner du temps. Le cas est trop inhabituel, décidément. 

-     Nous verrons demain, pour votre sortie. Il y a encore quelques points à régler…

-        Mercredi ?

-        Mouis… On va encore vous faire une dernière prise de sang. Juste vérifier qu'il n'y a vraiment plus d'infection, que la pneumonie est bien maîtrisée… Le reste, ça va ? Vous vous sentez en forme ? 

-        Plutôt, oui… 

Le "Plutôt, oui…" ne concerne pas ma forme physique, mais ma détermination. Il comprend bien que je ne céderai pas.

-        Bon… On vous dira demain, d'accord ?

Je sens que je vais gagner. Annie peut réserver sa soirée de mercredi… Le soir, je m'isole pour pratiquer mon Reiki. J'applique à Anastasia la stratégie que j'ai décidée. Je la visualise et je lui parle mentalement. Dans l'immédiat, ma priorité est d'échapper aux solutions toutes faites préconisées par le Système. Par l'Hôpital. La nuit passe tranquillement. Le mardi matin, je pense aux quelques coups de fil qu'il me faut maintenant passer. Avec prudence et diplomatie. La famille, les amis, celles et ceux qui doivent savoir, mais le moins de monde possible. Le cancer, c'est comme la lèpre ou la peste: les gens ont des réactions émotionnelles disproportionnées, j'ai pu le voir dans d'autres cas. Il suffit de voir la bobine spontanément atterrée que font les gens quand quelqu'un dit "X a le cancer." C'est comme dire "X est déjà mort.". Films, romans et médias nous ont conditionnés en ce sens. 

Mardi après-midi, surprise… Je suis en train de bouquiner, attendant la visite du jour et la confirmation du départ pour le lendemain quand ils arrivent au pas de charge. 

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet (en réécriture) (3)

Le Professeur Duchose – il ne peut s'agir que de lui - flanqué de deux blouses blanches féminines et suivi d'un Mohamed tout petit et largement en retrait, déboulent dans la chambre. La description et les réflexions que je livre prennent quelques lignes, mais le temps est par nature élastique. Tout s'est réellement passé en quelques petites minutes. Mes réflexions de départ spontanées, l'espace de nanosecondes: c'est le cerveau reptilien, le plus animal, qui décrit. 

Duchose, si je me réfère à la hiérarchie des gorilles, c'est un dos argenté. Mais chez lui, c'est les tempes qui sont argentées. C'est un humain, quand même, rigolons pas… Le mâle dominant dans toute sa splendeur. Il arrive comme King Kong, balayant tout un univers invisible sur son passage. Vous pouvez l'imaginer traversant New York, pulvérisant d'une chiquenaude des gratte-ciel par dizaines, aucun obstacle ne peut l'arrêter. Il fonce sur moi. Les deux femelles ont de la peine à suivre. L'une est médecin, sa blouse est déboutonnée ; l'autre infirmière-chef ou en tout cas gradée, sa blouse est impeccablement fermée et ajustée. Ces codes vestimentaires sont importants pour indiquer la place de chacune et de chacun dans la hiérarchie. La blouse blanche médecin est plutôt gironde. Longs cheveux bruns, yeux de braise, poitrine agressive, un pétard à réveiller les morts, grand potentiel extra-médical… un million d'indicibles fantasmes pas convenables du tout me traversent la tête… La blouse blanche infirmière, le genre Miss Ratched dans Vol au-dessus d'un Nid de Coucou. Belle femme, mais regard glacial. Total soumise à son idole: Duchose. Sa façon de le regarder ne trompe pas: ses yeux passent de l'iceberg à la glace pistache dégoulinante en une fraction de seconde. Elle doit avoir lu tout Barbara Cartland. J'imagine bien une photo d'elle-même avec le Big Boss sur sa table de nuit. Une photo prise lors de la dernière fête de Noël ou lors du grand dîner qui suivit le dernier Congrès International d'Oncologie où elle l'accompagna exceptionnellement. Une photo religieusement mise en valeur dans un beau cadre en argent. Avec des dorures pour faire chic. Et dans le tiroir, un de ces trucs rigolos à piles pour effacer les rides du cou... hum... et en tous cas rêver bien plus fort ... Oh que c'est bon !... oui... oui... encore.. oh ! oui ! oui ! mon amour… mon amour…encore ! encore !… flûte… plus de piles… Mohamed, comme je l'ai dit, il est tout en retrait, s'attendant au pire, prêt à fuir.

Le Professeur Duchose est sûrement un oncologue de grande valeur. Mais il était fortement grippé les jours où la Faculté a organisé des cours facultatifs de psychologie comportementale et d'éthologie, il n'a pas lu "Le Singe Nu" de Desmond Morris, pas même les manuels de savoir-vivre de la baronne Nadine de Rothschild et il n'a jamais entendu parler de Konrad Lorenz. Mauvais points pour lui.

Il se plante devant mon lit et pose ses mains sur la bordure. Ses yeux expriment colère et frustration, pas l'ombre d'un sourire sur ce beau visage patricien. D'une voix où perce la plus vive réprobation, il me fusille d'un "Alors ? On ne veut faire ni chimio, ni radiothérapie ?"

Miss Ratched se pâme visiblement d'admiration devant tant de force contrôlée, la petite brune hésite après avoir croisé mon regard et Mohamed serait bien resté dans son bureau à établir des statistiques.

Je vous explique les erreurs ou je vous raconte la suite de la scène ? Je vous explique d'abord, vous comprendrez mieux la suite.

En faisant irruption de la sorte, brusquement et violemment, il suscite une réaction spontanée de rejet. Les autres patients et l'infirmière qui était sur place pour s'occuper de l'un d'eux sont d'ailleurs restés tétanisés. Son entrée musclée est une invasion, une déclaration de guerre. Il est accompagné de petits soldats visiblement à ses ordres et potentiellement prêts à appuyer sa démarche agressive. Il empiète sur mon territoire à moi en agrippant la bordure de mon lit. Il m'apostrophe sans même me saluer. Il n'aurait pas dû.

Mon regard, d'habitude amusé et bienveillant, a la particularité de tourner gris Baltique quand j'estime qu'on me marche sur les arpions. Mes yeux deviennent alors deux glaçons paralysants.

Je pose calmement mon bouquin sur le meuble à roulettes qui jouxte mon lit. Je suis assis bien droit, les jambes allongées et croisées par-dessus les couvertures, en pantalon et chemise. Je croise les bras sur mon ventre, mains à plat sur les coudes, exposant ainsi mes tatouages et protégeant mes organes internes tout en étant prêt à frapper. Prêt pour la bagarre. "King Kong à nous deux: si tu bouges une oreille, je vais t'en coller une…" C'est de la simple gestuelle.

Je vrille mes yeux dans les siens et je découvre mes canines en un sourire carnassier. Cette attitude menaçante et hostile ne révèle aucune appréhension, aucune faiblesse. "Bonjour Monsieur… Blondesen, Per Blondesen… A qui ai-je l'honneur..?". Duchose se ratatine d'un seul coup. Miss Ratched vacille (l'ignoble cloporte ose s'opposer à mon seigneur et maître !?), la délicieuse brune émet de nouvelles phéromones (hmmm ? un autre dos argenté ?) et Mohamed pâlit ("Je vous avais bien averti ! Je vous avais bien averti !"). Duchose reprend vite sa superbe, quand même sur ses gardes.

-        Je suis le Professeur Duchose, Chef du Service d'Oncologie !

-        Enchanté. Bonjour Monsieur le Professeur.

Dans la chambre, on entendrait éternuer un staphylocoque doré. Mon regard est de nouveau amusé, mais je suis sûr que mes yeux ont encore tous les reflets gris de la Baltique.

-        Vous savez que vous allez mourir, si vous ne suivez pas les traitements prévus ?

Pas fute-fute, Duchose. Le regard amusé aurait dû le prévenir que ce genre d'arguments me laisserait totalement indifférent.

-        Ah bon ? Eh bien c'est une grande nouvelle. Elle est digne de l'Invention de la roue et de l'Annonce faite à Marie… Parce que vous-même, sous votre bouse blanche, vous êtes à l'abri de ce genre d'événements fâcheux réservés en exclusivité à vos patients cancéreux ?

J'aurais pu mourir là, instantanément, foudroyé par Miss Ratched. Coupable impardonnable de crime de lèse-Duchose… exécuté sur le champ… Mais il me fut donné de survivre et de continuer mon discours. Duchose, lui, en avait les cordes vocales bloquées, d'une réponse aussi insolente et inattendue.

-        Je m'explique, Monsieur le Professeur. Mourir, ça… c'est notre lot à tous, je crois. Nous avons cependant encore une relative liberté quant à la façon de mourir. Les thérapies que vous préconisez et appliquez sont destinées, dans les meilleurs des cas, à prolonger la vie de quelques mois, et au mieux de quelques années… Mais dans quel état ? Avec quelle qualité de vie ? La qualité de vie, c'est ça qui m'importe, à moi… Vivre quelques mois de plus comme un bout de viande anémique, terriblement diminué et douloureux, souffrant mille morts, je ne vois pas l'intérêt… Partir pour partir, je préfère m'en aller avec panache, après avoir bien vécu mes derniers mois et mes dernières semaines, mes derniers jours… Je suis membre d'Exit, vous connaissez certainement… Et j'ai des couilles, j'assume… Ces couilles sont par ailleurs des testicules, sources d'indicibles plaisirs que ma bonne éducation et la présence de dames distinguées m'interdit d'évoquer… Je crains que vos thérapies altèrent quelque peu leur fonctionnement normal, donc ma qualité de vie, encore… J'aime bien manger et bien boire, et je sais – pour l'avoir vu chez d'autres malades – que ces plaisirs-là seront définitivement à jeter aux oubliettes… Je suis donc au regret de vous dire que je me passerai de vos services. Je comprends votre contrariété, vous pensez bien… si tous les patients réagissaient comme moi, vous pointeriez au chômage ou devriez changer de spécialité…

Sans même répondre ni même saluer, profondément offensé, Duchose tourne les talons et quitte la chambre avec l'air digne d'un archevêque pris la main dans la culotte d'une bonne sœur. Miss Ratched le suit comme une ombre meurtrie, incapable de choisir une contenance. La petite brune piquante, après un dernier regard étonné et admiratif – enfin… ma vanité masculine me pousse à le croire - leur emboîte le pas. Mohamed a l'air de la parfaite victime, de celui qui sait déjà qu'il portera sans le vouloir la responsabilité de l'horreur qui vient de se passer. Il me fait presque pitié.

Echec et mat, Duchose. Je l'ai laissé tout nu sur le damier. Loins les pions, les fous, les tours et les cavaliers. Juste une reine de misère pour le réconforter.

Je jette un regard à la ronde. Personne n'a perdu un mot de la scène. "Cafète et tarte aux pommes ! On va pas se laisser aller, hein ?". Personne ne répond. Ils sont tous médusés. Je sors en rigolant. La bonne blague ! That makes my day


Chapitre 4

La cafétéria de l'hôpital, c'est l'endroit où l'humanité souffrante et l'humanité soignante se retrouvent sans se reconnaître ni se mélanger. Vous y croisez le chirurgien qui vous a ouvert le ventre il y a une semaine en pleine discussion avec des confrères qui vous ont coloscopié au préalable. Je me demande toujours de quels sujets ils devisent en mastiquant leurs croissants dégoulinants de café ou de chocolat chaud. Oui, je sais… c'est épouvantable, ce que j'écris là. Mais quand même… je suis un peu délicat et je me pose la question: comment peut-on développer pareille indifférence envers l'intérieur du corps humain ? Et surtout envers son enveloppe externe, celle composée d'un visage, d'un tronc, de bras, de mains, de jambes et de pieds. Celle qui n'a plus d'aiguilles ni de tubes plantés un peu partout, n'est plus recouverte d'un drap stérile, avec juste une ouverture sanguinolente sur une plaie béante que quelques pinces empêchent de pisser du sang jusqu'au plafond. Au point de ne même pas adresser un sourire ou un simple hochement de tête à celle où celui qui, une table plus loin, goûte de nouveau à la vie en dégustant son expresso à petites lampées gourmandes, tout à son bonheur d'avoir retrouvé une vie presque normale, bientôt tout à fait normale. Les blouses blanches ne se mélangent pas avec les viandes. Celles-ci sont reconnaissables à leurs robes de chambre bleues et à leurs chemises en coton d'un blanc douteux, aux appareils bizarres et bruyants auxquels elles sont reliées par de minces tuyaux qui s'emmêlent partout autour de la potence qui soutient ces appareils. C'est compliqué à remettre en marche, une viande. Quand elles sont seules, les viandes ont toujours l'air pensif. L'air de se demander ce qu'elles foutent ici et pour combien de temps. On peut lire des tas d'expressions, sur ces visages muets et souvent inquiets. Les cheveux sont défaits, le maquillage absent, l'allure négligée. On leur a coupé une tranche de vie. Quand elles sont en groupe, les viandes ricanent en comparant leurs raisons d'être là. Les timides ricanent tout bas, peur d'être entendues par les blouses blanches si elles ricanaient trop haut. Peur de se faire remarquer et d'être réprimandées. Comme les enfants à l'école. Elles se taisent donc et écoutent les viandes qui ricanent tellement haut que cela en est suspect. Ce sont les viandes qui ont eu ou qui ont le plus peur, en réalité. Quand elles sont accompagnées de visites, les viandes exposent, souvent à haute voix, comment et pourquoi elles sont là. Elles profitent de leur petit moment de célébrité, puisqu'elles sont le centre d'attention d'un public fugace qui ne demande qu'une chose: ne pas être là ou au moins pas pour trop longtemps, le moins longtemps possible… vite retrouver l'air sain et respirable de l'extérieur… l'air de la santé, celui des microbes honnêtes… ceux qui ne sont pas enfermés ici avec les malades, les vrais microbes dangereux. Les viandes expliquent en long et en large pourquoi leur cas est unique, comment le docteur il a dit qu'il n'avait jamais vu ça avant. Tout le monde écoute avec respect et admiration. Chaque viande est une encyclopédie médicale. Elles font penser à ces anciens combattants qui ont gagné la guerre tout seuls, après avoir sauvé la vie du général. Blouses blanches, blouse bleues, réunies pour un instant de répit autour d'un grand aquarium où évoluent de jolis poissons multicolores. Le Monde du silence. Les poissons voient sûrement toute cette agitation. Ils n'ont pas l'air de se demander si ce sont des dieux qui font tout ce bruit, ce raffut. Les poissons sont heureux. Ils ne se posent pas de questions. Je m'amuse beaucoup et je m'efforce de ne pas être un simple bout viande. J'essaie d'être comme un poisson dans l'eau, malgré toutes les questions que je me pose.

Au XXIème siècle, nous avons le téléphone classique avec un cordon et plein de boutons pour faire plus riche. Nous avons le téléphone portable qui permet d'écouter de la musique, de prendre des photos et même d'afficher la photo du derrière de Miss June ou – si vous aimez les popotins plus dévêtus, voire total épilés – ceux de Miss December ou January (plus le froid s'intensifie, plus les strings s'évaporent, ce qui est contraire à toutes les lois de la physique, mais conforme aux lois d'un marketing moderne et imaginatif), d'enregistrer des messages d'accueil ahurissants d'intelligence, d'envoyer et de recevoir des sonneries, des logos, des idéogrammes, des messages qui s'autorédigent dans un français qui doit donner les chocottes au squelette de François Mauriac – késke ta ékri la ? - avec ou sans images et même, tenez-vous bien, vous allez être abasourdie si vous êtes une dame et abasourdi si vous êtes un monsieur ! – cette petite merveille permet même de téléphoner, si ! si ! je vous assure ! Nous avons la télévision à écran plat – d'une si rare élégance - à visser au mur à la place du portrait de groupe avec dames de l'arrière-grand-père Oscar peint par Toulouse-Lautrec un soir de sortie entre copains ou en remplacement de la véritable litho de Miró achetée aux soldes de Prisunix. Nous avons la photo numérique qui engrange vos vacances, vos soirées, le derrière de votre femme ou de votre maîtresse sur une minuscule carte-mémoire sans nuire à votre honorabilité. Nous avons toutes sortes d'autoroutes de l'information que vous pouvez consulter 24 heures sur 24 sur l'écran de votre ordinateur relié sans fil à internet. Question vitesse de l'info, on peut prétendre sans l'ombre d'hésitation que, de nos jours, l'information peut circuler à une vitesse juste un tout petit peu inférieure à celle de la lumière. En tout cas plus vite que la vérole dans le bas-clergé breton au XVIème siècle. Détrompez-vous. L'information connaît hélas également des lenteurs… Dans un hôpital, les résultats d'un scanner, d'une biopsie ou d'une radio dépendent ainsi de la vitesse du vent, de l'orientation de la circulation des courants d'air et du bon vouloir d'une secrétaire ou d'un coursier. En revanche, il faut souligner cette bienvenue exception à la règle, une grosse colère d'un Duchose pulvérise même les plus brillantes performances dynamiques du mégahertz le plus dopé à l'ADSL ou à l'urine de coureur cycliste.

Quand je reviens de la cafète, le chef de clinique et ses acolytes sont près de la porte, m'attendant sans vraiment vouloir en avoir l'air. Ils se concertent avec cet air grave et entendu qu'ont les supporters de l'Olympic de Charenton pronostiquant la cuisante défaite de l'équipe adverse à la veille d'un match historique contre les Red Potatoes de Beerham. A peine dans la chambre, j'entends le bruit du caddie de l'infirmière et me retourne un peu étonné. Une heure d'avance sur l'horaire normal de la visite.

-        Monsieur Blondesen, euh…?

-        Oui, bonjour Docteur ? 

-        Vous pourrez rentrer demain… 

Il est assez rare que j'aie envie d'embrasser un médecin (sauf si c'est une petite brune piquante avec une poitrine agressive et un pétard à réveiller les morts…), mais j'aurais bien embrassé le chef de clinique, ses assistants et même – au diable les préjugés ! – le carabin boutonneux.

Pari gagné. Je rentre mercredi.

Il est quand même un peu embêté, le chef de clinique. Quelque part, je dois être comme une tache sur son parcours. Il s'est attiré l'inimitié de Duchose sans le vouloir et une telle inimitié peut avoir des conséquences fâcheuses pour la suite de sa carrière. Je le sens partagé entre l'envie d'essayer de me convaincre une dernière fois de suivre les traitements proposés et celle de me voir disparaître à tout jamais. Le Professeur Duchose a dû actionner tous les leviers possibles pour que l'hôpital soit débarrassé de mon inutile et encombrante présence, moi l'insulte vivante – et surtout parlante – à ses credos à lui, à ses statistiques de longévité chimiquement prolongée et à sa place de grand singe omniscient parmi les singes savants ordinaires. J'ai l'impression que les panneaux "Sortie" et Sortie de secours" se sont multipliés. Les panneaux "Sortie" et "Sortie de secours" ont-ils une activité sexuelle débridée pendant que les patients dorment ?

-         Vous êtes donc sûr de votre décision ? Vous ne voulez vraiment pas…?

-         Je ne veux pas crever avant de mourir, Docteur. Est-ce que cette formulation vous convient ? 

Il hausse les épaules, las.

-         Vos papiers pour la sortie seront prêts demain matin. Bonne chance…

-         Merci, bonne chance à vous aussi.

Des adieux simples et pleins de sous-entendus, en somme. Les autres patients me congratulent. Ils aiment bien voir un faible gagner contre les Forts, un petit battre les Grands. C'est comme au cinéma, ça donne de l'espoir gratos. Deux infirmière terminant leur service viennent aussi me dire au revoir, chaleureuses. Elles sont contentes pour moi.

-         Rah, Monsieur Blondesen, vous en avez marre de nous !?

-         Meuh pas du tout ! Mais j'aimerais mieux vous revoir en bas résille au Lido qu'ici dans vos blouses blanches ! 

Elles se marrent. Elles ont aimé ma bonne humeur et mes clins d'œil limite grivois pendant tout mon séjour. "Hmmm ? Comme ça sent bon ? C'est vous Monsieur Blondesen ? – Oh..? Excusez-moi, c'est mon after-shave qui vous demande si vous êtes libre ce soir ! Moi je suis trop timide pour vous faire des propositions indécentes."

Je ne suis pas un patient emmerdant. Ma sonnette d'appel, je ne l'ai pas touchée une seule fois. Il n'y a pas de recette magique. Quand on respecte et valorise le travail des sans-grades, qu'on dit "Bonjour – Au revoir – Merci" et qu'on sourit aux gens sans se forcer, quelle que soit leur position dans la sacro-sainte hiérarchie, n'importe quelle hiérarchie, on se fait apprécier tout naturellement. Un mot gentil n'a jamais tué personne, mais a souvent ensoleillé toute la journée de quelqu'un. Il ne faut pas s'en priver.

Mon portable sonne (je dois à la vérité de vous confier que sous Paramètres de la sonnerie, j'ai sélectionné "Dring-Dring" et non pas "Orgasme d'éléphant" ou "Symphonie héroïque"…).

"Oui, c'est moi… Oui, demain matin… Tu viens me chercher…? Tu es libre demain soir, hein..!? Génial !… Je t'embrasse."

Annie, ma Chérie, demain je vais devoir t'apprendre une nouvelle pas vraiment…

C'est maintenant qu'il faut commencer à préparer non pas la sortie de l'hôpital, mais le retour à la vie qui ne sera jamais plus comme avant. La nuit passe, interminable. Comment annoncer la nouvelle à mes proches, à la famille, aux amis ? Désormais, je ne peux plus reculer cette échéance-là.

Ce matin, rien n'est pareil. Pas de prise de température, ni de tension. Les infirmières et aides-infirmières n'ont pas refait mon lit. Après le rasage et la douche, j'enfile jeans, T-shirt et chemise ouverte. Affaires de toilette, bouquins, papiers, magazines encore dignes d'intérêt et sandales marocaines sont fourrés à la hâte dans le sac de voyage et je chausse les mocassins qui attendaient patiemment leur tour. A l'heure du petit-déjeuner je suis déjà un étranger, pour les autres patients. Je n'ai plus le même look.

Quelques formalités administratives plus tard, je me retrouve à la cafète après avoir aimablement pris congé du petit monde provisoire qui m'a supporté ces dix derniers jours… "bonne chance… bon retour… tout de bon… bon courage…", poignées de mains, sourires sincères ou convenus. Civilités hospitalières.

Annie provoque un petit accident en passant la porte tournante. Dans la file, un taxi fait "plounk !" dans l'arrière de celui qui le précède. Heureux présage… Son joli visage est couronné de cheveux fous, coiffure wet look. Elle porte des pantalons en lin très ajustés, un ample chemisier blanc qui dénude généreusement une épaule bronzée et suscite automatiquement des vocations d'explorateurs chez les mâles alentour, des escarpins ouverts sur des doigts de pied soigneusement vernis. Péché mortel ambulant…

"Ma Chérie, puisque nous sommes encore à l'hôpital: tu me fais penser à un antidépresseur que j'aimerais beaucoup tester…", Annie est ravie. C'était l'effet escompté. Un baiser rapide, humide, les lèvres et les langues qui se touchent une fraction de seconde et se promettent mille bonheurs… La voiture est garée juste à côté. Nous sommes chez moi en un rien de temps.


Chapitre 5

Annie

Mon chien fait d'ahurissants bonds de joie, c'est une petite femelle fox-terrier. Je suis aux anges - "Arrête ou je t'enlève les piles !" – les chattes rappliquent et s'assoient, dignes et hiératiques, sur le rebord d'une table, attendant que la chienne termine son numéro de cirque.

"Je vais reprendre une douche…". Annie est déjà en train de préparer des cafés. "Je te rejoins…".

Et maintenant, une page de publicités…

Leçon n° 10

Poser le piège

et attendre.

Leçon n° 28

Lui tendre

une embuscade.

Leçon n° 42

Créer vertiges

et pulsations.

Annie a bien appris les Leçons de Séduction d'Aubade, je crois même qu'elle a passé un doctorat. Bien que visuellement proche de Dingo (le copain de Mickey) en état d'hypnose profonde – vous imaginez…? les pupilles en forme de spirales… – quand elle me fait profiter de son enseignement, j'ai cependant retenu une ou deux leçons. Par exemple…

Leçon n° 46

Avoir tant de

choses à lui dire.

Leçon n° 9

Détourner

la conversation.

Encore quelques publicités, ne perdez pas patience…

… un oiseau dans une cage… Vanessa Paradis… Chanel N° 5… une brune superbe… juste le visage et la naissance des seins… elle suce un cornet de glace… Lusso ?… Magnum..? je ne me souviens plus… le visuel fait oublier la marque… des vahinés ou supposées telles… les cheveux mouillés… la pointe d'un sein… Tahiti Douche… une Italienne typique… langoureuse… sensuelle… elle a chaud… elle a soif… il va lui chercher du thé glacé… elle a froid… les parfums de Guerlain… Femmes… ambiance japonaise… Obao… elle marche avec l'élégance d'une danseuse… un voile tombe… un corps superbe… elle descend quelques marches…Dior… un bain d'or… des cheveux blonds qui frémissent doucement… une voix qui murmure "… j'adore…"… une main de femme finement manucurée… ongles carmins… la bouteille de Perrier grandit… le bouchon saute… l'eau jaillit… explose… Claudia Cardinale sert de l'eau aux poseurs de rails… je poserais des rails jusqu'en Alaska… ah non… ça c'est un film… des images… des musiques… jusqu'au soir… j'aimerais arrêter le temps… moments magiques…

-          Pourquoi tu ne dis rien..?

-         Je rêvais… pardonne-moi…

-         Je sais que tu me caches quelque chose… je te connais, tu sais ?

-         Oui, je sais… On parlera plus tard, au resto… gagner du temps… laisse-moi profiter du moment présent… tu es belle… avant… pendant… après…

Elle rit. "Les infirmières ne te manquent pas trop ?". A mon tour de rire. "Si beaucoup… surtout leurs souliers orthopédiques… je suis fétichiste des pieds, tu ne savais pas…? des mains aussi... les tiennes… mais encore plus de tes yeux… de ta bouche... de tes seins… de tes jambes… de ton cul… c'est pour ça que je suis rentré…!". Elle me sourit tendrement, prend un air faussement ingénu."Oh !". J'ai de nouveau gagné un petit répit.

… la bouteille de Perrier… la main aux ongles carmin… le yin et le yang.. il va bientôt faire nuit... la fraîcheur… j'ai réservé pour 21 heures…


Chapitre 6

La moto, c'est génial. J'ai toujours aimé les grosses bécanes et les bêtes de course. On tient la liberté, la vie et la mort entre les mains. Ma Guzzi 850 Le Mans doit sentir mon impatience et mon manque. Elle feule d'allégresse quand je tourne la poignée des gaz. Annie est collée contre moi. Passagère idéale, elle suit comme une parfaite danseuse de tango, comme une partie de moi-même. Virages serrés, freinages pointus, accélérations fulgurantes, lignes droites à fond les manettes… l'air encore chaud siffle autour du casque… l'adrénaline a remplacé tout le sang de mon corps. Je vis à 100… 150… 200 à l'heure ! Waouh !

Le resto est au bord du lac. Loin de la ville. Éclairage tamisé et chandelles. Romantisme et intimité. Salade grecque et moussaka. Ambiance vacances à deux tours de roues de chez soi.

-         Alors ? Tu me dis, maintenant ?

-         Te dire quoi…? La vie est belle, profite ! Profitons !

Je joue à l'idiot sans le moindre effort. hé ! hé ! J'excelle… "Ecoute… Mangeons d'abord… parlons de tout et de rien… surtout de rien, c'est plus agréable… rien n'est vraiment important, sinon être heureux, tu sais ? Et là, depuis que je suis sorti, depuis ce matin… cette après-midi et ce soir… je suis… je suis bien… tu es belle et bandante et j'ai faim !". Annie cherche la faille… elle n'abandonnera pas. Elle m'interroge sur les examens que j'ai dû passer. Je lui réponds en lui parlant des deux spécialistes en radiologie, de leur parfaite entente… Étaient-elles blondes ou brunes ? Quel âge ..? …Environ ? "Quelle importance, tu es jalouse ? Elles étaient chouettes !". Danger écarté. Presque. Annie continue son interrogatoire, mine de rien. J'arrive quand même presque à la fin de ma moussaka. Je n'arriverai pas jusqu'au dessert.

-         Ils ont diagnostiqué un cancer du poumon, voilà.

-         Je m'y attendais… je le savais… c'est pour ça que tu…

Dans la lueur vacillante des chandelles, je vois que de grosses larmes se forment au bord de ses yeux. Elle renifle un petit coup, pose son menton sur sa main repliée, regarde ailleurs, très loin au loin… Une larme coule… tout doucement… puis une autre… elles cherchent leur chemin sur la pente des joues… hésitent à la commissure des lèvres… se décident d'un coup pour le menton… Annie se lève brusquement. "Excuse-moi… je reviens…". Elle part en direction du Ladie's Room, la serviette collée contre le visage. Le garçon me regarde d'un air inquisiteur. "Dispute d'amoureux ?" a-t-il l'air de demander. Je lui fais un geste apaisant de la main signifiant "Laissez tomber… rien de grave… ça ira".

Je repousse mon assiette et rapproche le cendrier. Fumer ? Ne pas fumer ? Elle va sauter sur l'occasion… reproches… scène idiote.

J'ai une sainte horreur des scènes en public. Peut-être parce que mes parents se disputaient tout le temps ainsi ? C'était leur façon de communiquer, d'exister ou de justifier leur existence devant n'importe quel parterre. "Moi j'ai raison et toi tu as tort. Ferme-la, j'aurai de toutes façons le dernier mot !". Invités, amis, famille, proches, lieux publics, restaurant, n'importe qui et n'importe où. Tout leur était bon pour se donner en spectacle. Ridicules. Chez un gosse, ça laisse des traces… elles perdurent chez l'adulte. Une dispute en public ou une discussion un peu trop vive, pour moi, c'est comme si les gens déféquaient devant tout le monde. Culottes en-bas, cul à l'air et perte totale de maîtrise des sphincters… des sphincters mentaux s'entend. Il ne faut pas laisser échapper les plus sales côtés de son âme devant tout le monde. Question de pudeur, de respect des autres et de soi-même.

J'allume une cigarette et fais signe au garçon d'apporter l'addition. "Pas de desserts ni de cafés, Monsieur ?". Je lui souris aimablement. "Non, on les prendra ailleurs… merci…".

Une petite éternité plus tard, Annie revient. Droite, mécanique, replâtrée. Ses yeux sont rouges, évidemment. Acide, elle me siffle "Tu penses que ça va améliorer ton cas ?" en désignant la cigarette et le cendrier d'un regard agressif appuyé d'un coup de menton meurtrier. Je ne relève pas. J'écrase la cigarette et me lève doucement en disant "On s'en va...". Annie est furieuse, du coup. Je suis en train de gâcher la belle scène qu'elle a eu tout le temps de préparer. Elle écarquille les yeux, ouvre la bouche pour… Le second "On s'en va…", impératif et sans appel, la cloue sur place. Je suis déjà hors de portée de ses mots.

Elle trottine derrière moi, trébuche, perd une chaussure, se remet à pleurer. Elle n'arrive pas à suivre mes pas de géant. Arrivés à la moto, je lui tends son casque, pose un bisou sur son front, la tiens serrée un petit moment contre moi, fort, très fort… pour elle… pas pour moi… sans un mot. Puis, je lui murmure tendrement "Tu prétends me connaître ? Alors tais-toi. On parlera à la maison.". La Guzzi pousse de longs rugissements dans la nuit, figeant tout ce qui la précède. Les phares d'en face ne sont qu'étoiles filantes.

Annie fait la tête. Pendant que je tire la bécane sur sa béquille centrale et ferme l'arrivée d'essence, elle marche d'un pas décidé vers l'entrée. Toujours bien droite, limite raide. Rien de sa démarche féline et dansante habituelle. Elle fait vraiment la tête. Bon. La nuit promet d'être longue…

-         Tu veux un café ?

Elle a déjà rangé son casque à l'entrée, sorti tasses et sucrier. La question est juste pour la forme. Elle signifie "D'accord… maintenant on va parler… c'est à dire que je vais te dire ma façon de penser et on verra bien ce que tu auras à répondre… si tu arrives à répondre !". Tellement prévisible que cela en est touchant. Je décide de l'agacer un peu avant de passer aux choses sérieuses. Puisqu'elle cherche la bagarre… mieux vaut la désarmer tout de suite.

-         Oui je veux bien, celui du bistro était infect…

-         Mais..? On n'a pas pris de café, au bistro..!?

-          Justement… C'est pour ça qu'il était infect…

Et c'est parti pour les Imprécations de Camille version Annie… "Comment peux-tu prendre les choses avec autant de légèreté ? C'est parce que je t'ai fait une remarque au sujet de ta cigarette ? Ah c'est malin, vraiment ! Monsieur a le cancer du poumon, m'annonce ça comme s'il avait la grippe et il faudrait que je me taise ? Non mais enfin !? Tu ne comprends donc pas que c'est parce que je t'aime, parce que je me fais du souci pour toi ? Pour nous ? Tu ne prendras donc jamais rien au sérieux ? Tu te fous de mes sentiments ? Tu te fous de tout ?"

-         Tu as un beau cul… même quand tu es en colère, tu sais..?

"Non mais c'est pas vrai ! Non mais quel con ! Mais comment est-ce que j'ai fait pour tomber sur un type comme toi… tomber amoureuse d'un type comme toi !?

-         … hum… tes seins aussi… quand ils sautent comme ça… ouaaah…

"Je te déteste ! Je te déteste !". Petite plongée dans un mouchoir en papier. Vitesse supérieure, elle passe aux pleurs. Entre deux sanglots, elle me crie "Je t'aime…! Je t'aime ! Tu comprends !? C'est pour ça que…". Je prépare les cafés tranquillement, elle les a déjà complètement oubliés. "Oui, je comprends…". Pas de sucre pour elle, un sucre pour moi. Je pose un cendrier à côté des tasses. Elle le voit bien, mais ne dit rien. Elle se mouche, pleurniche un peu. Les sanglots se font plus brefs. Les pleurs s'arrêtent. Quelques petits reniflements encore… "Moi aussi, je t'aime… beaucoup… enfin… à ma façon. Comme tu m'aimes à ta façon. Les deux façons sont compatibles… je crois…". J'allume une cigarette. Elle se contente de lever les yeux au ciel. "Viens t'asseoir près de moi et parlons tranquillement.".

Elle jette un regard plein d'opprobre à la cigarette et au cendrier et laisse tomber un "Non !" sec et pas définitif du tout. "Bon… tant pis… reste debout… Je t'ai déjà dit que tu as un beau cul ?… même quand tu es en colère ?". Elle s'assied vite sur l'autre canapé. Me regarde… fait des efforts désespérés pour ne pas rire… "T'es qu'un sale con !" et elle éclate de rire. Je ris aussi. "Je sais… puisque je suis assez con pour penser à ton cul quand tu parles à ma tête…".

Fin des Imprécations de Camille.

On passe au Médecin Malgré Lui.

"A mon tour, si tu veux bien… et même si tu veux pas. Je comprends très bien ta réaction. Elle est comme toi, spontanée: plus de cigarette égale plus de cancer. Mais tu le sais comme moi, ce n'est pas aussi simple. Le cancer est là. Une cigarette de plus ou de moins n'y changera rien.  La question est plutôt "Comment s'en débarrasser " ou dans le pire des cas "Comment vivre ce qui me reste à vivre comme j'ai toujours vécu: libre, debout et sans contraintes ?". Je ne veux pas céder à une panique idiote, ni me mettre à culpabiliser, pas davantage commencer à me comporter comme si j'avais peur de mourir. Je n'ai pas peur, il faut bien le comprendre. Je continuerai à vivre "normalement", en cherchant d'autres solutions et en sachant que – quoi que je fasse – je risque autant qu'hier ou aujourd'hui de me faire écraser par un chauffard, de me viander à moto si j'ai un mauvais réflexe ou de tomber raide mort, victime d'un infarctus ou d'une hémorragie cérébrale. Le cancer n'a en rien éliminé ces autres dangers.".

Je raconte ensuite à Annie les scènes avec Mohamed d'abord, puis avec Duchose, histoire de détendre l'atmosphère Les propos insolents et à mon avis plutôt rigolos que j'ai tenus à l'un comme à l'autre. Je narre même sur le mode comique – l'air de renifler comme un vieux clebs malin et porté sur les femelles du voisinage – les phéromones purement fantasmés de la piquante assistante brune de Duchose. "Salaud !". Annie n'écoute plus. "Elle était mieux que moi ?". La tumeur et les traitements préconisés n'ont dès lors plus aucun intérêt immédiat pour elle. "Qu'est-ce qu'ils avaient de mieux que les miens, ses seins, hein !?". J'interromps un instant la brillante conférence médicale. "Ses seins ? Ouh la la ! Au moins du 95 ½ C ! Et sans soutien-gorge, je te prie de me croire ! Pur béton ! Tout droits ! Bing ! De vrais obus ! Avec des détonateurs bien visibles au bout ! Des nichons comme on en voit que sur les pin-ups des années cinquante ! Sans baleines ni coutures ! Et pas retouchés ! 100 % naturels ! Demandant qu'à exploser hors du chemisier ! Et un cul ! Je te dis pas ! Un cul…! Il lui manquait que la parole !". Annie se jette sur moi, rieuse et furieuse. "Je vais te montrer moi, qui est la meilleure ! Salaud !". Quand Annie prononce le mot "salaud !" sur ce ton et accompagné d'une telle gestuelle, il n'y a plus qu'à abandonner la partie en cours pour en entamer une autre…

Et maintenant, encore une petite page de publicité…

Leçon n° 14 

Lui offrir

le meilleur des mondes

Je n'ai pu continuer mon exposé que le lendemain matin, après avoir été chercher les croissants. Dur-dur, quand même, une discussion raisonnable avec mon Annie chérie…

Elle mange en silence. Déjà douchée, les cheveux tenus par un chouchou à l'arrière de la tête, pas encore maquillée, toujours très belle. Elle a les traits un peu tirés. Les larmes… les rires… les soupirs… les cris du cœur. Aux "salaud !" ont succédé des "… je t'aime… oh… je t'aime tant…", des "je ne veux pas te perdre… je veux t'avoir toujours… pour toujours", des "… mais pourquoi ? …oh pourquoi !?", des "non !" et des "… oui !… oui ! oh…oui !" jusqu'au bout de la nuit.

Elle se tient très droite sur sa chaise. Elle attend. Elle attend la faille, la brèche dans le raisonnement. Quand une femme et un homme s'aiment, et se connaissent sans laisser l'amour tout occulter, il faut parfois aller au-delà des silences et des mots, chercher dans les gestes les plus simples de profondes significations. Son peignoir baîlle un peu sur ses seins magnifiques. Elle surprend mon regard. Le cerveau reptilien de tout individu normalement constitué, dans de tels cas de figure, ordonne impérativement "Globes oculaires ! 11 heures… saisie d'objectif… double objectif… Bloquer sur objectifs… Bien compris… Objectifs bloqués… Mains: préparation à l'action… Bouche: sèche… Langue: humidifier lèvres… ! Déconnexion Contrôle Général… Alerte ! Alerte ! Alerte ! Préparer action !". Tout ça en une nanoseconde. Épatant, non ? Elle remet négligemment en place les pans qui s'ouvraient sur… "Objectifs masqués… Globes oculaires: repos…! Fin d'alerte… Fin d'alerte… Mains: beurrer croissant… Bouche: ouvrir, mordre, mastiquer… Langue: y a bon confiture…". Elle se lève, un petit sourire mystérieux – pas joyeux, ni gentil, juste mystérieux – au coin des lèvres. "Tu veux encore du café ?". En se levant, le peignoir s'est entrouvert une fraction de seconde, dévoilant un joli string noir… "Globes oculaires ! Nouvelle alerte ! Nouvel objectif en vue ! Activer radar ! Visibilité limitée ! Adrénaline en zone rouge… Main: lâcher croissant… Système supérieur: déglutir… et que ça saute !". Elle lisse le peignoir, se verse un café, dos tourné… "Fin d'alerte… Globes oculaires: localiser tasse… estimer contenu…". Je pousse ma tasse vers elle. "Oui merci, je veux bien.". Elle se penche pour verser le café. "Contrôle Général à Cerveau reptilien ! Contrôle Général à Cerveau reptilien ! Déconnexion immédiate ! Je répète: Déconnexion immédiate ! Danger à 11 heures ! Globes oculaires: regarder ailleurs ! Exécution ! Cœur:réduire pulsations à 70… maintenir à 70… Bien… Cerveau…? Oui ? Cerveau ? J'écoute ? Bon d'accord… éclaircir voix prioritaire… Cerveau, ensuite à vous…".

-         Hum… ah… hum… Je crois que… nous avons encore deux ou trois choses à nous dire…

-         Oui…? Je t'écoute… 

Elle n'écoute rien du tout. Elle a déjà préparé la suite, j'en suis certain. Ce sourire-là ne me trompe pas.

-         Le week-end passé, j'ai commencé à me renseigner sur le cancer du poumon, les différents types.. le genre de tumeur qu'ils ont diagnostiqué… sur le net… Il faudra que j'aille acheter quelques bouquins, aujourd'hui. Je veux me soigner à ma manière, je ne veux pas entendre parler de leurs poisons chimiques et radioactifs. J'espère que tu comprends…

-         Oui.. oui… bien sûr, mon chéri. Je comprends… Comme d'habitude, tu es plus intelligent que la terre entière… 

-         Il ne s'agit pas de ça ! 

-         Ah ? Et de quoi s'agit-il, dans ce cas ?

-         Il s'agit de ma vie, Annie, de ma conception de la vie. Et de la mort, c'est entendu. 

-          Hmmm ? 

-         Aussi incroyable que cela puisse paraître, j'ai en effet des poumons de non-fumeur. J'ai vu ça de mes propres yeux. La radiologue et son assistante n'en revenaient pas quand j'ai dit que je fumais deux paquets par jour. Mais enfin… Je n'insiste pas sur ce point encore mystérieux. OK, un tas d'études sérieuses démontre que le tabac est carcinogène. Mais je crois que le cancer ne peut naître et se développer que sur un terrain favorable. Tu me suis ? 

-          Hmmm ? 

Annie range beurre, confitures, miel. Elle passe un coup d'éponge sur la table de la cuisine. Son peignoir s'ouvre, se referme, s'entrouvre… toujours le petit sourire… ses yeux qui surveillent les miens… "Contrôle Général à globes oculaires… fixer point entre midi et 15 heures… impératif ! point neutre… choix libre… interdiction de regarder à 11 heures… je répète: interdiction de regarder à 11 heures !".

-         Je veux un bébé.

Nous y voilà. Le mystère du sourire mystérieux élucidé. "Demandez les dernières nouvelles !" 

"Contrôle à Contrôle:  Oh putaing ! Garde le contrôle, sacré Nom de… (non-non, God help me, ne vous attendez pas à ce que j'enfreigne le troisième Commandement…)… Cerveau reptilien ! Alerte maximum ! Je répète: Alerte maximum ! Plan A: préparer fuite ! Plan B: préparer fuite ! Plan C: préparer fuite !".

-         Tu crois vraiment que c'est le moment ?

-         J'ai bientôt 40 ans… Oui, c'est le moment et je veux un bébé de toi. 

Si on m'avait fait un électroencéphalogramme à ce moment précis, je pense que le résultat aurait été une œuvre abstraite assez intéressante au plan pictural, un habile mélange des théories d'Einstein, des plus beaux délires de Dali, de mon dernier relevé bancaire et des dessins ornant les parois de la grotte de Lascaux.

Parfois, je vous le concède avec une certaine immodestie, j'éprouve la plus vive admiration pour mon propre self-control, actuellement. Contrôle Général à mains: arrêtez de faire de l'humour British à 10 pence sur le clavier. Hum… excusez-moi.

-         Ma chérie, tu as 30 ans et des poussières depuis quand déjà ?

Le jour de ses 30 ans, Annie avait décrété que désormais, les année ne compteraient plus et qu'elle aurait "30 ans et des poussières" jusqu'à la nuit des temps.

-         Depuis bien trop longtemps et il n'y a plus un instant à perdre: je veux un enfant de toi.

Voyez-vous, la multiplicité de nos personnalités peut se révéler dans de telles rares et sublimes occasions. Il y a l'Homme de Raison qui réfléchit "J'ai déjà des enfants et je ne veux pas d'autres enfants. Si je ne peux pas lui assurer un avenir, peut-être pas même le voir grandir… Cet enfant risque d'être orphelin de père avant d'avoir ses dents de lait.". Il y l'Homme Romantique (un peu inspiré par les "Montres Molles" de Dali) qui rêve un instant "Le Temps n'est qu'Illusion…". Il y a l'Homme Pratique qui calcule "Annie + les cours d'accouchement sans douleur encore une fois, pffff… + les frais de clinique + un enfant + un couffin + une poussette + une tonne de pampers + un hochet + une pension alimentaire + encore deux ou trois trucs que j'oublie…". Il y a le Mâle Primitif qui pense intuitivement "Femelle veut mes gènes pour perpétuer espèce avec moi. Moi bons gènes. Femelle beaucoup de goût. Femelle très jolie. Femelle et moi faire beaux enfants. Moi très fier. Moi très content. Moi accepter invitation femelle sans me faire prier davantage, cela serait terriblement mal élevé et discourtois. Pas le moment de réfléchir. Femelle bandante. Moi faire golo-golo avec femelle tout de suite." Et enfin, il y a Moi… et je m'entends dire "C'est exclu.".

Contrôle Général à tous: "Tout le monde aux abris !". 

La suite est implacablement logique. Annie sort de la cuisine. Revient avec son casque – le beau casque intégral rouge Guzzi que je lui ai offert – à la main. Le casque vole. J'ai juste le réflexe de le bloquer comme un ballon de football américain arrivant high speed. Annie est déjà ressortie. "Clang ! Clang !", la penderie de la chambre à coucher. "Schlonk ! Schlonk !", les deux tiroirs du bas, commode de l'entrée. Bruits divers provenant de la salle de bain, ponctués par un "Merde !" suivant immédiatement un bruit de verre cassé. "Ziiiiiiip !", sac de voyage ouvert. Empilages et farfouillements. "Ziiiii…iii…iiip !", sac trop plein, mais refermé. "Clic-clac-clic-clac-clic…". Tiens ? Elle a mis des talons-aiguille ? "Clic-clac-clic-clac… Vlaoum !". Porte d'entrée ouverte et refermée. Moi pas faire bébé aujourd'hui. Détrompez-vous: ce ne sont pas des adieux définitifs. Juste un au revoir un peu bruyant. Annie est comme ça. C'est un "Salut-je-me-casse-je-ne-veux-plus-jamais-te-revoir" un peu démonstratif. Nous sommes jeudi, j'ai quartier libre au moins jusqu'à samedi… dimanche, avec un peu de chance.

Je peux retourner sur internet. Cette après-midi, j'irai dévaliser quelques librairies.

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet (en réécriture) (4)

Chapitre 7

Internet… ça donne le vertige toutes ces infos…

A cette époque fort reculée – nous étions donc tout juste entrés dans le XXIème siècle et un modem 56K était la Ferrari des autoroutes de l'info – chercher des informations en entrant les mots adéquats dans les moteurs de recherche prenait des heures et des heures… J'ai pris les heures qu'il fallait et des notes écrites pour faire sérieux.

Tiens ! A propos de sérieux ! Je me suis vite rendu compte qu'il y a une armée de charlatans qui promettent la guérison là, comme ça, tout de suite, le temps d'enregistrer le N° de carte de crédit et la date d'expiration, puis d'inscrire un groooos montant. Mais il faut faire vite ! Ne pas perdre une seconde ! "Clickez YES !  Vite ! Vite ! Vite ! Hurry ! Hurry ! Hurry ! Click here ! Immediate access ! Tu vas quand même pas caner avant qu'on touche nos plombs, hé abruti !". Des affreux jojos qui jouent sur la peur des gens pour leur pomper un max de thunes, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Comme pour toutes les escroqueries, plus c'est gros mieux ça marche. Quand vous apprenez que vous avez un cancer, sous quelque forme que ce soit, vous vous trouvez fragilisé, forcément. Je ne puis donc que vous recommander la plus extrême prudence et la plus mûre réflexion avant de vous engager dans un quelconque processus de médecines alternatives. Internet permet aussi de vérifier et recouper les infos. Pesez le pour et contre, renseignez-vous à fond, cherchez de vrais témoignages, vérifiez encore, recoupez encore et encore pour prendre les décisions les moins hasardeuses. C'est tout ce que je peux vous conseiller, expériences faites.

A la base, deux ingrédients indispensables: le bon sens et le courage. Tout d'abord le bon sens. Et une solide dose, s'il vous plaît. Il permet d'éliminer toutes les sorcières, sorciers, mixeurs de poudres de perlimpinpin et d'écailles d'ornithorynques, les gourous et les marabouts, bref les marchands de miracles en tous genres. Moi, je me suis quand même fait avoir une fois, je l'avoue… Par bête curiosité.

Je vous raconte ? J'ose…? Seulement à moitié… pas envie ni les moyens d'un procès à l'américaine. Ces gens-là vous réclameraient dix millions de dollars pour un mot de travers. Allez… j'y vais vaillamment, mais prudemment: sans citer le vrai nom de l'auteure.

Dans mes recherches à partir du mot "cancer" je tombais souvent sur le nom d'une dame américaine sûrement richissime aujourdhui: "Millions of copies sold…", de sacrées références ! Appelons-la Dr. Hopla Thaler, d'accord ? "Hopla" parce qu'il faut vraiment être léger du bulbe pour croire à ce genre de conneries et "Thaler" parce que ce mot allemand - qui signifie "écu" - est à l'origine du mot "dollar". Vous ne le saviez pas ? Ben vous voyez…! On apprend même parfois des choses en rigolant ! Faut vraiment être bête pour se priver de rire… je m'en suis rendu compte, personnellement et confidentiellement, en lisant Rabelais. "La substantifique moelle…", il faut toujours la chercher derrière le rire. Or et donc, Dr. Hopla Thaler a commis un ouvrage intitulé pas moins que "La soluce de tous les cancers" (très librement traduit de l'anglo-saxon) et elle n'a même pas reçu le Nobel de Médecine. La vie est injuste et les gens sont méchants, quand même… Passant entre les rayons d'une de mes librairies préférées, je remarque un gros pavé avec "La soluce de tous les cancers" écrit en belles lettres rouge vif bien visibles et lisibles sur la tranche et la couverture. Question "achat impulsif"… quand on vient d'apprendre l'existence d'un nodule parasite qui est une tumeur présentant la particularité d'être un carcinome anaplasique à petites cellules censé vous débarrasser de tous vos soucis terrestres dans les six mois à deux ans… alors là… "Oups!", me dis-je, "peut-être une chance d'échapper à ce triste destin… vite lire ça avant qu'ils ne vissent le couvercle et chauffent le four ! J'achète ! Au diable cet esprit économe que mes géniteurs et mes professeurs ne surent de toutes façons pas m'inculquer !". J'acquiers donc cet intéressant ouvrage de cuisine médicale à l'usage des sots et des non-pensants. Aaaargh ! Comme je regrette aujourd'hui de n'avoir point investi ces cinquante balles dans une bonne bouteille !

N'exagérons rien… Après, j'ai tellement ri de ma propre bêtise après, que cela en valait quand même le coup.

Voici les conseils du Dr. Hopla Thaler:

Un: vous vous faites arracher tous les plombages qu'un sournois dentiste inféodé à vos parents fixa sans anesthésie particulière dans vos innocentes chagnottes.

Deux: vous vous débarrassez avec des breuvages à base d'herbes introuvables dans les pays civilisés de tous les parasites – et ils sont légion – que vous abritez sans même le savoir.

Trois: vous génocidez ces mêmes parasites avec de petits appareils électriques vendus contre un modique supplément et que vous pouvez commander à travers une adresse fournie gratuitement dans le bouquin. 

Quatre: vous bannissez de chez vous chiens, chats et autres animaux de compagnie.

Suivez toutes ces instructions à la lettre et flush ! plus de cancer ! Merci Docteur !

Deux points, essentiellement, me firent hésiter à entreprendre pareille thérapie.

Un: j'ai une frousse - mais alors une frousse comme vous n'arrivez même pas à l'imaginer ! – du dentiste. Je préfère mille morts à une séance chez le mien !

Deux: me priver de la compagnie et de l'affection envahissante de ma chienne et de mes deux chattes est tout bonnement impensable.

J'ai donc renoncé aux méthodes préconisées par le Dr. Hopla Thaler.

Toutes ces recherches ont eu le mérite de me faire réfléchir intensément sur les mécanismes réels de l'apparition du cancer. Pourquoi ? Pourquoi moi ? A cause de quoi ?

A mon humble avis totalement non-autorisé et ne s'appuyant sur aucune base scientifique de quelque nature que ce soit, le cancer, c'est comme une sorte de plante parasite, question naissance et développement. Une tumeur ne peut naître et se développer que sur un terrain propice et fragilisé. Si les défenses immunitaires – physiques et mentales - sont fortes, le cancer n'a aucune chance. Si le mental, pour l'une ou l'autre raison – grosse fatigue, mini-dépression ou ras-le-bol général – est un peu faiblard, le physique en prend aussi pour son grade. Les deux associés dans la faiblesse forment un couple accueillant pour le méchant et gourmand petit bébé cancer. Il se placera là où les défenses mentales sont pour ainsi dire préparées à le recevoir. Poumons, seins, foie, pancréas, os, cerveau, prostate, peau, mystérieux ganglions… C'est parfaitement débile, ce que j'écris là, n'est-ce pas ?

Mais… et là interviennent mes observations persos, celles que tout le monde peut faire dans la vie de tous les jours. Les médias, le cinéma et la télé, les bouquins et toutes autres sources d'informations nous conditionnent sans même le vouloir. J'ai vu nombre d'amies développer un cancer du sein suite à une déception amoureuse ou à un divorce douloureux. Les seins, symboles de la féminité… J'ai vu nombre d'amis développer des cancers du côlon ou du système digestif. Trop de bonnes bouffes ou de malbouffes… J'ai vu nombre de fumeurs et de non-fumeurs écolos développer un cancer du poumon. Tabac et pollution… Dans nos petites têtes, il y a des idées suicidaires et mortelles qui tournent en rond sans que nous y prêtions véritablement attention. Un jour ou une nuit, on ne sait ni quand, ni comment, ni pourquoi, le cerveau envoie un ordre peu clair à l'organisme. Les neurones responsables du système de sécurité sont en train de taper le carton ou de rêver à une vie meilleure… les globules blancs et autres petits soldats sont distraits… et voilà une minuscule petite boule qui s'installe, fait son nid, se greffe à un organe ou à une quelconque partie du système, prend racine, commence à pomper du sang frais avec de bonnes protéines et de savoureux lipides, grossit… grossit… grossit…

"Madame, nous avons décelé une petite grosseur anormale dans votre sein gauche…". "Monsieur, nous avons découvert un polype un peu suspect dans votre intestin…".

Ce jour-là, le moment est venu de prendre une décision qui engagera tout l'avenir. Je ne veux rien recommander, car chacune et chacun est libre de ses choix. Vous êtes libres des vôtres comme j'ai été libre des miens. Je suis toujours libre et surtout libéré d'Anastasia. J'ai donc eu raison en ce qui me concerne, mais cela ne signifie pas que mes choix soient valables pour d'autres. Je vous les explique et j'espère simplement que vous pourrez en tirer profit. Pour prendre une décision, deux ingrédients sont nécessaires. Je le répète: bon sens et courage. Le bon sens commande de dire non quand les blouses blanches proposent chimiothérapie et radiothérapie comme une stewardess vous offrirait une aspirine. "Foutu pour foutu, autant profiter de mes derniers jours en conservant un maximum de qualité de vie", tel fut mon raisonnement. Le courage, c'est encore une autre histoire. Plus que du courage, il faut de la détermination et de l'opiniâtreté. Dès le moment que votre entourage – famille, amis, proches – apprend que vous avez le cancer, il vous tient déjà pour mort, ou pratiquement. Dans ce registre, j'ai tout vécu, ou à peu près.

Chapitre 8

Au plan professionnel et social, appelons les choses par leur vrai nom: le cancer est un vrai caca… Si vous avez quelques légères et anodines tendances à la paranoïa, encore un bon conseil: évitez d'en parler ! Evitez d'ébruiter qu'on vous a découvert un nodule, un truc ou un bidule qui plonge les médecins dans leur ensemble et les cancérologues en particulier dans les joies de découvertes inédites ou dans la plus grande perplexité, le notaire dans la rédaction de votre testament, le comptable dans la clôture fébrile de votre exercice annuel et vos ayants droit dans des rêves de nouvelle voiture ou de croisières aux Antilles.

Cette nouvelle, mal présentée et immédiatement diffusée va faire naître des vocations d'héritiers potentiels en veux-tu en voilà, des shows compassionnels déplorables et risibles – "Oh moi, je comprends ce que tu peux ressentir…" – et une cure amincissante radicale de votre carnet mondain. La seule nouvelle de l'apparition du cancer, quel qu'il soit, fait que vos proches vous tiennent déjà pour mort. Votre entourage professionnel et social, quant à lui, semble craindre la contagion et décide tacitement que vous êtes désormais inutile et inutilisable. Mandats et invitations se font vite de plus en plus rares.

"Vous savez… il risque de ne pas arriver jusqu'au bout du projet… j'ai entendu dire de source sûre que…" ou encore "Lui ? Vous n'y pensez pas ! Il va gâcher tout la soirée … D'ailleurs, on dit que… j'ai entendu que… il paraît que… il aurait déjà des métastases au cerveau… les idées peu claires… hé oui… le pauvre… c'est la vie, que voulez-vous…"

"Aah boooon ? "… Vous en apprenez beaucoup sur vous-même et sur les autres, quand ça vous arrive dessus sans crier gare.

Un grand avantage, toutefois. Si pendant des années vous avez été importuné par des appels téléphoniques ou des offres mirobolantes du genre "Allo ? Bonjour Monsieur, ici Charles-Edouard Dupèze, de la Compagnie Générale des Assurances Vie-Bonheur. Vous avez été tout spécialement sélectionné par notre ordinateur, parmi trois millions de candidats éligibles, pour bénéficier gra-tui-tement de la conclusion rapide d'un contrat selon la formule "Retraite de Rêve sur une Île Peuplée de Femmes Lascives et Sensuelles - catalogue offert" ! Que dites-vous de ça, hein !? N'est-ce pas formidable ? Avouez… ça vous en bouche un coin… Je vous propose donc de prendre rapidement rendez-vous – que diriez-vous de demain à quatorze heures ou même aujourd'hui à dix-huit heures ? – afin que je puisse vous indiquer où signer votre contrat Vie-Bonheur à l'aide d'un stylo de grande marque qui sera à vous – oui, vous m'avez bien entendu: ce stylo d'une valeur inestimable sera intégralement à vous quand vous aurez signé !".

Vous serez vitement et proprement à l'abri des sollicitations bienveillantes de tous les assureurs sur la vie, vendeurs de bonheurs à long terme et autres philanthropes: la rumeur court incroyablement vite.

Je vais vous raconter quelques épisodes édifiants dans le désordre. Par qui commencer ? Les amis ? La famille ? Les relations d'affaires ? Des drôles et des moins drôles, avec une nette préférence pour les drôles.

Pia

J'ai une très gentille amie danoise, Pia. On se connaît depuis… oh… plus de trente ans. C'est une nana superbe. Quand on s'est connus, nous étions tous deux jeunes mariés, chacun de son côté. Nous sommes devenus bons copains par simple affinité danoise. Tchatches et confidences, échanges d'idées entre gens de même culture.

Puis il y a eu les enfants, les revers de fortune, les amours, les désamours, tout ce qui peut arriver en trente ans de vie. J'ai ainsi assisté aux péripéties de son divorce, par exemple. Du Godard métissé de Molière, de comédie dramatique et de théâtre de (très bas) boulevard. Le mari était cocu, il faut bien le dire. Bête et méchant, en prime. Friqué, pour le surplus. Un vrai con. Je précise et spécifie que je n'étais pas le cocufiant ! J'étais juste un ami sur lequel elle pouvait compter en toutes circonstances.

Faut dire, cependant… Pia a depuis toujours eu son physique contre elle… Aucun mâle hétéro n'a jamais su garder ses neurones dans la boîte crânienne en la voyant: chute du cerveau immédiate et sans parachute dans le slip ! Moi heureusement, les Danoises, je suis vacciné. Je suis tombé dedans, dessus, dessous et à côté quand j'étais petit. Pia est l'archétype de la superbissime femme scandinave. Blonde bien sûr, des yeux de chat… pas bleus comme dans les pubs… nan-nan… verts et malicieux. Une bouche… une bouche toujours offerte, lèvres humides… une bouche qui semble dire à tout moment kiss me… love me…Sous ce ravissant visage couronné d'or fou, un long cou gracile et sous ce long cou gracile, une paire de roberts qui, en body-language, crient touchez-nous… prenez-nous… caressez-nous… faites-nous du bien… faites-vous du bien… Avec ça… une taille de guêpe… des jambes interminables et un cul… un cul comme… jusqu'à ce que je connaisse Pia, je croyais que les moules pour en faire de pareils n'existaient qu'au Brésil. Elle a beaucoup contribué à l'orgueil national des Danoises !

Mamma ! Tous les mâles latins déchirés par la grande question existentielle du choix entre la maman et la putain. Un physique pareil fait des appels de phares irrésistibles à leurs neurones masculins primitifs et hésitants. Les grands singes soit disant sapiens en perdent toute jugeotte… il n'y a plus de logiciel intelligent dans leurs fragiles cerveaux reptiliens, que des réflexes. Ils n'ont même pas le temps de décider "C'est pour manger ou pour jouer ?" que leurs mains partent en avant… homo sapiens plus rien du tout !vraiment plus rien !… juste des primates ! de vrais animaux ! Bref… difficile de rester de marbre devant elle.

Quand je lui ai sobrement appris que j'avais le cancer, Pia s'est effondrée en sanglots. Des hoquets, des cris, de longs pleurs… elle relevait vers moi des yeux incrédules noyés de larmes… des yeux dont toute couleur verte avait disparu… il n'y avait plus que du rouge, du carnage de mascara, de l'eau salée, tout le contenu de la mer entière, des rivières noires le long des joues… j'étais pas bien de lui avoir dit ça… j'étais même très mal… je me sentais tout con. Je ne savais pas quoi dire ni que faire…

Je l'ai prise contre moi, dans mes bras, mis sa tête dans le creux de mon épaule, une main protectrice couvrant ses cheveux… la serrant avec douceur… comme une petite enfant qui a un très gros bobo… je lui parlais doucement… calme-toi… calme-toi, bébé… calme-toi, voyons….

Elle suffoquait… respire… de longs cris… de longues et interminables plaintes… respire calmement… voilà…. ça a duré une éternité… Je ne savais pas qu'on pouvait faire tant de mal sans avoir la moindre envie de faire du mal… Elle m'a vraiment bouleversé. "Tu ne peux pas t'en aller…! Tu n'as pas le droit…! J'ai trop besoin de toi…!".

J'étais son ami, son confident, son frère, son père, tout ça en même temps. J'aurais jamais cru que quelqu'un pouvait m'aimer autant.

Mais ce n'est pas moi vivant et mort en sursis qu'elle pleurait, plutôt le manque de moi quand je ne serais plus là pour elle. Vous comprenez ?

Nous étions voisins, habitions le même immeuble. Chaque fois que nous nous croisions, qu'elle passait prendre un café, elle fondait de nouveau en larmes. Sans même qu'une parole ait été échangée.

A la fin, ça m'agaçait… j'accepte l'idée qu'on me pleure après ma mort et encore, cette pensée me chiffone… mais pas avant !

Un jour, elle sonne à ma porte… j'ouvre et elle fond en larmes sans rien dire… je l'ai prise par les épaules, agrippée. J'ai planté mes yeux dans les siens, jusqu'au fond de son âme. "Pia… écoute-moi bien… je suis là… c'est moi… je suis vivant… vi-vant… arrête de pleurer !". Elle poussait de petits cris plaintifs, difficilement réprimés.

Ce qui suit vous choquera peut-être… c'était du pur calcul amical… "Tant qu'il y aura des nanas aussi belles que toi, je n'aurai aucune envie de mourir, tu comprends !?".

Sans la moindre équivoque, je lui ai pris les fesses à pleines mains et collée contre moi, sexe contre sexe. Puis je lui ai roulé une pelle… mais alors une pelle ! Clark Gable en aurait perdu son dentier dans le gosier de Vivien Leigh !

Pia a suffoqué pour d'autres raisons, du coup. Elle est devenue toute chose… moi je l'étais déjà, tout chose… Quand même, on est pas des robots ! "Voilà ! T'as compris ? Je ne suis pas mort et je t'aime aussi. Je suis ton ami. Et je suis vi-vant ! Continue à briser des cœurs et le tien par la même occasion, viens me parler de toutes tes histoires de fous, mais - en ce qui me concerne - tu arrêtes de me casser les couilles !".

Nous sommes de nouveau de vrais amis et notre relation est restée purement platonique.

Mette

Ma sœur Mette est professeure. Pas professeur, non, vous avez bien lu: professeure. Elle enseigne les Sciences Humaines à Madrid. Elle a sur moi un avantage dont je n'arriverai jamais à me défaire: elle est née deux ans avant moi. Je suis donc son petit frère. Si vous êtes vous-même une grande sœur et que vous avez vous-même un petit frère de deux ans votre cadet, vous savez mieux que personne à quel point un petit frère peut être enchosant et casse-pieds. Pour les autres, je suis obligé d'expliquer un peu mieux. 

Un petit frère, quand il est encore tout petit, c'est un gniard qui vous pique tous vos jouets. Vous êtes obligée de demander à vos parents de les enfermer à double-tour dans l'armoire de l'entrée pendant la nuit. On ne sait jamais. Il pourrait avoir l'idée de jouer avec sans votre permission. Quand arrive l'âge ingrat et épouvantable de l'adolescence, un petit frère est une horreur ambulante. L'adolescence est en elle-même une terrible punition. Le moindre bouton sur la figure prend des proportions planétaires. Les premières règles et leur cortège d'angoisses sont un supplice. La poitrine qui se met à gonfler est une source de complexes terribles. Soit elle pousse trop vite et trop bien, attirant le regard curieux des garçons et même de certaines grandes personnes forcément mal intentionnées, soit elle ne pousse pas assez vite ou en tout cas pas aussi vite que celle des copines. Le derrière est toujours et forcément trop gros. Fait aggravant: alors que vous, vous comprenez tout, les adultes ne vous comprennent pas du tout et le monde entier est d'ailleurs ligué contre vous. Avec un petit frère, l'adolescence est tout simplement une image préalable de ce que la damnation éternelle pourra avoir de pire. Un petit frère s'esclaffe "Ouaaaah… aaaah ! Elle a un bouton sur le nez !" alors que, dans le louable but de ne pas en faire un objet de discussion sur la place publique, vous venez d'emprunter du fond de teint à votre meilleure amie qui l'a piqué à sa propre mère pour vous dépanner. Un petit frère siffle perfidement et devant tout le monde "C'est pas parce que t'as tes ragnagnas qu'il faut nous faire chier !". Un petit frère ne reculera devant rien pour vous donner des envies subites et impératives de disparaître sous la moquette. Par exemple, la première fois que vos parents vous permettent d'inviter votre petit ami à la maison – et c'est votre premier petit ami et c'est la première fois qu'il vient à la maison – votre petit frère demandera à table et devant toute la famille "Tu sais jouer au foot ?", alors que votre petit ami vous a justement séduite parce qu'il préfère la littérature anglaise et les poètes romantiques aux jeux de basses-cours. Si le jeune homme est un peu timide et qu'il manque d'esprit de répartie, votre petit frère – profitant de l'absence de votre maman qui est occupée à la cuisine et de celle de votre papa qui est en train de chercher en douce les noms de quelques poètes anglais du XIXème siècle dans l'Encyclopedia Britannica pour faire l'intéressant - pourra aller jusqu'à persifler "Moi je préfère les gonzesses qui ont de beaux nichons, pas toi ?". Une malédiction. J'aime d'autant plus ma sœur qu'elle a dû supporter tout ça et qu'elle ne m'a pas empoisonné en douce. Un paquet de Mort au Rat vite fait dans le bol de céréales du matin. En réalité, nous avons eu des enfances et des adolescences parallèles et plutôt séparées.

Elle était une jeune fille modèle et studieuse. J'étais un irrécupérable garnement, indiscipliné et farceur. Nos parents n'eurent bientôt d'autre choix que de m'enfermer dans un collège à la discipline extrêmement stricte. L'avantage d'une telle solution, notons-le en passant, c'est que toute forme de service militaire – plus tard dans la vie – est une sorte de colonie de vacances pour jeunes gens un peu brouillons, par comparaison. Chaque été, nous passions tous un mois ensemble. Toute la famille réunie une fois par année sur la Costa Brava. C'est pendant ce mois maudit que Mette vivait ses pires moments. Le reste de l'année, quand je n'étais pas enfermé dans mon collège, mes parents m'expédiaient au Danemark, chez mon parrain. Là-bas, dans le Nord, se trouvait mon paradis sur terre. Mon parrain, Helge, était un original dans tous les sens du terme. Autodidacte, puits de science et de culture, il avait l'habitude de clouer le bec à ses interlocuteurs bien élevés en énonçant "Je sais tout et au cas fort improbable ou je ne saurais pas quelque chose, c'est que ce quelque chose ne vaut pas d'être su". Personne n'osait s'opposer à de telles évidences. J'avais pour lui la plus vive et la plus fervente admiration, car quand il énonçait ce genre d'âneries sur un ton sans appel, il ne manquait jamais de me faire un clin d'œil rigolard et facétieux. C'était un adulte dehors avec une âme de sale gamin dedans. Je l'adorais. Il savait aussi pister les animaux et pêcher même sans hameçons. Il aurait trouvé un renardeau sous le museau d'une renarde et attrapé une truite dans une rivière à sec. Il savait tout et savait tout faire. Son épouse Lis a été la lumière de mon enfance. Elle aimait et comprenait le sale gosse que j'étais. Peut-être parce que j'étais aussi bizarre que son mari ? J'étais son "fils caché", disait-elle. Elle me donnait autant d'amour qu'à ses propres enfants… elle me traitait en effet et me considérait comme son propre fils... Elle avait un cœur beau comme ça, Lis… Quand elle est morte… une tumeur au cerveau… j'étais un jeune adulte... Ça veut dire quoi adulte quand tout l'intérieur est dévasté…? J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps... Men don't cry… tu parles… cause toujours… Dans l'église sans prêtre où se tenait la cérémonie, Helge, la voix brisée par le chagrin et l'émotion, lui a adressé des mots d'amour comme jamais personne n'en a entendu et n'en entendra plus jamais. Tout le monde pleurait. Le monde entier pleurait, ce jour-là. Il n'y avait plus de pluie dans les nuages… il n'y avait plus d'eau nulle part… pas même dans la mer qu'on ne voyait pas… rien que dans nos yeux et dans nos cœurs… et nos larmes firent renaître les ruisseaux, les rivières, les fleuves, les lacs, la mer et la pluie dans les nuages… pour que puissent vivre les fleurs. Lis aimait tant les fleurs. Helge est allé la rejoindre peu de temps après. Arrêt du cœur. Tellement logique, comme mort. Je n'ai pas pleuré, quand il est parti… Men don't cry… J'étais à la fois très triste et heureux. Tout vide dedans. Tout seul désormais. J'étais orphelin de mère et de père, mais ils étaient de nouveau ensemble. Je suis devenu une grande personne. Il fallait bien. J'ai pu enterrer mes parents tranquillement, quand leur tour est venu. Pour Mette, ça a été plus dur, forcément.

Notre mère était une femme de tête par dépit. Elle avait laissé son cœur partir à la dérive à vingt ans… un Grand Amour… un de ceux qu'on ne vit qu'une seule fois. Pour moi, elle était une copine. Pour Mette, une sorte de coach. C'est plus sérieux, ça crée des liens. Elle entamait la seconde moitié de la cinquantaine, quand elle s'est inquiétée d'avoir de bénignes hémorragies. Elle m'en a parlé. Comme à un copain. On parlait très librement, elle et moi. Je l'ai envoyée chez un bon gynéco. C'était un cancer de la vessie. J'ai fait jurer le secret au toubib. J'étais persuadé que si elle entendait le mot "cancer", elle serait loin dans les mois qui suivraient: tout le pouvoir de la suggestion. Dans sa tête à elle, "cancer" signifiait "mort certaine". C'était la grande époque des films et des bouquins sur le cancer sans Happy End. "Cléo de 5 à 7", des films comme ça… Elle a quand même tenu une dizaine d'années à coup de polypes et autres alibis convenus. Elle a seulement résisté une demi-douzaine de mois, quand elle a finalement appris la vérité. Une lourde perte, pour ma sœur. Notre père est parti à peine trois ans plus tard. Discrètement, sans déranger personne… Il était hospitalisé pour une petite remise en forme, une sorte de check-up général. Il avait tellement peur de tout l'hôpital et surtout des blouses blanches, qu'il n'aura même pas osé appuyer sur la sonnette quand il s'est senti mal. Mette et moi, on a pensé qu'on n'avait plus rien à se dire, après ça. "Chacun sa vie et au revoir…". On a bien fait de ne pas se dire "adieu !". Nos vies se sont chargées de nous ramener l'un vers l'autre.

Nous ne nous sommes pas vus, nous n'avons pas échangé un mot pendant près de sept ans. Une nuit, je me suis réveillé d'un seul coup. Un de ces trucs inexplicables. Une bizarre angoisse. Un pressentiment. Appelez ça comme vous voudrez… La maman de Tobias pourrait en témoigner. J'étais assis dans le lit. J'ai juste dit "Faut que je téléphone à ma sœur…". Il devait être quatre ou cinq heures du matin. "Rendors-toi, moi je me lève.". Habituée à mes drôles de lubies, sans doute, elle a replongé sous la couette. Cafés, cigarettes et sensations confuses. J'ai tourné en rond dans l'appartement jusqu'à huit heures et j'ai téléphoné. Mette était en larmes. Le Malheur avait en effet frappé à sa porte. Le petit frère a ensuite fait le clown comme jamais pour lui réapprendre à aimer la vie et les gens. Je n'en dirais pas plus. Je suis définitivement le petit frère pas sérieux pour un sou. Ma sœur est féministe à outrance. Moi aussi, mais d'une toute autre façon. Les sujets de discussion ne manquent pas et les discussions sont animées…

Depuis ce sombre jour d'automne, nous nous téléphonons toutes les semaines. Nous nous voyons plusieurs fois par année. Nous nous chamaillons comme le font tous les frères et sœurs. Nous nous aimons et nous apprécions mutuellement comme nous n'avions jamais appris à le faire étant gosses. Mette a été un de mes plus forts soutiens quand j'ai pris la décision de faire un pied de nez aux blouses blanches. Elle reste le plus fidèle.

Elle avait vu comme moi les effets de la chimio sur notre mère. Elle a très bien compris et accepté mon raisonnement de choisir la qualité de la vie restante, quelle que soit la durée, plutôt qu'une aberrante et incertaine prolongation de l'existence.


Chapitre 8

Quelques petits épisodes cumulés et mélangés pour terminer ? Après, je vous raconterai mes relations avec mon médecin traitant, un copain sympa. Je vous raconterai la manière ferme de gérer ma vie d'électron libre qu'a ma Gouvernante Paula, assistée de ses adorables sœurs Flavia et Milena. C'est mon équipe de Brésiliennes. Toute dévouées à moi et moi à elles. Des perles. Dire que cela provoque parfois quelques petits accrochages amusants avec Annie est un euphémisme… Et je vous en dirai aussi un peu plus sur les façons de me soigner que j'ai adoptées à partir de mes recherches sur le net et de mes diverses lectures. Elles sont à la portée de tout le monde. 

Miguel

Je connais mon toubib, Miguel, depuis le Collège. Je ne vous donnerais pas le nom, je me contente d'écrire Collège avec un grand "C". Je ne regrette pas une seconde des dix ans que j'y ai passés. Miguel faisait partie des "petits". Si je l'écris ainsi, c'est que je faisais moi-même partie des "grands", évidemment. Il est donc un peu plus jeune que moi. Ces différences-là comptent beaucoup, au Collège. Il y a une sorte de hiérarchie entre "grands" et "petits". Les seconds doivent respect et obéissance aux premiers. Sinon… Gaffe ! "Cet âge est sans pitié", comme l'écrivait ce bon Monsieur de la Fontaine. N'allez pas imaginer des histoires salaces à partir de là. Le Collège était irréprochable à tous points de vue. Pas de curés pédophiles ou d'amitiés particulières. Nous étions certes menés à coups de pieds où je pense, de coups de règle sur les doigts, de colles en retenues, de punitions absurdes (avez-vous déjà passé juste cinq minutes, bras étendus latéralement avec un Larousse sur le dos de chaque main ?) en punitions exemplaires (avez-vous déjà perdu un dimanche à recopier l'Énéide de Virgile… "Venus certe quis illa tremens…" ?). Nous sommes tous ressortis de ce monument de pédagogie musclée avec des âmes en acier trempé. Accessoirement, avec une mémoire d'éléphant. A force d'apprendre par cœur les tables de multiplication, la quasi-totalité des fables de La Fontaine, des pans entiers de tragédies de Corneille et de Racine, le meilleur des comédies de Molière et du tableau de Mendeleïev, on finit par développer des neurones spécialisés. Les cancres, les mauvais esprits, les fils abandonnés ou oubliés, et les garçons déclarés indécrottables crétins par l'Instruction Publique étaient la matière première du Collège. Cette matière première était transformée en futurs avocats, banquiers, médecins, bandits, assureurs, légionnaires, chefs politiques, ambassadeurs, capitaines d'industries, chefs d'entreprises, chefs de bandes, recteurs d'universités prestigieuses… Bref, le Collège était une mine de personnalités diverses. L'avantage de sortir d'un tel creuset, c'est qu'on connaît toujours quelqu'un qui connaît quelqu'un qui connaît… quand on se trouve en situation d'avoir besoin de quelqu'un. Ayant beaucoup œuvré en faveur de l'économie danoise, écossaise et soviétique jusqu'à et y compris Gorbatchev – j'ai en effet bu une quantité ahurissante de bière, de whisky et de vodka au cours de ma vie – mon pancréas chéri a un jour donné des signes évidents de ras-le-bol. Il a arrêté net tout soutien. Les causes de la chute de l'Empire soviétique, notamment, et le désastre économique qui s'ensuivit ne sont pas à rechercher ailleurs que dans le brusque arrêt de ma consommation de vodka, je pense… En tout état de cause, il me fallut recourir à la science avérée d'un excellent gastro-entérologue. Miguel est un excellent gastro-entérologue. Une fois de plus, le système mafieux du Collège fit ses preuves.

-         Allo Miguel ? Blondesen… Tu te souviens ? Oui, 56 à 66… et toi ? T'as fini en quelle année ? Voilà… il me faudrait… hmmm ? Demain ? 14 heures ? C'est noté, merci.

Pas de questions inutiles. Un Ancien a besoin d'un autre Ancien et la solidarité joue. C'est ça qui est chouette. Miguel n'a pas seulement été un bon médecin, il est aussi devenu un excellent ami, depuis. Pourtant, les patients comme moi… Avant ma sortie de l'hôpital, le chef de clinique avait bien essayé de me brancher sur l'un ou l'autre cancérologue, mais j'ai insisté pour que tout mon dossier soit envoyé chez Miguel. "Mais le Dr. Basqua est gastro-entérologue…", protesta-t-il mollement. "Justement, votre tumeur me fait chier… C'est donc un gastro-entérologue, qu'il me faut". Que voulez-vous qu'un chef de clinique bien élevé, craignant sûrement Dieu et assurément le Professeur Duchose, réponde à pareil argument ? Je me suis donc retrouvé peu de temps plus tard dans la salle d'attente de mon ami Miguel. Entre-temps, j'avais rassemblé une documentation sur les médecines alternatives et je voulais son avis sur la question.

Ma relation avec Miguel est assez atypique. C'est une relation patient-médecin classique par certains aspects et une relation "grand"-"petit" par d'autres. Les hiérarchies de l'enfance ne disparaissent jamais tout à fait, les diplômes de la Faculté n'y changent rien. Je le sens un peu contrarié, au début de la consultation. Dans ces moments-là, son regard s'échappe, puis revient se poser quand il se sent appuyé par un argument solide. "Il faut que tu saches les risques que tu cours…". Il me décrit alors dans les moindres détails l'évolution d'un carcinome anaplasique à petites cellules. Sans états d'âme, pas alarmiste, non rien de tout ça. Juste factuel. Un discours de professionnel qui expose une situation médicale. C'est exactement ce que je veux entendre. Il s'est visiblement renseigné, puisque les poumons ne font pas partie de sa spécialité. Bon point, excellent point pour lui. La fin probable, en tout cas prévisible, sera une hémorragie pulmonaire foudroyante. Un mauvais moment à passer quand même: le temps… valeur toute relative. Je repense aux occupants du Concorde. Juste un flash. Je réfléchis un bref instant et lui annonce "On en arrivera pas là, je pense. Je me suis inscrit à Exit… Tu es d'accord de jouer le jeu comme ça ?". Aucune hésitation de sa part. "Oui. Pas de problème.". C'est l'ami, qui répond. Pas le médecin. Je continue. "Bien. J'ai vu les statistiques, pas besoin de faire des projections dans le temps. Six mois sans chimio-radio, deux à trois ans avec. Mais j'ai un plan B. J'ai trouvé différentes solutions intéressantes sur le net. Tu as entendu parler de l'ipe roxo, aussi appelé pau d'arco ou lapacho ?". Il me fait signe que non. "C'est une écorce d'arbre. Les indiens Guarani l'utilisent contre le cancer. Il semblerait que les Incas connaissaient déjà ses vertus curatives. Je ne délire pas, rassure-toi.". Miguel esquisse un bref sourire, il sait que je ne suis pas vraiment homme à délirer. "J'ai aussi lu un ouvrage du Dr. Andrew Weil, Le Corps Médecin. Tu connais ?". Miguel fait de nouveau signe que non. "C'est un toubib américain. Il parle des façons naturelles qu'à le corps de se régénérer, de ses facultés d'auto-guérison, en somme. Et comment appuyer ces facultés par une alimentation adéquate, l'aide que peuvent apporter certaines plantes, comment gérer son stress – source de nombre de maladies – bref, toutes sortes de paramètres auxquels on ne pense généralement pas. Je ne vais pas te raconter le bouquin… juste te citer une phrase gardée en mémoire, parce qu'elle appuie ma décision mieux que n'importe quelle autre: "La radiothérapie et la chimiothérapie sont des traitements barbares qui tomberont d'ici peu en désuétude.". Impitoyable, je continue avec un sourire de squale "Après avoir lu ça, je me suis dit que Duchose pouvait se carrer ses diplômes dans l'oignon.". Miguel rit. Un rire vite réprimé. On n'a pas le droit de rire d'un confrère. Déontologie. Il enchaîne, de nouveau sérieux. "Bien. Voilà ce que je te propose. Tu prends tes médecines naturelles et on se revoit tous les six mois. En effet, je suis tout à fait d'accord sur un point: reconstruire ou renforcer tes défenses immunitaires avec une alimentation saine et des plantes, ça ne peut qu'être bénéfique. Sûrement pas te faire de mal. Pour ce qui est du reste, je crois connaître ta force mentale, donc… vas-y comme ça. Et si je dis "tous les six mois", c'est que je pense que je te reverrai debout et en forme dans six mois. Pas dans une caisse en bois après t'avoir vu prendre ton verre de bye-bye…Mais si jamais tu changes d'avis… j'entends pour la chimio et la radio… fais-moi signe… je sais à qui t'adresser.". Deux regards qui se jaugent un instant. "Miguel… Je ne changerai pas d'avis.". On est d'accord.

Fin de la consultation.

Chapitre 9

Le téléphone sonne. Samedi après-midi. Je pensais qu'elle bouderait au moins jusqu'à ce soir.

-         C'est moi…

-          Bonjour toi… Tu téléphones pour dire "au revoir" ? Il me semble que tu es partie un peu sur les chapeaux de roue, l'autre jour… Ah ! Ne t'inquiète pas: le casque a résisté… 

Je vais et je viens dans le joyeux désordre ordonné de mes souvenirs. Mon récit ne respecte aucun ordre chronologique. Cela fait bientôt trois ans que je devrais être mort, selon les statistiques… Ma vie, aujourd'hui, c'est comme une partie gratuite. Permettez-moi de ne respecter aucune règle, surtout pas celles édictées par le temps. Entre le moment où Annie est partie un peu brusquement et celui où elle téléphone, 48 heures ne se sont pas écoulées. J'ai eu le temps de vous raconter deux ou trois choses pendant ce temps-là. Voyez mon récit comme un film au cinéma. Flashs avant, plans fixes, flashs arrière. Les occupants du Concorde ont eu moins d'une minute. Ils n'auraient pas eu le temps de vous raconter leur vie. Ils ont sûrement eu le temps de tout revivre comme je le fais. Plus chanceux qu'eux, j'ai encore le temps de pousser un long cri d'amour à la vie. Je vous le dédie. 

Plan fixe. Annie revient par téléphone.

-         Je t'aime… sale con… Voix tendre… larmes justes retenues ce qu'il faut… pas vraiment suppliante, la voix… il faut interpréter la chute comme un indiscutable message d'amour… le tout signifie "Bon d'accord, j'ai eu tort de m'emporter, mais c'est justement parce que je t'aime et si tu n'avais pas dit… et si tu n'avais pas fait… ça m'aurait laissé la possibilité de t'expliquer… et la possibilité de te faire… et on aurait pu… et quel gâchis… et c'est tout de ta faute… et quand est-ce qu'on mange ?"

-         (je ris) Moi aussi je t'aime… sale peste… Voix amusée… pas surprise… intonations tendres… il faut interpréter la chute comme une invitation à se pardonner mutuellement… le tout signifie "Bon d'accord, j'ai eu tort de refuser la discussion et de conclure tout de suite, on passe l'éponge, tu mets des sous-vêtements sexy – promis ? – tu viens quand tu veux et on fait la paix avant ou après le dîner…

-         Oh ! Celle-là… il faudra te la faire pardonner ! En langage clair, cela signifie qu'il y a de fortes chances de faire la paix avant le dîner… 

-         (je ris de nouveau) Me faire pardonner ? Hmmm ? Là d'où je viens, on n'a pas les pantalons usés aux genoux… mais dans certaines circonstances exceptionnelles, on a le droit d'enlever les pantalons… S'il faut vous expliquer ce que cela signifie, c'est que vous avez une vie sexuelle qui n'a jamais été au-delà de la position du missionnaire… 

-         (elle rit à gorge déployée) C'est non-négociable ? 

-         C'est absolument non-négociable, ma Chérie… On mange à la maison, ça te va ? 

-         Ouiiii… Ce "ouiiii"-là, prolongé comme un cri d'amour préliminaire, trempé de chaleur et de douceur féline ne peut être compris que comme "Je me fais belle… j'arrive… tu ne sais pas ce qui t'attend…" 

-         J'ai encore quelques courses à faire (retour à la réalité…), vers sept heures et demie – huit heures, okay ? 

-         Oui, à tout à l'heure, mon Amour… Je t'aime… 

-         Moi aussi je t'aime, bisou… à toute… 

Ne venez pas me dire, après cet édifiant exemple de communication entre une femme et un homme, que ce type de relations est compliqué. Il suffit d'écouter et de comprendre les messages convoyés par les mots, mais allant au-delà des mots. Simple, n'est-ce pas ?

Bref inventaire du frigo, liste des course. "On va promener, Doggie ? Tu viens avec le Vieux ?" Elle est déjà assise devant la porte d'entrée. Comme si un chien ne savait pas décoder, lui aussi, le moindre de vos mouvements… Le frigo qui s'ouvre et se ferme, la petite feuille papier arrachée du bloc, le stylo qui court sur la feuille, les sacs, le coup d'œil circulaire pour trouver le portable, la palpation des poches – clés, portefeuille, cigarettes, briquet – tout y est – un dernier coup d'œil circulaire "… je n'ai rien oublié…?", puis cette question idiote "On va promener ?". Un chien ne porte jamais de jugements. Il devrait. Dans le cas de Doggie, ça donnerait "Bien sûr, qu'on va promener, tu ne vois pas que ça fait une heure que je t'attends ? C'est bête, ces humains !". 

"Tu restes dans la voiture, tu gardes la voiture…". Doggie et moi avons des formules rituelles. Elle ne garde rien du tout, mais elle sait ainsi que je vais la quitter un petit moment et revenir avec plein de bonnes choses, notamment un beau nonosse pour me faire pardonner de l'avoir laissée seule. C'est le jour du Grand Pardon, décidément… Les sacs passent du caddie à la banquette arrière de mon vieux break Volvo cabossé et pourri. Doggie occupe toute la plage arrière, séparée de l'habitacle par une de ces drôles de barrières pour chien. Quand ils voient la voiture inoccupée, les gens doivent se dire "Ouh la.. au moins un rottweiler, un grand danois ou un berger allemand, avec toute cette place… C'est comique de voir ce petit chien occuper cet espace trop grand pour lui. Quand je pose les sacs, elle enfile tête et museau à travers les barreaux comme pour vérifier les achats "T'as pensé au nonosse, hein ? Dis ? Tu l'as pas oublié !?".

J'aime beaucoup ma vieille Volvo. "Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?". Elle est couverte de plaies et de bosses, grêlée, pleine de gnons. Mais elle ronronne comme une machine à coudre, flirte avec les dépanneurs seulement de temps en temps et elle a une façon bien à elle d'avancer qui fait que les autres voitures s'écartent, reculent ou lui cèdent la priorité sans oser discuter… Une personnalité.

Retour à la maison. Doggie a reçu son nonosse et oublie le monde entier. Les chats viennent inspecter les achats à leur tour. Assis sur la table de la cuisine, ils m'observent pendant que je range le tout. Ce sont des Siamois. Curieux chats. Affectueux comme des chiens, timides et farouches comme des vierges folles quand des inconnues ou des inconnus viennent à la maison. Câlins et distants, attentifs à tout. Des chats de garde. Ils émettent une sorte de grognement sourd dès qu'une personne qu'ils ne connaissent pas s'approche de la porte d'entrée.

Je prépare le dîner. Poulet rôti, pommes de terre rissolées, salade mêlée. Le poulet tourne dans un vieux gril hérité de mon père. Il ne l'utilisait jamais. Je n'ai pas pu le jeter. Démonté, nettoyé, huilé et remonté il fonctionne à merveille. Il doit avoir à peu près mon âge… Doggie a abandonné les restes de son nonosse et fixe le gril. Hypnotisée. Elle sait qu'il y aura de bonnes choses pour elle, après… C'est son Reality Show préféré. "Bon programme à la télé, hein Miss Doggie ?". Elle tourne son museau vers moi, le front tout plissé par la concentration et agite la queue. Le Vieux à confirmé: "Il y aura de bonnes choses pour moi…".

Tout est prêt. Rasage. Douche. Pschiiit ! Pschiiit ! Déclaration de Cartier… ça picote agréablement. Jeans, chemise ouverte, pieds nus. Il fait chaud. Une clé tourne dans la serrure de la porte d'entrée. Annie précédée d'un petit nuage de Jaïpur de Boucheron… Elle porte une légère… très légère… robe d'été. "clic-clac-clic-clac-clic-clac…". Elle porte des talons aiguilles, elle sait que j'adore ça… la superbe cambrure qu'ils confèrent à une jolie femme… Elle s'approche, se hausse sur la pointe des pieds et m'effleure les lèvres d'un tout petit bout de baiser, les mains derrière les dos et se retire aussi vite. "Je t'ai apporté un livre… "Les Femmes viennent de Vénus, les Hommes…", je l'interromps "… viennent de Mars", je sais. L'Amour d'un côté, la Guerre de l'autre. Je sens qu'on va s'engager dans "The great battle of Sexes"…". Elle rit. "Idiot ! C'est pas pour ça que je l'ai amené… c'est pour t'expliquer… te dire…". Elle n'a pas le temps de finir sa phrase. Je la soulève comme une plume et enfouit mon visage dans son décolleté. Je la repose avec douceur, un sourire éloquent aux lèvres. "Très jolie bibliothèque, Madame… Il y a là deux ouvrages qu'il me plairait de consulter…". Elle se rajuste en riant. "Non… après…".

Perdu. Négociations probables, marchandages amoureux ou mise en condition préalable. On signera la paix après le dîner…

Découper un poulet est un art délicat. Surtout avec Doggie sautillant à côté de la planche à découper. "Tu veux le croupion ou le museau ?". Annie s'esclaffe. "Le croupion sera pour toi, je crois…". Mise en condition préalable, c'est bien ce que je pensais… "Doggie ! De-hors ! Non mais ! Qui est-ce qui commande ici ? Toi ou moi ? Bon d'accord, c'est toi… mais va quand même DE-HORS !". Créer une diversion… Annie attend sagement. Doggie est assise juste à l'entrée de la cuisine. C'est le "DE-HORS !" le plus éloigné qu'elle connaisse, quand il y a du poulet… Vous avez vu Tom Jones ? La scène du repas dans l'auberge…? Albert Finney et une actrice un brin délurée… ? Vieux film… ReplayLes cuisses de poulet ont un pouvoir de suggestion érotique considérable. Annie mange avec les doigts… Elle me met vraiment en condition. Oh pas pour l'après-dîner (seulement accessoirement) mais pour que je l'écoute sous peine d'être privé de dessert ! Tiens… le dessert… je n'y ai pas pensé… au dessert…

"Je veux un bébé, je veux un enfant de toi et nous n'allons pas nous fâcher…".

Le poulet est délicieux, merci… la peau croustillante à point… les patates rissolées avec une pointe d'ail et un peu de persil… hmmm… un vrai bonheur… la salade est très réussie… le vert tendre des feuilles… la feta… le rouge éclatant des tomates… les reflets dorés de l'huile d'olive… ah ! il vaut mieux que je remette le rosé au frais… voyons… où ai-je mis le poivre…? ah voilà… il a fait un temps superbe, aujourd'hui… ai-je bien fermé l'arrivée d'essence sur la Guzzi …? il faudra que je pense à passer au tunnel de lavage avec la Volvo… poussiéreuse, ces jours… Miguel m'a dit qu'il faudrait qu'on refasse des radios en septembre, je crois…

"Tu m'écoutes !?".

-         Oui, bien sûr que je t'écoute… tu me parlais de… questions qui ne me semblent pas – en ce qui me concerne – tout à fait prioritaires dans la situation actuelle, mais j'admets que… non, je n'admets rien du tout… Tu voudrais que je joue au macho repenti…? Tu voudrais que je finisse par te dire que mon point de vue est en somme assez égoïste…? Enfin… sois raisonnable… tu réalises ce que tu demandes ?

-         Je crois que oui et ce ne sont pas seulement mes hormones qui parlent, comme tu sembles le croire. J'y réfléchis… j'en rêve… oui… depuis longtemps… Depuis bien avant ton cancer. Tu es l'homme – mon homme – avec qui j'ai envie d'avoir un enfant. Si ce n'était qu'un simple désir d'enfanter, un truc de bonne femme mal dans sa peau et abonnée aux psys, je pourrais sûrement aller demander un crédit à la plus proche banque du sperme ou me faire engrosser par le premier venu… il n'aurait même pas besoin de savoir… 

-    Ton homme est condamné par les blouses blanches, ma Grande… Il faut voir les choses en face. En tant que géniteur potentiel, j'aimerais quand même… comment te dire… savoir dans ma tête que je pourrai apporter autre chose qu'une photo jaunissante – dans le meilleur des cas pas trop éphémère - dans un cadre ou quelques photos vite oubliées dans un album… "Voilà, tu vois, ça c'était ton papa… c'était un très gentil monsieur, on a bien rigolé ensemble et un jour la cigogne est arrivée avec toi, mais elle a malheureusement embarqué papa en repartant…". 

Tout en parlant, je range assiettes et verres, couteaux et fourchettes dans le lave-vaisselle. Il me faut du mouvement, bouger… ça permet de libérer l'énergie autrement que par les mots. Ils peuvent devenir si cruels quand on ne fait pas attention. Annie se lève, m'aide à débarrasser les derniers restes du dîner, puis s'appuie tendrement contre moi. Ce n'est pas un appel sexuel, juste une sorte de besoin animal de toucher son homme… Elle ne rit pas, ne pleure pas, n'exprime rien d'autre qu'un amour instinctif de femelle pour le mâle qu'elle a préféré… choisi… un comportement de mammifère, nous ne sommes rien d'autre que des mammifères, à certains moments… Elle lève les yeux vers moi et murmure sans émotion "Les blouses blanches, je m'en fous… je sais que tu seras plus fort que ce qui t'arrive… que ce qui nous arrive…". Allez répondre à ça dans un moment et une situation pareille…

Une page de publicités ? Non pas encore…       

Dur-dur… mais je la repousse sans brutalité. "Cafés, Madame… nous n'avons pas fini de discuter et je n'ai aucune envie de faire l'amour en pensant "Ouh la la ! Pourvu qu'elle n'ait pas arrêté la pilule !", ça pourrait provoquer un fâcheux blocage… Tu ne me ferais pas un coup pareil n'est-ce pas ? Pardonne-moi, mais j'ai besoin d'être rassuré, là… "Chat échaudé craint l'eau froide…".

-         Je n'ai pas arrêté… et non je ne te ferais pas "un coup pareil"… Il faut être deux pour faire un enfant… pas seulement d'un point de vue… disons "strictement technique". Il faut être deux… avec deux corps, deux cœurs, deux âmes qui se réunissent pour… pas besoin de t'expliquer la suite… Je ne suis pas sotte. Tu m'as dit… pour le passé… 

-         Oui, je t'ai dit… le passé… j'ai donné. J'ai eu mal… tu ne peux pas savoir à quel point… Un enfant, ce n'est pas quelque chose… un petit braillard instrumentalisé… qu'on a le droit d'imposer à son partenaire. J'ai quelque part une drôle de foi… une croyance… une sorte de fatalisme dans le sens… "acceptation d'une volonté supérieure…". Si un enfant naît, c'est qu'il fallait qu'il naisse… il ou elle aura un rôle… nous ne savons pas lequel… il ou elle ne le sait pas davantage… un rôle à jouer à un moment donné, dans un endroit donné, dans un milieu donné, dans des circonstances données. Grain de sable composant le désert et ses splendeurs, goutte d'eau faisant se mouvoir les océans. Il faut le voir… l'imaginer dans ces contextes… pas comme un grain de sable isolé des dunes, comme une minuscule goutte d'eau extraite de son environnement, celui de l'océan. Quand cet enfant arrive, souhaité ou imposé, par volonté commune ou accident, on n'a plus qu'un seul droit: celui de lui donner le meilleur de soi-même… l'aider pour ses premiers pas… l'aider à passer du crapahutage à la station debout… de la station debout à la marche… à la course… l'aider à balbutier ses premiers mots… à s'exprimer, ensuite… souviens-toi… la chanson de Duteil… "Prendre un enfant par la main, pour l'emmener vers demain…". C'est le seul droit, la seule obligation… lui apprendre à devenir lui-même… à être quelqu'un de bien, de fort, d'utile… Gibran… "Les enfants ne vous appartiennent pas…". Il y a nombre de mères et – surtout – d'avocates et d'avocats, de juges… à qui il faudrait expliquer ces vérités de base, ces principes tout simples. Mais non… les premières, les mères, conditionnées par les seconds, ne voient plus l'enfant que comme un outil pour faire chier l'autre, lui extorquer le plus de pognon possible jusqu'à ce qu'il finisse à la rue ou noyé dans l'alcool… Les seconds… les avocats… ne pensent qu'à jeter de l'huile sur le feu, faire monter la pression, anéantir la partie adverse et, ce faisant, empocher un max de fric et enfin se glorifier avec un "On l'a bien eu, votre ex-mari, jusqu'au trognon, qu'on l'a eu !" final. Fabricants et tisseurs de haine par cupidité et intérêt personnel. Ce sont des merdes… de vraies merdes indignes… de tristes échantillons d'humanité. Et les juges qui ânonnent leur "droit de visite une fois tous les quinze jours et moitié des vacances scolaires, Monsieur est par ailleurs condamné… condamné… puissante formule ! – "papa-salaud-sale-type-méchant-ordure" – à verser tant pour Madame et tant pour l'entretien de l'enfant ou des enfants". Jamais un juge n'a prononcé un verdict stipulant quelque chose du genre "Monsieur s'engage à aider son ou ses enfants à réussir leur vie, à leur apprendre le bonheur d'aimer et de vivre, et Madame s'engage à lui permettre de jouer pleinement son rôle de père, nonobstant les difficultés de communication entre les parties ; il est par ailleurs recommandé aux parties de faire appel à un ou des médiateurs compétents pour tout problème qui pourrait nuire à l'épanouissement et à l'équilibre de l'enfant…". Utopie… On devrait d'ailleurs formellement interdire aux avocates et avocats célibataires et n'ayant pas d'enfants d'intervenir dans les affaires de divorce ; idem pour les juges: interdiction absolue de juger si la connaissance de la Loi ne s'appuie pas sur une profonde compréhension de l'Humain, interdiction de se mêler de l'attribution de la garde et du droit de visite… Ce sont les enfants qui morflent, en fin de compte, ce sont eux qui sont pénalisés, traumatisés à vie, bien souvent. Et si tu veux tout savoir… c'est ça et rien d'autre, je le pense sincèrement, qui a provoqué mon cancer… J'ai eu assez de temps pour réfléchir, méditer tout cela, sur mon plumard d'hôpital. Déterminer le moment de déprime, de ras-le-bol et de découragement total qui donne envie de tout arrêter… parce qu'on n'en peut plus… on ne veut plus… un suicide socialement acceptable… politiquement correct… Je veux me sortir définitivement tout ça de ma tête et de mon corps… tuer les causes du cancer… et le cancer lui-même… Après, on verra… je ne veux rien te promettre. 

-        Tu réagis exactement comme je m'y attendais… devant la maladie, je veux dire… C'est aussi pour ça que je t'aime… que je t'admire… C'est pour ça que tu es mon homme. Oups ! Le café a bien refroidi… J'en referai… après… 

Sa robe glisse comme une douce pièce de satin, libérée je ne sais comment… Elle apparaît en sous-vêtements qui étaient jusqu'à présent à peine perceptibles. Un haut transparent, les pointes de ses seins apparaissent à travers le fin tissu blanc. Un string minuscule masque à peine son sexe soigneusement épilé, sépare les globes de ses fesses d'une presque imperceptible frontière en "Y", une minuscule rose fixée au point de jonction du delta… "Viens…", murmure-t-elle d'une voix douce et un peu rauque, lèvres brillantes et humides…

Et maintenant, une longue page de publicités…

… ces moments magiques me reviennent en images… musiques diverses… vieux films… spots publicitaires… affiches… photos… parfums… fragrances… sensations qui courent le long de la mémoire des sens… en appellent de nouvelles… voix… chansons… l'amour, c'est un feu d'artifices…

… est-ce toujours Annie…? … d'autres femmes que j'ai aimées…?… des femmes dont j'ai rêvé ou dont je rêve…?… peu importe… fermez les yeux et regardez les images… ouvrez les oreilles et écoutez la musique… les sons… les voix… ouvrez votre cœur et partagez ces sensations… invitez les vôtres… inventez-en de nouvelles… laissez libre cours à votre imaginaire… à vos fantasmes… à la beauté multiple et subjective de deux corps qui se joignent, s'éloignent, se rejoignent, s'échangent, se changent, se chantent, se magnifient, s'entremêlent, s'emmêlent, s'aiment…les moments forts de vos nuits et de vos jours… les moments forts de vos propres amours… tout simplement…

… Rita Hayworth… noir… blanc… noir et blanc… robe noire… gant noir… corps blanc… Gilda… j'imagine ses lèvres en rouge vif… sourire assassin… les Délices de Capoue… s'ils m'étaient racontés par Ornella Muti… "Boys, Boys, Boys"… le clip de Sabrina… ses seins superbes qui dansent… c'était quand déjà…?… la voix de Marie Laforêt… envoûtante, sensuelle, teintée d'amusement… elle joue… elle se joue…"Natacha… et moi…"… "… nous les referons ensemble, nous les referons ensemble, Les vendanges de l'amour…"… Arletty… Boulevard du Crime… la Vérité toute nue… sa façon de dire "Baptiste…"… Garance… le rire de Frédéric… le derrière d'une groupie… on ne disait pas "groupie" en ce temps-là…  "mes compliments aux auteurs…"… Barbara chante "Pierre"… la Dame en noir… voix cristalline passant du sombre à l'aigu... du corbeau à la mésange… hautbois et clavecin… un piano noir… des notes d'une pureté de glace… Notre-Dame de Paris… Esmeralda… la vraie… Gina… Notre-Dame de mon adolescence… le décolleté de Gina Lollobrigida… premiers émois… Carmen… "Si tu m'aimes, prends garde à toi…"… Laura del Sol… la chorégraphie de Carlos Saura… les femmes en guerre contre les hommes… les hommes contre les femmes… elles avancent… ils reculent… ils avancent… elles reculent… magie ensorcelante du flamenco…passions brûlantes… violence… douceur… Jaïpur de Boucheron… douceurs… serrements… serments… "Pierre, je t'aime…"… des "r" rauques… roulés… ralentis… accélère… embrasse-moi… désir… désirs… "Annie… hmmm…oui…"… l'Adagio d'Albinoni… une bouche… un sexe… où suis-je ?… Bridélice… crème fraîche… Anita Eckberg… la Fontana di Trevi… chutes d'eau… douche… mousse… Tahiti douche… vahinés mouillées… vahiné mouillée… doigts aux ongles carmin… ça recommence… Perrier… le bouchon va sauter… un string accroché au pied du lit… un soutif éparpillé… seins en liberté… "Besa me mucho…"… Leçons de Séduction… Leçons de Tango… Annie mène la danse… "Retenez-le dans vos filets"…  Paris… Place Vendôme… joyaux et merveilles… Boucheron… Femmes, je vous aime… Femme, je vous aime… femme, je t'aime… "…je t'aime… moi aussi… je t'aime… moi non plus… je t'aime, c'est tout…"… la nuit est tombée depuis longtemps… une chandelle vite allumée… "Prête-moi ta plume pour écrire un mot"… il ne faut pas fixer les souvenirs… il faut les laisser vagabonder… libres… heureux…

-         A quoi penses-tu ?

-         Que c'est indécent de demander "A quoi penses-tu ?"… 

-         Elle se love contre moi, caressante, ronronnante. Je t'aime… 

-         Alors ne dis plus rien… ne demande plus rien… ne pose pas de questions… ça tue la magie du moment…


Chapitre 10

Bientôt j'entends sa respiration prendre un rythme calme, long, régulier… Je me lève sans bruit. Souple et silencieux comme un chat, comme mes chats. Ils m'attendent devant la porte de la chambre, d'ailleurs. Je ne leur ai pas encore donné à manger. Deux paires d'yeux brillants me suivent jusqu'à la cuisine. Doggie ronfle, rassasiée de restes et d'os de poulet. Petite parenthèse à l'usage des propriétaires de chiens: oui, je lui donne les os du poulet. Expliquez-moi pourquoi les renards ne tombent pas malades en mangeant les poules sans recracher les os et je changerai cette vilaine habitude… Doggie connaît mes petits trips nocturnes, elle ne réagit même pas. Le peu de bruit que je fais meuble son univers onirique, elle l'intègre à ses rêves, je crois. Parfois elle jappe, pousse de petits cris ou sursaute en dormant. Là, rien. Calme plat. Digestion nirvana. L'écuelle des chats est sur le frigo, à l'abri des appétits canins. Un bond cendré et silencieux. L'une mange, l'autre attend son tour sagement assise sur la table de la cuisine. Je me prépare un café et me retire au salon. La nuit est douce, chaude, constellée… quelques lointains bruits de moteurs… des motos qui se coursent… Honda… sûr… et Kawa ?… pas sûr… oui, le hurlement de la deuxième… le passage en troisième, ça doit être une Kawa… réflexes auditifs de motard. C'est idiot. Seconde nature. Je m'assieds et balance mes pieds sur la table basse. J'ai besoin de réfléchir… réfléchir… encore et encore réfléchir… Annie et son envie… son besoin …?… de bébé… Son raisonnement tient la route. Le mien aussi. Ils sont pourtant antagonistes. Nous n'avons pas les mêmes paramètres… Je lui ai dit "je veux tuer les causes du cancer… et le cancer lui-même…". Ce sera forcément ma première priorité. Position du lotus. Longues inspirations. Mon cœur bat plus lentement. Je vide mon cerveau de toute pensée, de toutes pensées. Je me lance en méditation Reiki, trace les symboles, déjà ailleurs… je me sors du temps et de l'espace… je rentre en moi-même… je suis l'univers… l'univers est moi… je suis partie de l'univers… infinitésimale partie d'un tout infini… plus grand que tout… plus petit que tout… je navigue en moi-même… j'atteins Anastasia… je la visualise… la fixe longuement… petite boule de la taille d'un œuf de pigeon recouverte d'une sorte de membrane protectrice… accrochée jusque dans la plèvre par de longs fils allant pomper le sang de tout mon système… une sorte de verrue interne.

Commence alors un étrange dialogue entre ma tumeur et moi. Il ne se terminera qu'avec la mort d'un de nous deux… 

-          Anastasia…

-         Oui, je sais que tu m'appelles ainsi, désormais…

-         Je vais te tuer… je ne sais pas encore comment, mais je vais te tuer…

-          Prépare-toi à une chaude lutte, mon Ami. C'est toi qui m'a invitée… je ne me laisserai pas déloger facilement et… Annie n'est pas seule à pouvoir faire des bébés…

-         Petite salope… tu es encore pire que je ne pensais… J'ai juré de te baiser à mort, mais tu ne feras pas de bébés: je ne veux pas et tu n'auras pas le temps d'en faire toute seule…. Prends ton pied… prends ton pied à mort pendant que tu vis encore… à mort… Anastasia… à mort… à mort ! Profite… je reviens bientôt…

Elle change de couleur. Elle était dans les tons roses et blanchâtres… elle vire au noir et au rouge vif… Je la fixe intensément… "tu vois tes longs fils… ceux qui te permettent de te nourrir… je vais les absorber… les ronger en douceur… les couper un par un… sans verser une micro-goutte de sang… tu t'étoufferas… tu vas te voir mourir… je vais te tuer lentement, un peu plus chaque jour… comme tu pensais le faire avec moi… l'arroseuse arrosée… je te quitte, ne te réjouis pas… je reviens très bientôt…".

Je ressors de moi-même… mes mains sont chaudes, brûlantes… j'ai emporté une partie du Mal… je souffle sur mes mains, ordonne au Mal de s'envoler vers le feu… le premier feu rencontré… de s'y purifier et de s'anéantir… je remercie la Vie… l'Univers dont je ne suis qu'une infinitésimale partie… je reviens à mon univers… je rouvre les yeux… me lève comme un chat…

-         Tu t'étais levé…?

-         Oui… chuuut… dors ma Chérie…

Annie se rendort paisiblement, rassurée. Je garde les yeux ouverts, grand ouverts. Impossible de trouver le sommeil. Il y a trop d'idées, de plans, de stratégies qui tournent dans ma tête. J'ai promis la mort à Anastasia, je lui donnerai la mort. Les Danois sont gens de parole. Un Danois élevé par un homme comme mon parrain est une machine à tuer le Mal.

Syndrome du hamburger. Trente secondes sur le dos. Trente secondes sur le ventre. Une pointe de sein qui émerge. Un bisou. Annie émet un petit grognement de plaisir, mais me trompe de façon éhontée avec Morphée. Trente autres secondes sur le ventre… trente secondes sur le dos… C'est à force de céder à Tobias – il fut un temps où il voulait toujours que je l'emmène chez McBurger - et pour enrichir mon esprit plutôt que pour rassasier mon corps de mets fins et délicats que j'ai commencé à m'intéresser à la vie des hamburgers. Les hamburgers ne trouvent le repos, sur un lit spongieux, tendu de draps verts et rouges, parfois recouverts d'une couette jaunâtre et fondante, et ensuite le chemin de votre assiette puis de votre estomac, qu'après une longue gymnastique chronométrée. Trente secondes d'un côté, trente secondes de l'autre… Quand je sors de McBurger avec Tobias tout content de son nouveau jouet en plastique offert avec son MégabigBurger en plus d'un bon de réduction pour revenir malbouffer dans les plus brefs délais, j'ai toujours le sentiment que mon hamburger à moi, celui que j'ai vu chercher le repos éternel à raison de trente secondes de chaque côté de sa médiatisée personne, continue à tourner… Burp… Quand je n'arrive pas à m'endormir, je me considère donc victime du syndrome McBurger. Quelle mort horrible ! Je ne veux pas finir comme ça ! Je me lève… inutile de prolonger ce supplice… Le jour commence à se lever. Premier café, première Gitane. C'est bon… Je ris tout seul. "T'es quand même un foutu con, dans ton genre, Blondesen…", je me dis. "On te découvre un cancer du poumon, tu envoies péter les blouses blanches jusqu'au plus haut niveau, semant au passage l'angoisse et la terreur chez les petits gradés, tu te fais détailler le Kama-Sutra par une délicieuse Annie qui aimerait bien continuer son récit en passant fissa à Françoise Dolto, il te reste en principe entre 6 mois et deux ans à vivre… et toi tu allumes une clope…". Je réfléchis quelques secondes à cette énormité et je conclus, yeux perdus dans l'aurore naissante, "Tak Helge !", ou "Merci Parrain !", si vous préférez. Ce n'est pas aujourd'hui que je baisserai les bras…

D'abord il me faut de l'ipe roxo ou du pau d'arco. Je vais téléphoner à Paula… C'est une médecine connue, au Brésil. Elle pourra sûrement m'en procurer. Je vais quand même aussi aller fouiner dans les herboristeries d'ici. Mais elles ne sont pas légion, que je sache. Hmm… téléphoner à Carl et Marian au Danemark, aussi. La phytothérapie est très développée, là-haut dans le Nord. Il faut d'ailleurs que je les prévienne… Ce sont mes meilleurs amis. Pas d'autres amis à prévenir… de couples d'amis, j'entends. J'en connaissais deux autres. Je les prenais pour de vrais amis. Mais il y a eu le divorce… Les amis en couple, ça se répartit juste après le service à moka… Faut divorcer, pour comprendre… Un petit pincement au cœur. Les deux types étaient de bons copains. L'un bon pêcheur, mais couille molle. Même pas la peine d'en parler. L'autre un camarade de régiment. Bon officier, marrant, humain. Nous nous sommes connus à l'Ecole d'officiers… 8 mois de service ensemble et d'affilée, ça soude ou ça devrait. De durs moments et de beaux moments. Sorti de l'uniforme, il a convolé d'abord avec une sublime Persane. Grande réception, grand hôtel, petits plats dans les grands. Mais pas longtemps. Il ne devait pas être branché pistaches, loukoums et chatte d'Iran. Divorce comme une mauvaise affaire en bourse. Onéreux… Ensuite il a rencontré une Roumaine, une fille adorable. Ils se sont mariés à peine le divorce prononcé. J'étais leur parrain – notez bien, leur parrain - c'est beaucoup plus qu'un simple témoin, dans le rite orthodoxe. Mariage à l'église roumaine de Paris, à un jet de pavé de la Sorbonne. Fabuleux mariage ! Les Roumains sont fabuleux ! Dans l'église, ça prie d'un côté, ça tchatche d'un autre, c'est la fête à tous les niveaux ! Du porche à l'autel. Les fidèles célèbrent Dieu en célébrant la Vie, la vie de tous les jours, dimanches compris. Puis bouffe, boissons, musique, chants, danses… Pendant la cérémonie, impressionnante, la mariée et moi, on n'en menait pas large… on tremblait comme des feuilles… émotionnés comme des petits enfants… l'or, la lumière, les popes en tenues d'apparat, les saintes icônes, l'encens omniprésent, les cierges partout… Il y a eu un faux pas dès le départ. Le marié était tout en blanc, moi tout en noir. Du coup, le pope protocolaire a cru que j'étais le futur marié et m'a logiquement placé à côté de la jeune promise. J'ai crié joyeusement "Hé ! C'est pas moi, le…", tout le monde a regardé d'où venait ce "Hé !" iconoclaste et incongru. Les prières qui s'interrompent… les conversations de forum qui s'arrêtent… Je crois que mon copain n'a jamais avalé ça… Quel sot ! Au lieu d'en rire… Puis, pendant la cérémonie, le cierge que je tenais à la main s'est brusquement éteint. Sans raison. Comme ça pfuiiit… Plus de lumière. J'ai pris ce petit signe comme un très mauvais présage, mais je ne savais pas de quoi. D'habitude, je sens la Mort à ce genre de petits signes… quand elle s'approche, quand elle va frapper ou est sur le point de le faire. Maladie ou accident, je ne me suis jamais trompé. J'aurais bien voulu, souvent… Mais, là rien, vraiment rien de rien. Je n'y ai plus pensé, pendant longtemps. Seulement quelques années plus tard… Après la messe de mariage, le père de la mariée est venu vers moi, il m'a embrassé longuement en me donnant de grandes claques amicales dans le dos, puis me tenant par les épaules et me regardant droit dans les yeux, il m'a dit "Prrrends soin d'elle". Il avait des yeux d'un bleu immense, profonds comme la Mer Noire, une grosse moustache, l'air bon – le genre de bonté qui sauverait au moins la moitié de l'Humanité – un sourire plein de fierté. "Je l'ai bien élevée, tu sais Parrain… c'est une bonne fille.". J'étais un peu gêné, je ne savais pas encore vraiment ce que parrain signifiait pour lui. "Je n'ai pas failli à ma parole, Moujik – c'est ainsi que tout le monde l'appelait – et je leur ai pardonné d'avoir failli à leur devoir d'amis. Surtout… ils étaient… sont marraine et parrain de mes enfants. Eux n'ont pas été à la hauteur… envolés avec les services à moka. Que Dieu les garde, moi je suis libéré de mon engagement… mais pas de ma parole envers toi. Je te le dis en vérité, cependant: j'ai pardonné. Je suis plein d'indulgence pour la connerie ordinaire.".

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet (en réécriture) (5)

Brasil ! Brasil ! – Mon équipe de foutébol 

"Jeune femme cherche heures de ménage et de repassage. Téléphoner au…". C'est comme ça que tout a commencé. Très banalement, en somme. Pour un célibataire, tenir son ménage, passer l'aspirateur, faire briller les vitres,  toujours courir à la blanchisserie pour apporter ou récupérer des chemises, c'est casse-pieds à la longue. Contraint et forcé par les moutons, la poussière et la vaisselle qui s'empilait, j'ai donc engagé une femme de ménage. Je n'ai pas un tempérament de patron ni vocation à l'être et mon parrain m'a toujours sévérement mis en garde contre les amours ancillaires. "Méfie-toi des ardoises impayées et des boniches trop avenantes, ça peut t'exploser le budget…", avertissait-il. C'est donc un peu à contrecoeur que j'ai quand même fini par répondre à l'une de ces petites annonces. Je ne l'ai pas regretté.

Elle s'appelait Lilian et je l'ai bombardée "Gouvernante" au bout d'un mois. Quand elle est venue se présenter, je lui ai expliqué que je voulais qu'elle s'occupe de tout sans que je lui dise rien. "Vous faites comme si vous étiez chez vous, un peu comme si j'étais votre mari, sauf pour cuisiner et les trucs rigolos: pour ça je me débrouille.". Elle a ri et s'est tout de suite mise au boulot. Quelques heures plus tard, mon chez moi à moi brillait comme un sou neuf. J'avais en fait engagé une sorte de nouvelle maman bien plus jeune que moi et qui veillait sur mon confort mieux qu'aucune femme ne l'a jamais fait. "Vô âvez mongé, Mohssieu' Blondesseun ? Vô foumé top ! Vô faites pas attention!". Non, je ne vais pas vous infliger son joli accent brésilien tout au long de ces lignes, mais c'est ainsi qu'elle parlait, Lilian.

C'était une jolie métisse au teint clair et mat, presque blanche. Juste un chouïa de sang noir qui ajoutait à son charme et qu'elle essayait pourtant désespérément de faire oublier. Les idées reçues et la hiérarchie sociale… Elle était naturellement sexy, toujours souriante et gracieuse, passant l'aspirateur et la patte à poussière comme des accessoires pour meneuse de revue au Crazy. Avec ça, paradoxalement, bigote comme la pire grenouille de bénitier et toujours à vouloir me convertir aux préceptes les plus sévères de la Bible. "Jésou a dit… Jésou a dit…" à toutes les sauces. Je suis très respectueux des convictions de mon prochain à condition que mes propres non-convictions soient également respectées. Un jour qu'elle passait l'aspirateur en vraie danseuse, sur fond de samba, je me suis posément assis et j'ai ostensiblement regardé ce superbe petit derrière qui ondulait devant mes yeux. Je n'avais en réalité aucune autre arrière-pensée que de mettre un terme à son éternel prêchi-prêcha. Au bout d'un bref moment, gênée par mon regard et surtout par mon air de chat prêt à croquer le canari, elle finit par demander "Pourquoi vous me regardez comme ça, Mohssieu' Blondesen ?". Alors, levant les yeux de son derrière, je lui ai sentencieusement déclaré "Parce que Jésou a dit "Avoir un cul pareil et ne pas l'utiliser, ça c'est vraiment un péché!". Elle est partie d'un vrai fou rire et ne m'a plus jamais embêté avec ses idées évangélistes.

Quand elle a appris et compris que j'avais le cancer, elle a contenu de grosses larmes et redoublé d'attentions. J'étais une espèce de sale gamin dont il fallait bien s'occuper malgré sa propension à rire de tout et notamment de la Bible. Dieu finirait bien par me pardonner. Elle m'apportait chaque jour mon courrier à l'hôpital, faisait des courses, prenait mon linge sale et m'en apportait du propre et je crois qu'elle obligeait toutes les ouailles de son Eglise évangélique à prier pour moi tous les soirs. C'était touchant. Elle exprimait son affection pour moi et sa foi en la divine Providence. Un ange. Le premier d'une série: Dieu est généreux !

Peu de temps après mon hospitalisation, Lilian a rencontré l'homme de sa vie et s'est mariée, mais elle ne pouvait pas m'abandonner ainsi. Elle a donc fait appel à d'autres anges du Brésil et j'en ai aujourd'hui toute une équipe. Je les appelle mon équipe de foutébol, parce que les mauvaises langues prétendent qu'il n'y a que des footballeurs et des putes, au Brésil. Comme ça, même les Européens les plus tarés peuvent comprendre que les Brésiliennes peuvent aussi être des anges, des vrais.

Je ne crois pas que j'aurais tenu le cap aussi facilement sans mes amies du Brésil, pendant ces années d'Anastasia.

Avant son mariage, Lilian m'a présenté une de ses amies pour assurer la suite. Sa remplaçante, Paula, est encore plus bigote qu'elle et gracieuse comme un adjudant-chef.

Quand j'étais hospitalisé, Paula venait me voir tous les jours, apportant mon courrier, amenant du linge propre et s'occupant du linge sale, gardant chien et chats si Annie n'était pas disponible, arrosant les plantes et veillant à tout. Ma "Gouvernante" a toutes sortes de casquettes. Paula n'est pas ma cuisinière, mais elle me prépare de délicieux plats brésiliens et une soupe à se relever la nuit… Paula n'est pas mon assistante, mais je peux lui confier des tâches d'intendance ou de logistique que je ne laisserais à personne d'autre le soin d'accomplir. Quand j'ai besoin d'elle, elle est là. Un ange gardien, vous dis-je. Déguisé en adjudant-chef, vous ai-je aussi dit. Elle est très jolie, ne vous méprenez pas ! Mais elle dégage une force et une autorité tranquille qui forcent le respect. Oh la ! Il faut que je vous parle de toute mon équipe de football brésilienne, je ne vois pas d'autre issue. Dans un de ses sketches, Coluche parlait d'un mec qui dit à un autre mec "Au Brésil, y a que des putes et des joueurs de football…". A quoi l'autre mec y répond "Ma femme est brésilienne, tu savais pas…?". Et le premier mec… le premier mec… hir ! hir ! hir ! … le premier mec… ben y se sentait un peu con, hein…?… hir… hir…hir… alors y répond "Ah ? Et elle joue dans quelle équipe …?". Ah…! elle est bonne, hein…!? hein qu'elle est bonne !? Ben chez moi, c'est comme ça aussi. Quand les gens bien intentionnés s'interrogent sur la nature de mes relations avec toutes – j'ai bien écrit toutes – "mes" Brésiliennes (je leur appartiens autant qu'elles m'appartiennent: c'est des questions de propriété affective, circulez… vous ne comprendrez jamais rien si vous ne comprenez pas ça…), je leur réponds régulièrement, l'œil candide et naïf, "Vous voulez parler de mon équipe de football ?". Paula a en effet deux sœurs. Une sœur jumelle, Flavia, et une grande sœur, Milena. Pour des raisons que la gémellité explique, Flavia ressemble à Paula comme une goutte d'eau à une autre. Étonnant, n'est-ce pas ? Milena, elle, c'est un cas unique en son genre, j'y reviens… une seconde d'attention s'il vous plaît. J'expliquais donc que ce principe d'équipe de football fait que Paula est une Gouvernante interchangeable jusque dans certaines limites – comme un professionnel du ballon rond – en ce sens que si elle est malade, absente pour l'une ou l'autre raison ou en vacances – une autre Brésilienne de l'équipe, en général Flavia, vient automatiquement la remplacer. Voilà, est-ce suffisamment clair ? Bien. Quelques mots au sujet de Milena pour vous récompenser de votre bienveillante attention.

Vous connaissez Jennifer Lopez ? Oui, la Bomba latina. C'est bien d'elle que je parle. Eh bien… comparée à Milena, JLo ferait genre novice prépubère un peu informe… Question Bomba latina, Milena, c'est quelque chose comme plus ou moins soixante kilos de nitroglycérine en mouvement déhanché. Quand elles venaient me voir toutes les trois – Paula, Flavia et Milena - à l'hôpital, apportant quantité de bonnes choses à manger qu'elles avaient elles-mêmes préparées, j'étais à la fois aux anges et mort de rire. Je me sentais presque une obligation morale d'avertir le Service de cardiologie: "Attention: Milena arrive ce soir entre 18 heures et pas d'heure. Préparez les défibrillateurs et les shoots cardio-calmants, mettez les porteurs de civières et les aumôniers en état d'alerte !". Milena est tout simplement trop, too much et very much too muchElle a une plastique à faire exploser de jalousie n'importe quelle nana hyper bien foutue. Je gaffe, là… Vous n'allez pas me croire… Je commence par le corps et je finirai par la tête. Des seins… euh… des seins… vous n'en avez jamais vu des comme ça ! Ceux de mon amie Pia, pourtant… je vous ai raconté… eh bien ceux de Milena… les neurones dont je parlais… au bord de la fission nucléaire ! Et un cul… alors là pas de doute possible: Made in Brasil sur tout le pourtour, la circonférence, la ligne, la courbe, le volume, les effets et les effets secondaires ! Une démarche… toutes les écoles de samba et de salsa réunies ! Milena, c'est un gyrophare multicolore et ondulant, monté sur talons aiguilles ! Cette merveille architecturale est surmontée d'une tête fière et noble, avec de longs cheveux fous, bouclés, rebelles et n'obéissant qu'à elle, noir à reflets noirs et total ensorcelants. Deux yeux magnifiques et rieurs, souvent moqueurs quand ils semblent dire "Allez, les mecs ! Bandez, ça me fait plaisir ! Mais moi je choisis qui je veux et quand je veux ! Ce n'est pas à vous de choisir ! On ne touche pas !". Créature de la nuit – en cela elle est conforme aux idées communément admises sur les Brésiliennes - dans la disco où elle travaillait, elle était un soir appuyée à une table, discutant avec des amis, légèrement cambrée… et un type est passé derrière elle. Le cerveau reptilien… circonstances atténuantes… il n'a pas pu retenir sa main… elle est partie toute seule… Milena aussi. Elle s'est retournée à la vitesse d'un cobra et a étendu le bonhomme. K.O. Raide. Je tiens l'histoire d'abord de Paula et Milena l'a complétée par la suite. Milena était hors d'elle, pas tranquillisée par ce premier K.O. Elle s'est assise sur le séducteur à la main baladeuse et l'a littéralement massacré. Les types de la Sécurité lui ont sauvé la vie. Il ne faut pas manquer de respect à Milena…

Je l'adore rien que pour cette histoire ! Elle n'a pas eu d'ennuis: le mec était champion de kick-boxing est n'a pas déposé plainte pour coups et blessures. Sans doute peur de voir son nom dans les journaux…

"Et vous ? Hein !? Et vous, vous êtes aussi un homme, non ?", me demanderez-vous peut-être. Certes. Et je vous répondrai ceci: mon instinct de survie m'interdit de regarder Milena autrement qu'avec les yeux d'un grand-père bonasse et indulgent (les filles me comparent souvent à leur grand-père qui était, à ce qu'elles disent, un personnage hors du commun, et cela me flatte énormément !). Je vous confesse qu'elle éveille cependant chez moi un extraordinaire fantasme: si j'avais des sous, je l'engagerais immédiatement comme chauffeur-garde du corps. Vous imaginez ? Plus une contredanse ! Les radars qui se liquéfient ! Les flics bien polis qui dégagent la route, ouvrent les portières, font des grâces et mendient son numéro de portable ! Les pickpockets suspendus aux lampadaires ! Les casseurs de voitures qui s'enflamment tout seuls ! Ah dis donc… Too much, Milena Mais allez, j'avoue ! Je regrette parfois de n'avoir plus trente ans !

"Oui, j'ai mangé, Cheffe…, ne vous inquiétez pas. Mais faudra qu'on aille faire des courses… j'ai plus de soupe…". Paula prépare la meilleure soupe au monde. Son truc, c'est peut-être qu'elle ajoute plein d'amitié et de tendresse filiale aux ingrédients de base ?

Paula n'exprime pas ses émotions avec des mots. Elle a un langage bien à elle, le langage des yeux. Elle dit tout avec un regard. Joie, amusement, tristesse, compassion, colère, mauvaise humeur. Tout un vocabulaire que, peu à peu, j'ai appris à décoder. Elle est ainsi devenue une sorte de miroir. Je lis dans ses yeux comment je suis et comment moi-même je me sens. Si elle est soucieuse, c'est que j'ai mauvaise mine ou que je n'ai pas assez mangé à son goût. Si elle est de bonne humeur, c'est que je vais bien. Si elle est triste… je ne l'ai pas souvent vue triste… seulement une fois… un gros chagrin dans sa famille… je ne sais pas si j'ai su trouver les mots qu'il fallait pour consoler, alléger un peu… juste un peu la peine… Je l'espère… Je suis aussi triste qu'elle quand elle est triste. Elle doit le sentir, car elle se reprend très vite. Paula ne veut pas que son grand-père soit triste. Une compassion maternelle envahit tout son visage quand je suis malade. Une compassion mêlée de colère contre le sale gamin qui ne se laisse pas soigner. L'héritage de mon parrain… un grand-père dehors et un sale gamin dedans. Paula reviendra souvent dans cette histoire, justement parce qu'elle est une sorte de miroir et surtout, je le répète, mon ange gardien.

Publicité
Publicité
3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet (en réécriture) (5)

Carl et Marian… Lui et moi, on se connaît depuis la fin des années soixante-dix. On s'est réveillés – sans doute un lendemain de cuite - dans une agence de pub à Copenhague, l'une des Top Five de la capitale, à l'époque. Meilleures créations, meilleures idées, meilleurs résultats, meilleur revenu par employé(e), meilleurs billings, meilleur turnover, meilleur income, meilleur outcome, meilleur cash-flow, meilleure cantine, meilleur café… Question chiffres, je n'ai jamais rien compris… je n'insisterais donc pas lourdement dans ce domaine. Question création et créativité, je m'y connais un peu mieux. Elle était en tout cas en tête de peloton sur ces plans-là. Une telle agence est composée d'une parfaite équipe de cinglés et de groupies dévouées, c'est un MUST… Le secret d'un tel cocktail, c'est 10% de C.E.O*., C.F.O*. – sachant jongler avec les chiffres et les concepts comme personne devant des clients hallucinés - et divers autres C*…, soit 20% d'excellents vendeurs – également appelés Account Directors, Chief Account Executives (au moins trois ans d'ancienneté sans cirrhose), Senior Account Executives (dès 30 ans) ou Account Executives (débutants) qui ne craignent pas d'affronter les lubies et les colères de créatifs plus caractériels les uns que les autres ; 20% d'assistantes névrosées et prêtes à sucer n'importe qui et n'importe quoi pour avancer d'un cran ou toucher un bonus (également appelées Assistant Account Executives ou Junior Account Executives pour les meilleurs coups) ; 10% de jeunes (moins de 25 ans) secrétaires ultrapétantes du pétard, prêtes à tout et même à travailler dur pour être nommées assistantes, également appelées Assistant to Assistant Account Executive, voire Executive Secretary to the Account Director, pour les plus zélées et les plus dégourdies ; 20% de fonctionnaires malveillants et complexés à la production et aux médias, toujours disposés à médire de tout le monde et à toucher des commissions au noir (des gens néanmoins fort utiles et même indispensables pour connaître les dernières mises à jour des ouvrages de référence indispensables à la vie en agence: Who sucks Who, Who sucks Best, Who sucks Where and When et Who Makes The Best Coffee, bref les dépositaires des meilleures adresses d'assistantes et de secrétaires ultrapétantes du pétard) ; enfin les créatifs, dont les titres vont de Executive Creative Director à Intergalactic Creative Director – généralement d'anciens Art Directors ou Copywriters dont l'alcool, la coke, le shit et deux ou trois pensions alimentaires à verser ne sont pas venus à bout - en passant par Art Director, Junior Art Director, Visualizer, à Copywriter. Ces derniers forment avec les Art Directors ce que l'on pourrait qualifier de béton créatif de l'agence. Ils sont payés grassement, mais juste pas assez pour leur donner l'ambition- dans la phase ultime de leur carrière - de passer à l'étape salariale supérieure et relativement éphémère, celle où le travail consiste à motiver les galériens d'en bas – donc les Art Directors et les Copywriters - (vous me suivez toujours …? Je sais que c'est un peu compliqué…) et à vendre leurs idées (en s'attribuant les meilleures) de génies encore méconnus aux C.E.O. et autres C…., et notamment aux clients. Bref devenir Creative Director à leur tour et sombrer ainsi derechef dans l'alcool, la drogue ou la dépression. C'est pourquoi la moyenne d'âge est toujours très basse, dans les excellentes agences: il est impossible de vieillir normalement dans pareil environnement.

*Chief Executive Officer, *Chief Financial Officer, *Chief quelque chose ou n'importe quoi, et assez con pour y croire.

Carl et moi sommes donc devenus d'inséparables potes, génies méconnus que nous étions déjà à l'époque, dans un tel environnement. Il était Art Director et moi Copywriter. Nous avons tous deux joyeusement nagé dans l'alcool, les pétards et les filles, et nous sommes encore vivants aujourd'hui. Des survivants… Je rigole, mais nombre de nos collègues de l'époque sucent en ce moment même – et je ne pense pas qu'aux assistantes dévouées dont je caricature le portrait plus haut - les pissenlits par la racine. Depuis bientôt trente ans, nous échangeons dessins et textes délirants sur le monde, la vie, les femmes, la pub, les éléphants roses, les oies blanches, les nègres, les rois, les reines, les people, les Juifs, les Arabes, les Présidents, les terroristes, la photo, les gouvernants, les gouvernés, l'art moderne, les blancs, les rouges, les noirs, le blanc, le rouge, le whisky, le cognac, la B.D., les jaunes, les blouses blanches, la pêche à la truite, le cinéma, la distillation de l'akvavit, les putes, la pêche aux harengs, Foxie (son chien), Doggie (mon chien, mais vous la connaissez déjà), la faim dans le monde (un des rares sujets que nous traitons sérieusement avec le racisme de toutes couleurs et contre toutes couleurs, la xénophobie, l'antisémitisme, la connerie de la Droite et de la Gauche, les conneries de droite et de gauche, l'intolérance et le fanatisme), les tsunamis, les cours d'atterrissage en Arabie Saoudite, l'esprit d'équipe, l'interdiction de la publicité pour les sous-vêtements sexy en Afghanistan, la préparation d'un steak de morse avec de la graisse de phoque, le Beaujolais Nouveau, la bière danoise, le chocolat suisse, les montres thaïlandaises, les horloges solaires, les mérites comparés de la corne de caribou canadien et de la corne d'élan suédois (puissants aphrodisiaques s'il en est !), la cornemuse, le corned-beef et deux ou trois autres sujets d'intérêt général ou particulier qui ne vous regardent pas et que je m'interdirais dès lors de citer.

Quand je les appelés pour leur expliquer la situation… "… cancer du poumon…ouais… shit…" et leur demander si par hasard… s'ils avaient le temps… s'ils pourraient éventuellement… bottin… renseignements téléphoniques… sous "Herboristeries ou Médecines Naturelles"… "phytothérapie"… ipe roxo ou pau d'arco… Carl m'a juste dit "Attends, j'ai mieux…"

Dix ou quinze minutes plus tard environ, je recevais cette recommandation impérative "Débarrasse-toi de cette merde et que ça saute !" et ce dessin sur mon fax…

"…hmmm, c'est malin !", j'éclate de rire au téléphone. Carl se bidonne comme toujours quand son trait a dégouliné d'humour noir. Il retrouve péniblement son sérieux. Rire de tout, c'est sa façon à lui d'être pudique. "Hé ? Tu plaisantais pas ? T'as vraiment un cancer du poumon ?". Quand on a pris l'habitude de rire des pires événements, comme c'est souvent notre cas, il est souvent ardu de faire la part du vrai et du faux. Lui et moi, nous ne sommes pas très branchés mélo et nous pratiquons une telle surenchère dans les idées horribles que peuvent nous inspirer certains faits qu'il n'est pas toujours évident de s'y retrouver. Même pour nous.

-         Sérieux… c'est vrai. C'est pour ça que je vous demande si vous pouvez me trouver de l'ipe roxo au Danemark. D'après ce que j'ai pu voir sur le net, ça existe sous forme de thé et de gélules. Faut voir…

-         hon… hon… et tu peux pas simplement te faire opérer…?… enlever ce truc… ?

-         Tu ne m'écoutes pas, abruti !

-         Si ! Si ! Je t'écoute ! Marian a déjà noté… si… ! si… ! comment tu écris ça…? "i-p-e- et r-o-x-o… avec un "x" comme dans "sexe"…? Il se remet à rire et hurle à sa femme "Marian ! Tu notes, oui…? qu'est-ce que tu attends… !? "i-p-e … r-o-… non pas sexe !… "x"… oui… et – o." Mini-scène conjugale, ils sont coutumiers du fait, ils s'aiment comme ça. De disputes pour rire en réconciliations provisoires. La réponse fait vibrer mon propre téléphone… "T'as fini de me crier après ? Je ne suis pas sourde ! Et je suis pas ta secrétaire ! Non mais ! Comment t'as dit déjà ? je note… Voilà, tu vois… on a noté.

-         Merci. Non c'est apparemment un genre de tumeur qui ne s'opère pas, c'est ce que les toubibs m'ont dit – j'ai même un certificat médical, figure-toi… "Tumeur du poumon inopérable", c'est écrit… - et j'ai eu confirmation sur le net. Si on les touche, elles métastasent tout de suite. Elles sont pas seulement malignes, elles deviennent carrément odieuses si on les contrarie… oui, comme mon ex-… hé ! hé ! Chimio et radio, c'est hors de question, je ne veux pas de ces saloperies. Alors j'essaie autre chose.

-         Tu fais toujours ton "abracadabra-machin", là ..? Carl entend le Reiki. Ces trucs pas très catholiques lui inspirent une sainte frousse, mais jamais il ne l'avouerait.

-         Oui, bien sûr. Je vais jeter un mauvais sort à la tumeur et elle va se casser une jambe… tu verras !

Et nous voilà repartis dans le rire… J'ai encore juste le temps de lui expliquer qu'il ne faudra plus jamais parler de tumeur, ce n'est pas gentil, mais qu'il faudra l'appeler Anastasia, parce que c'est bien plus convenable pour une jeune fille… "Attends… je te passe Marian… elle veut te parler…" Marian… fais pas attention… il déconne complètement… il a donné un nom à sa tumeur… il est…" (…) "Oui, Per ? Ecoute-moi bien… il te faut boire du jus de betteraves rouges… un verre tous les jours… tu as un mixer…? tu les passes au mixer et tu récoltes le jus… et je vais t'envoyer une recette de thé… il y a des tisaneries ou des maisons de thé… des droguistes…?… dans le pays de sauvages où tu vis ? –( pour eux, tout ce qui se trouve au sud de Roskilde n'appartient pas encore à la civilisation…) - … tu en boiras un litre par jour… tu me promets, hein ? Tu as bien raison de donner un nom à ta tumeur et d'en faire une personne – ferme-la, Carl ! -  Raah ! on ne peut jamais placer un mot, avec lui… - comme ça, tu sais contre qui tu te bats… "Non, je ne suis pas une sorcière et Per n'est pas un sorcier… espèce de (la décence m'interdit de traduire…)… il ne comprendra jamais rien à rien… je te le repasse…" (…) "hon… hon… alors la sorcière va te faire boire du thé ? Quelle horreur…" Carl et Marian considèrent avec indulgence que la France est un pays moyennement civilisé, parce qu'on y trouve du vin rouge – ils aiment beaucoup le vin rouge – et ce vin rouge français est vendu au Danemark dans des boîtes en carton – comme le lait – ou en fer-blanc – comme la bière… et ça fait d'ailleurs longtemps que j'ai renoncé à leur expliquer que j'ai l'eau courante, l'électricité, le gaz et le chauffage au fuel là où j'habite.

-         hé ! hé ! ça a la même couleur que ton pinard, le jus de betteraves rouges…

-         Oui, mais pas le même goût… beuârk… les betteraves rouges, c'est pour mettre sur le leverpostej – un pâté de viande danois – vous êtes vraiment tarés, tous les deux… "Tu vas voir si je suis tarée !" Marian intervient d'une voix musclée dans la conversation…

Quand nous nous parlons par téléphone, c'est toujours ainsi. Une conversation à trois avec deux combinés. Moi j'ai l'habitude, mais pour vous qui me lisez, je conçois que c'est un peu plus difficile à suivre…

Pour le thé, pas de problème. Marian m'a envoyé ses dosages de diverses herbes par fax et j'ai pu commander la mixture dans une herboristerie. "Ce mélange a un effet stimulant et tonifiant sur l'organisme", m'avait-elle précisé. C'est toujours bon à prendre. Surtout si l'on considère que – n'ayant aucune idée de la quantité que cela pouvait représenter, j'ai répondu "Ben… euh… qu'est-ce qu'on va dire… 500g …? vous pensez que ça suffira...?". J'aurais dû me méfier de la mine réjouie de l'herboriste… Il avait le genre de tête que doit faire un joaillier si vous lui commandez un fleuve de diamants… sourire jusque dans la couronne de rares cheveux poussant loin au-dessus de ses oreilles… courbettes jusqu'à la sortie du magasin… "Revenez nous voir souvent, Monseigneur… vous serez toujours le bienvenu… nous sommes vos dévoués esclaves… commandez, payez et nous obéirons…", tout ça… quoi. J'ai eu de quoi boire plus de dix litres par jour pendant au moins deux ans. Question stimulus et tonus, rien à dire… Annie venait d'ailleurs régulièrement assurer le stimulus et vérifier le tonus du récipient… Ah ! Ces complicités entre femmes qui ne se connaissent même pas, je vous dis… Toute mon idée étant de nettoyer mon organisme et de renforcer mon immunité, eaux minérales, thés divers et thé vert coulèrent d'abondance. En ce qui concerne le jus de betteraves, il y avait un hic… Depuis tout môme, j'ai toujours détesté les betteraves rouges sur le leverpostej…elles tachent et font tache. La seule idée de passer une betterave rouge au mixer et de devoir nettoyer toute la cuisine après me donnait des envies d'aller me cacher derrière le canapé du salon… Marian est une femme de caractère obstiné. Elle téléphonait en moyenne tous les deux jours pour s'assurer que je buvais en suffisance et pour savoir – grande question… – si j'avais trouvé des betteraves rouges dans "ce pays de sauvages". Je craque et j'avoue tout: pendant bien trois mois, j'ai réussi à lui faire croire que j'avais cherché partout – du SuperFood Megastore aux foires à la brocante en passant par les épiceries chinoises, africaines et hindoues: niet ! Betteraves rouges introuvables et réponses unanimes: "Betteraves rouges connais pas".

"C'est impossible !", éclata-t-elle un jour (ou un soir… ou un matin… mon téléphone ne se souvient pas et ne parlerait même pas sous la torture). "Tu te fous de moi !", continua-t-elle, péremptoire. "T'es aussi con, stupide, borné et entêté que Carl !", me complimenta-t-elle. Rien que de repenser à mes hennissements de rire… que les voisins turcs du 7ème étage vinrent se plaindre que leur cheval réveillait leurs chèvres à eux… à près de deux mille kilomètres de distance… me remplit encore de joie hilare aujourd'hui. Le téléphone, tout de même, quelle belle invention… Par gain de paix, je fis cependant l'acquisition d'un paquet de betteraves rouges emballées sous vide avec leur liquide amyotique d'origine. Après presque deux mois de mon mixer est en panne… ; la lame de mon mixer est nase… ; les lames de mixers sont en rupture de stocks ; Pia est venue m'emprunter mon mixer quand elle a appris que j'avais enfin trouvé une nouvelle lame… ; j'ai oublié de payer ma note d'électricité… ;  panne de courant générale…, Marian finit par abandonner grâce à cette subtile question: "Euh écoute… il devait y avoir un petit trou dans l'emballage… oui, insignifiant comme tout… mais je ne me souviens plus de ce que tu avais recommandé… c'est la partie avec les moisissures blanches ou celle avec les champignons genre roquefort préhistorique, qu'il faut passer dans le mixer ?". J'échappai à la cure de betteraves rouges et Anastasia à une mort assurément prématurée et horrible. Je serais d'ailleurs bien incapable de vous dire, hormis leur couleur assassine qui peut à priori les rendre suspectes d'avoir nombre de mauvaises intentions, en quoi les betteraves seraient cancéricides. Marian ne m'en a jamais voulu.

Carl, de son côté, je pense que ça l'avait fait gamberger grave, cette idée de donner un nom à une tumeur. Anastasia… Je pouvais presque entendre les réflexions qui avaient agité sa matière grise pendant qu'il dessinait spontanément le portrait de l'avenante demoiselle (ou plutôt sa façon d'imaginer ma façon de l'imaginer…). Nous partageons en effet, lui et moi, une espèce de façon de penser osmotique. Quand nous travaillons ensemble sur une idée – cela nous arrive encore – nous arrivons à la visualiser en deux coups de fil et un, maximum deux fax. Le résultat est toujours, mais alors à chaque fois… toujours extraordinairement… parfaitement… extrêmement… non, restons modestes… circulez, y a rien à voir.

"On donne un nom à son chien et à son chat – ça sûrement - à son canari ou à sa perruche – c'est bien naturel si on ne veut pas les confondre avec le sifflet de la bouilloire – à son perroquet ou à son merle des Indes – ne serait-ce que pour pouvoir nommément l'insulter… "Ta gueule Alfred ! C'est pas le plombier !" - peut-être même à son poisson rouge – remarque… ça doit pas servir à grand-chose… il doit être sourdingue, dans son bocal… muet en tous cas… au mieux, il émet une bulle quand il ouvre la bouche – à son cheval… - hon… hon… comme ça on a une chance de lire son nom sur la liste des invités de la Princesse Anne dans la loge royale de Sa très Gracieuse Majesté au Derby d'Epsom – à son âne…  - si on a la chance d'avoir un frère jumeau ou la malchance de voir double à la sortie d'un bar à Mexico… "A la casa, Burro… je suis saoul comme un âne… c'est toi qui conduis…" – à un dromadaire… et pourquoi pas ? - Le Coran autorise-t-il les vrais bons croyants à donner un nom à leurs dromadaires préférés ? Il y a aussi des courses de dromadaires… "Hop ! Djamil ! J'ai misé un million de barils sur toi !" – à une orque ou un dauphin – "Sauvez Flipper et Willy ! Les grands requins blancs de Hollywood ont reniflé une odeur de dollars !" – oui bon… mais à une tumeur…? L'est vraiment cinglé… Il dit qu'il lui "parle" avec son abracadabra-truc… de longs fils… les cheveux, bien sûr… et c'est une emmerdeuse… toutes les emmerdeuses ont un gros cul… une chieuse… toutes les chieuses font constamment la gueule… c'est leur vocation, faire chier… méchante… vilaine… grotesque… gros tas… pas une gueule à rigoler franchement… des cheveux longs… sales… un gros cul… et puis… une tumeur… c'est rond… enfin… ça devrait… "Marian ? Il reste un fond de vin rouge !? – "Je suis pas ta bonne !" – "Je suis en train d'écrire à Pjær…" – "A Per ou à Pierre ? – "A Pjære, si tu préfères… respecte son conflit d'identité…! hon ! hon ! hon !  Personne sait comment il s'appelle vraiment… !" – "T'es con…!" – "Je sais… mais il reste du vin rouge ?" – "T'as qu'à aller regarder toi-même !" – "hon ! hon ! hon ! viens voir ce que je suis en train de lui préparer… si tu m'apportes pas un verre, je lui envoie un dessin de toi…" – "Carl, t'es insupportable aujourd'hui !" – "Merci, ma petite chérie… tiens…? Il restait du beaujolais…? – "Andouille ! Je le bois avec toi…" – "Je t'aime…" – "Moi aussi je t'aime…" – "Voilà… je crois que c'est bon…" – "Fais voir ? Non !? Tu ne vas pas lui envoyer ça !?" – "Si… c'est Anastasia… comment tu trouves ?" – "T'es fou… vous êtes fous tous les deux, mais je t'aime et je vous adore tous les deux parce que vous êtes fous !"…

Et c'est ainsi qu'Anastasia arriva par fax…


Chapitre 11

Profondes inspirations… expirations lentes et de plus en plus contrôlées… mains croisées sur le cœur… les pulsations ralentissent… mes mains deviennent chaudes… se décroisent… tracent de curieux symboles… mon mental se dissocie du corps…  je pars… je vais rendre visite à celles et ceux qui m'ont demandé de l'aide… petits bobos… gros bobos… vous n'avez pas besoin de savoir … elles et eux sentent et savent que je viens… cela ne peut en aucun cas faire de mal… uniquement du bien… du bien… le Bien… éliminer le Mal… l'amour ne connaît pas de frontières… puis je reviens chez moi… en moi…

-         Bonjour Anastasia… tu ne m'attendais pas…

-         Non. Tu ne préviens jamais !

-         hé ! hé ! Tu joues les grandes offensées ?

-         Tu pourrais au moins m'avertir… que je me prépare…

-         Te préparer ? Tu veux rire ? Prépare-toi à mourir, c'est tout ce que tu as à préparer ! Tiens… J'ai une nouveauté pour toi, ce soir. Je suis devenu coiffeur pour dames !

-         Coiffeur pour dames ?

-         Oui, un ami m'a envoyé ton portrait… enfin… ce qu'il croit être ton portrait. Dans l'idée, je dois dire que c'est assez ressemblant… la réalité, c'est autre chose, bien sûr. Tu es juste un amas de cellules anarchiques et malsaines… une putain d'erreur de mon cerveau…

-         En effet… c'est lui qui m'a invitée…

-         C'est vrai. Tu es… une matérialisation d'un tas de mauvaises choses que j'avais dans mes pensées: des souvenirs de trahisons, des déceptions énormes, des chagrins… Mais ce portrait m'a donné une idée… tu as besoin d'une bonne coupe de cheveux… ils sont hirsutes et dégueulasses… on va arranger ça… tiens… regarde… cette belle touffe qui a l'air de se diriger ver l'aorte… regarde… regarde bien… elle fond…

Dans mon esprit, mes yeux s'illuminent vers l'intérieur… une lumière éblouissante pénètre dans le poumon malade… se fixe sur le point que j'ai déterminé… et les longs fils se retirent instantanément vers Anastasia… brûlés… se recroquevillant comme des cheveux touchés par une flamme… sans espoir de repousse… Anastasia est amputée d'une partie de ses attaches… les restes de fils sont absorbés par l'organisme… massacrés et dissous…

-         Tu vois ? Efficace, hein ? Oh excuse-moi… ça ne te rend pas vraiment plus jolie… même pas regardable, à vrai dire… moche tu es et moche tu resteras… jusqu'à la fin… jusqu'à ce que tu n'aies plus un seul cheveu… c'est pour toi, rien que pour toi, cette nouvelle radio-chimio un peu spéciale… les rayons sont de moi et la chimio… compliments du Brésil… ! Aucune cellule saine ne sera bouffée, pas même effleurée… aucune… tu reçois ce traitement de faveur en exclusivité ! C'est pour toi, rien que pour toi !

-         Salaud !

-         Salaud ? Tu n'es finalement que le résultat abominable d'un mauvais fonctionnement de mon mental. Mais c'est ce même mental qui te déconstruira… J'ai compris… Maintenant, il n'y a plus de failles dans le système de sécurité, il s'organise même puissamment pour te détruire… puisqu'il a commis l'erreur de te laisser entrer…

Je rends une visite de courtoisie à Anastasia ainsi chaque jour. Parfois à heure fixe, parfois par surprise… il n'y a qu'une seule règle: pas de règles…

Mon équipe de football brésilienne m'a procuré de l'ipe roxo nature sous plusieurs formes. Un gros morceau d'écorce, des copeaux, de la sciure. l'ipe roxo est une essence dure comme du fer, très difficile à découper. Le morceau d'écorce, je l'ai gardé en souvenir. Il est presque impossible de le morceler. Pour préparer l'infusion, je fais bouillir quelques grammes de copeaux ou de sciure dans de l'eau durant une trentaine de minutes, puis je filtre le liquide brunâtre obtenu. Le goût est parfaitement infect. Il faut ajouter au moins deux cuillerées de miel pour en atténuer la bizarre et désagréable saveur.

Carl et Marian ont eux aussi trouvé de l'ipe roxo au Danemark. En thé, il ressemble à la sciure brésilienne, en mieux raffiné ; l'odeur et le goût sont parfaitement identiques au produit naturel. Et aussi en gélules. C'est nettement plus agréable de le prendre de cette façon. Deux gélules matin, midi et soir. J'en ai régulièrement concommé ainsi pendant six mois, jusqu'au prochain rendez-vous chez Miguel. Il m'a envoyé faire une radio des poumons – face et profil – dans une clinique spécialisée avant la consultation.  Quand j'entre, les radios sont clipsées sur un écran à verre dépoli, à côté des radios de l'hôpital. Pour pouvoir comparer.

-         Ta tumeur a diminué, il n'y a pas de doute… elle a bel et bien diminué…

-         Fais voir…

A l'intérieur, je jubile, mais je ne laisse rien paraître. Lui non plus, d'ailleurs. Je l'observe du coin de l'œil. C'est très important, observer un médecin qui vous observe… c'est là qu'on lit le mieux les diagnostics. Miguel a l'air à la fois incrédule et perplexe. Et heureux aussi, ça assurément. Il a un petit sourire que je ne lui connaissais pas. Un peu gêné. Un sourire d'ami, cependant. Il efface le regard hésitant du médecin confronté à un cas inhabituel.

-         Bien… eh bien on va continuer comme ça. Tu as arrêté de fumer ?

-         Non… j'ai réduit ma consommation, mais pas arrêté. Je ne crois pas que j'arrêterai.

-         Tu devrais…

-         Oui, je sais que je devrais. Je me sentirais sans doute mieux physiquement. Mais pas mentalement. Ce cancer ne vient pas de mes Gitanes, ni de mes pétards ou havanes occasionnels. Tu n'étais pas là lors de la pneumoscopie, moi si. Et je me souviens encore de la tronche de la radiologue quand j'ai dit que je fumais deux paquets par jour. "Impossible !", cri du cœur, dis donc… En continuant, je fais chier tous ceux qui associent cancer du poumon et tabac. J'arrêterai sans doute quand j'aurai éliminé cette saloperie de tumeur, pas avant. On verra ça plus tard…

-         C'est toi qui sais… moi je le dis pour ton bien…

-         Je sais Miguel, mais on est dans un trip philosophique, là. Rien à voir avec la médecine. Tu as raison, médicalement parlant. Pour le cœur aussi, pour tout le système cardio-vasculaire, ce serait mieux. Moi j'ai raison sur d'autres plans. Si j'arrêtais maintenant, je reconnaîtrais implicitement et inconsciemment la responsabilité de mes clopes et ça je refuse, tout net. Je suis né pour faire des pieds de nez… hérédité chargée...

Je ne lui ai jamais parlé de mon parrain, il ne peut évidemment pas comprendre ce souriant aspect héréditaire. Je vois Helge rigoler, me faire un de ses clins d'œil facétieux. Il hausse les épaules, un peu désolé quand même. Je crois que ça le rassurerait, si j'arrêtais. Je correspondrais mieux aux normes. Je suis sûr que quand j'aurai tourné les talons, il téléphonera ou prendra contact avec quelques confrères pour discuter du cas. Miguel est un homme sérieux et méticuleux. Il voudra savoir s'il y a d'autres cas connus de régression d'un carcinome anaplasique à petites cellules. On fixe un nouveau rendez-vous. On se reverra ainsi, approximativement de six mois en six mois, jusqu'en été 2003.

Anastasia diminue, change de forme, tout à coup elle se met à grandir – une poussée subite et, je l'avoue, inquiétante. Mais pas décourageante. Je continue selon mon idée: Reiki et ipe roxo tous les jours, alimentation saine…

Ne vous méprenez pas: je ne prétends en aucune façon avoir découvert la solution miracle. Elle était la bonne pour moi. Le cancer, ça a des aspects éminemment personnels… Je vous raconte donc ce que j'ai vécu et ressenti, à ma façon. Les côtés drôles et les côtés sombres. Je ne force personne à suivre mon exemple, je n'ai pas de recommandations à faire, ni de recettes à donner: chacune et chacun est libre de son destin. L'important, je le crois, ce sont les mots que j'ai dits à Miguel en prenant congé ce jour-là. "Le mental, Miguel… le mental… c'est ça qui compte. Le reste c'est du pipeau…".

Juillet 2003. J'ai bien passé le cap des statistiques duchosiennes. Je devrais donc en principe être inhumé ou au moins incinéré depuis deux ans et demi. Merdalors, quel foutu patient indiscipliné et politiquement incorrect je suis…! Anastasia a bientôt trois ans… Un matin, je me réveille avec un goût salé dans la bouche. Du sang. Je suis seul, heureusement. Pas d'Annie dans les parages immédiats. Dans ces moments-là, une Annie, ça complique tout. "Mon Dieu ! Que faut-il faire…!? Qu'est-ce que je peux faire…!? Que va-t-on faire…!?". J'aurais sûrement répondu "Te taire.". Je suis un peu grognon. Dans mon genre… plutôt pas gentil, compréhensif, sympa, prêt à discuter, ouvert d'esprit, à l'écoute de l'autre machin-tout ça quand une femme complique à outrance des situations déjà pas simples au départ. Pas de panique. Je me brosse les dents, me rince bien la bouche, crache un coup dans le lavabo. Tout rouge. Café et Gitane. Sale goût, le café. Pas bonne, la Gitane. Encore un petit coup de lavabo pour s'assurer que tout va mal ? C'est goal. Tout rouge, de nouveau. Bon… téléphone et téléphones…

-         Miguel ? Je peux passer ? Oui… Tu les avertis…? Je passe après…

-         Allo ? La radiologie, s'il vous plaît… oui…? 14 heures ? Parfait… merci.

Quand j'arrive à la Clinique Générale de Radiologie, je suis reçu par un brave radiologue, le Docteur Mougeon. La soixantaine affable, le genre prêt à dire n'importe quoi pour rendre les patients heureux.

-         C'est pour la radio des poumons demandée par le Docteur Basqua, n'est-ce pas ?

-         Oui, Docteur, c'est ça… et j'attends les radios… je vais directement chez lui, après… donc… si on peut faire vite…

-         Vous avez un cancer ?

-         Oui, depuis trois ans, un carcinome anaplasique à petite cellules, poumon gauche, lobe supérieur…

Si quelqu'un avait versé un grand seau d'eau glacée - mais alors vraiment glacée ! - sur la tête du docteur Mougeon, il n'aurait pas réagi autrement. Il a eu une sorte de haut-le-corps et m'a regardé comme si je proférais une véritable absurdité genre "…l'eau du robinet est salée… si-si-si-vraiment… vous ne saviez pas…?".

-         Trois ans ? Une tumeur anaplasique à… vous êtes sûr...?

-         Absolument sûr, Docteur…

Je confesse que je savoure ce genre de moments… quand une blouse blanche voit toutes ses théories et connaissances remises en question d'un seul coup…

"Ne bougez plus… gardez l'air dans les poumons… "cla-cloc"… respirez…". Face et profil, comme d'hab'. Le Docteur Mougeon revient une quinzaine de minutes plus tard, l'air… l'air… je ne saurais vraiment pas vous dire quel air il avait vraiment. C'est peut-être moi qui projette mes sentiments du moment sur son visage. L'air comme… optimiste… étonné… l'air "j'ai jamais vu ça…" avec un sourire heureux. "C'est très bizarre", me dit-il, "… on dirait que la tumeur est morte… enfin… elle a l'air complètement nécrosée au centre, mais peut-être encore active sur le pourtour…". Je lui adresse un de mes sourires ironiques préférés, celui qui signifie "T'en verras d'autres et des plus jolies, Bonhomme, mais faut aller au Lido ou au Crazy…". Je réponds juste "Ah bon…? Elle tortille encore du gagne-pain…?". Riche journée pour le Docteur Mougeon. Il a vu une tumeur agonisante et un cancéreux frappadingue… J'embarque les radios en rigolant et me rends chez Miguel. C'est à deux pas.

Radios clipsées sur le verre dépoli, Miguel les regarde, les observe et me dit placidement "Tu as bien fait de m'avertir et de venir… je crois qu'il y a des décisions à prendre…". Je veux… Mais je veux d'abord qu'il m'explique le coup de la nécrose au centre. Morte ? Pas morte ? A l'agonie ? Je me pose quand même quelques questions. Je raconte la réaction du Docteur Mougeon, quand j'ai parlé du genre de tumeur et des trois ans… Miguel esquisse un rapide sourire, ce sont surtout ses yeux qui sourient. "Ah ? Il devrait apprendre à mieux dominer ses émotions…". Ce sera son seul commentaire, mais il est facile à décoder. "Tout va comme tu le voulais et tu nous as tous bien eus…". Le moment de me congratuler tout seul n'est cependant pas encore venu. Il y a en effet des décisions à prendre.

-         J'ai un certificat signé de ta main assurant que mon cancer est inopérable… Alors…? Qu'est-ce qu'on fait ? On attend qu'elle rende l'âme et arrête de pisser le sang ? Qu'elle meure tout à fait ? Mais après…? Elle va pourrir dans le poumon… Beuârk !

-         Non… c'est risqué, mais… ça vaut peut-être la peine de tenter le coup…

-         Tu veux dire opérer ?

-         Oui, on pourrait essayer de l'enlever, maintenant… et puis quand même… oui-oui, je sais, ne t'énerve pas… (j'imagine que j'avais déjà les sourcils en circonflexes majuscules…), mais quand même une légère chimio, après… réfléchis…

J'ai réfléchi longuement, très longuement. Je pense que j'ai bien dû réfléchir une seconde. Allons… ne chipotons pas… une seconde et 4 dixièmes…

-         On la vire, Miguel.

-         Comment, "on la vire ?"…

-         Principe du sac-poubelle. On ouvre, on ligature en-haut, au niveau des bronches, on sort le poumon avec cette saloperie dedans, on ferme le sac-poubelle et on vire le tout. Je ne veux pas me contenter de faire enlever un petit bout de poumon et risquer une récidive six mois plus tard un peu plus bas. On ouvre et on vire tout.

Ça doit être une Première, à voir la tête que fait Miguel. Il est visiblement partagé entre ses connaissances médicales acquises et l'envie de tenter quelque chose d'inédit… "puisque de toutes façons il ne fera jamais rien comme tout le monde…". Il semble séduit par mon raisonnement. Mais pas encore franchement enthousiaste. Il réfléchit un instant et me demande "Tu te souviens de Robertson ? Grand… un peu voûté… un peu timide… il était dans la même classe que moi (donc encore un "petit" pour moi le "grand"), il est en chirurgie thoracique. On va essayer de l'appeler…".

-         Oui bonjour… Docteur Basqua… serait-il possible de parler au Docteur Robertson… Pardon …? Oui… oui en "thoracique" ? James ? Salut, c'est Miguel… bien et toi… merci… tu te souviens de Blondesen ? Oui… (il m'adresse un clin d'œil amusé)… un peu foldingue, c'est ça… oui, c'est bien lui… j'aimerais te l'envoyer pour…

La mafia du Collège… il me fixe un rendez-vous pour le lendemain.

Les couloirs de l'hôpital sont interminables. Ils commencent nulle part et ils finissent à l'autre bout. Avec des lignes jaunes pour tourner en rond à angle droit. Mourir selon les normes communément admises, c'est tout un itinéraire très compliqué. Je mets une bonne dizaine de minutes à trouver le bureau du Dr. James Robertson – Chef de Clinique – Chirurgie Thoracique. C'est scotché sur la porte. Tout l'étage est en travaux. Des sacs de ciment, des carreaux, des fils électriques qui courent un peu partout, des ampoules nues, des échelles, des bâches en plastique… ça donne de l'ambiance. On est partis pour faire du neuf avec du vieux. James n'est pas encore là, moi je suis pile à l'heure. J'étais heureusement un tout petit peu en avance… juste le temps de compenser le retard provoqué par mon cheminement d'aveugle le long de lignes jaunes s'interrompant en beau milieu de couloir – "Travaux" – et reprenant ailleurs, dans un nouveau couloir - "Travaux" - aperçu du couloir – "Travaux" - où je me trouvais pour me mener par un autre couloir – "Travaux" - dans un couloir – "Travaux" - qui me ramène à mon point de départ: l'entrée de l'hôpital-labyrinthe. C'est sûrement la raison pour laquelle je ne fais rien comme tout le monde: je n'aime pas suivre des lignes jaunes qui ne mènent en effet qu'à l'autre bout de nulle part.

Derrière la porte entrouverte, je devine une secrétaire. Je frappe poliment et passe la tête. "Bonjour ! Le Docteur Robertson…?". La secrétaire lève le nez de son clavier et se retourne. On dirait un trold. Vous ne savez pas ce qu'est un trold ? Dans la mythologie scandinave, chez nous, ce sont des espèces de lutins qui vivent dans les forêts brumeuses et sombres, des petits nains malicieux et plutôt gentils, toujours prêts à faire des farces, à consoler les enfants tristes et à jouer de vilains tours aux grandes personnes stupides et méchantes. J'aime beaucoup les trolds. Bien sûr qu'ils existent ! Cette question…! Ils ont été de vrais amis quand j'étais gosse et comme je ne suis jamais devenu une grande personne… Et puis d'ailleurs, j'en ai un devant moi. Je l'appellerai "Mademoiselle Trold" pour la suite, d'accord ? Un peu de courtoisie, tout de même, j'ai l'air d'une grande personne alors il me faut parfois adopter de belles manières. Mademoiselle Trold n'a pas d'âge. Elle a entre 10 et 65 ans (l'âge approximatif de la retraite, mais elle ne prendra jamais sa retraite de trold). Elle n'est pas très grande, trois tailles en-dessous de la moyenne, je dirais. Elle a des cheveux tout courts, limite rasés, un centimètre à peine, façon skinhead. Je suis sûr qu'elle les teint en bleu, en vert, en rouge ou en rose, parfois… selon son humeur… quand elle a envie de s'enlaidir un peu plus. Elle fait sûrement ses teintures elle-même. Elle a de grosses oreilles décollées, mais ça… tous les trolds ont de grosses oreilles décollées. Elle porte de vilaines lunettes. Une grosse monture aux couleurs criardes dans laquelle sont sertis des verres épais comme des culs de bouteilles. Derrière la frontière de ces gros verres pétillent deux yeux lumineux d'intelligence, de gentillesse et de malice. Vous savez… il y a des gens comme ça… ils vous font passer toutes sortes de messages sans même le savoir, peut-être… Moi, j'aime bien lire les messages que m'envoient les gens. Mademoiselle Trold, à travers sont look, me dit "Je ne suis pas jolie, je le sais. Personne ne m'aime, personne ne m'a jamais aimée. C'est pour ça que je pleure toute seule, parfois… le soir… la nuit… le week-end quand personne ne me voit… Personne ne m'aime parce que je suis moche… alors je me rends encore plus moche. Comme ça, les gens n'auront plus rien à dire: je leur donne raison de ne pas m'aimer. Et puis c'est comme ça, et puis voilà, et puis na !". Comme je comprends son message et que je suis quand même un petit garçon bien élevé, surtout avec les trolds, je lui réponds spontanément "Je vous aime, moi !". Elle doit le voir dans mes yeux, dans mon regard et dans mon sourire. Elle comprend en tous cas tout de suite. Nous parlons la même langue, elle et moi: le langage des trolds. Si vous n'avez rien compris, alors allez faire un tour dans les forêts du Nord et demandez aux trolds qu'ils vous expliquent. Ne les cherchez pas vainement derrière les arbres: si vous avez le cœur pur, ce sont eux qui viendront à vous. Quand ils vous auront expliqué, vous serez une bien meilleure grande personne.

Le visage ingrat de Mademoiselle Trold s'illumine d'un coup. N'importe quelle femme peut devenir une princesse, si on la regarde comme une princesse. Alors si vous le voulez bien, nous passons de "Mademoiselle Trold" à "Princesse Trold". Elle m'invite à prendre place en attendant le Docteur Robertson. J'engage la conversation. Nous parlons de tout et de rien. De rien et de tout. De la pluie et du beau temps. Du beau temps et de la pluie. De son travail et de l'hôpital. De l'hôpital et de son travail. Je la fais rire avec mes observations surréalistes et mon humour décalé en totale contradiction avec mon air de monsieur convenable et sérieux. "Dites… Ce n'est pas trop pénible de travailler avec une armée de ponceuses et de perceuses qui vous jouent du Vivaldi toute la sainte journée ? Les Quatre Saisons version quatuor en béton fortissimo en tut-tut Majeur ? Ha ! Vous avez remarqué, vous aussi ? Le soleil était triste hier, il a pleuré toute la journée. Mais après, les nuages étaient tout brillants de propreté ! Dites… votre boulot… c'est tenir le registre des côtes sciées ou juste surveiller que Robertson les scie dans le bon sens ?". Elle comprend bien que j'ai moi aussi des côtés trold très prononcés. Quand James arrive, on est en pleine rigolade. Il n'a pas beaucoup changé. Juste les cheveux qui virent franchement au "Gris (futur) Professeur". Toujours le même air de s'inquiéter de rien tout en étant attentif à tout. Des yeux vifs et observateurs en même temps. Il a l'air un peu surpris par la nouvelle ambiance fous rires qui règne dans l'antichambre de son bureau de chef de clinique sérieux en attente de promotions. Je crois qu'il néglige parfois de faire rire la Princesse Trold. Peut-être tout obnubilé par la meilleure manière de scier les côtes en long exposée lors du récent Congrès de Chirurgie Thoracique à Laguiole, capitale des couteaux du même nom ? Ou par la meilleure façon de resculpter une cage thoracique, brillamment démontrée par le Professeur Jean-Paul Gaultier à Paris ? Il m'observe et me jauge aussi pendant nos "Salut-ça-va-ça-fait-longtemps-tu-as-des-nouvelles-de…-tu-te-souviens-de…" réciproques et bien sûr relatifs à notre fond commun: le Collège.

-         Bon… Miguel m'a expliqué… tu voudrais carrément qu'on t'enlève le poumon ?

-         Je ne "voudrais" pas… je veux… Je veux que tu ouvres, que tu prennes les deux poignées qui se trouvent au sommet du sac, que tu fasses un joli nœud bien serré, que tu sortes la poubelle sans rien renverser et enfin que tu fasses un point de couture élégant et solide au niveau supérieur des bronches, là où la poubelle était accrochée…

Robertson me regarde un peu ahuri. C'est le patient qui décide ce qu'il doit faire, maintenant ? Il n'ose pas me contrarier, toutefois: l'ascendant du "grand" sur le "petit". Hiérarchie…

-         Attends… attends… On ne peux pas faire ça aussi facilement ! D'abord… il faut que je sois absolument sûr que ta tumeur n'a pas métastasé… qu'il n'y a pas de nouveaux foyers… que c'est vraiment localisé… on devrait peut-être d'abord faire une petite chimio – oui-oui, Miguel m'a dit… - et voir après…

-        James… Chimio et compagnie, vous pouvez tous et une bonne fois pour toutes vous carrer cette idée dans l'oignon, clair ? D'accord pour tous les examens que tu voudras, ça me semble même très raisonnable. Tu vois que je suis un patient hautement coopératif et ouvert aux idées médicales teintées de bon sens. Et si ces examens montrent je suis clean partout ailleurs… eh bien tu ouvres, tu coupes, tu vires, tu couds, tu refermes et on va boire un café.

C'est dit sur un ton tellement naturel, net et autoritaire, sans le moindre autoritarisme cependant, que le Docteur Robertson, après avoir réfléchi quelques instants en essayant sans doute d'évaluer mon degré de détermination, appelle Princesse Trold. "Il faudrait organiser quelques rendez-vous pour Monsieur… radiologie… IRM… scintigraphie… scanner… os… cerveau… système digestif… prises de sang diverses… mesure de la capacité pulmonaire… électrocardiogramme…". La liste est longue, je ne me souviens pas de tout. En tout cas de quoi me cloner ou faire fabriquer une copie conforme en plastique à l'échelle 1:1 à l'usage des étudiants pour les cours d'anatomie et de cancérologie. "Bien Docteur, je m'en occupe…". Princesse Trold me demande "Vous pouvez revenir dans une demi-heure…?". James se lève, l'entrevue est terminée. "Ma secrétaire te fixera un nouveau rendez-vous et on pourra décider ce qu'on fait… à bientôt… il faut que je file… pas beaucoup de temps… le temps, ici aussi, c'est de l'argent…". On se quitte sur une poignée de mains d'Anciens.

Une demi-heure… passage presque obligé à la cafétéria… je retrouve l'ambiance habituelle… patients… récits d'anciens combattants… blouses blanches isolées derrière une invisible cloison de séparation… et quelques têtes connues qui me reconnaissent aussi. Ça fait toujours plaisir. Il y a la dame de la machine à cafés, une Auvergnate. Une rouquine souriante et sympa, toujours prête à rire. La jeune fille noire, une Antillaise d'après sont accent chantant, au kioske à journaux. De l'or partout, aux oreilles, autour du cou et des poignets, à presque tous les doigts. L'or, sur une peau noire, c'est magnifique. C'est comme un soleil de minuit. Un pétard tout rond, coulé à chaud dans les jeans et toujours cambré: il danse joyeusement même quand elle se tient immobile. Un sourire comme une rangée de perles sous les deux diamants noirs des yeux. Mamadou, l'homme à tout faire, sénégalais je pense. C'est lui qui nettoie les tables, vide et change les cendriers, embarque la vaisselle sale. Un bon gros toujours souriant, lui aussi. Une rangée de spots crevant d'optimisme et de bonne humeur par une nuit sans lune.

"Alors…? Comment va Madame l'Auvergnate…!? Eh bien tiens… Donnez-moi une eau minérale, s'il vous plaît… de la bonne ! Comme en Auvergne, le pays où les volcans font couler la vie au lieu de cracher le feu !". Et un éclat de rire, un ! "Bonjour Miss Africa ! Mais oui… je sais bien que vous êtes antillaise… mais "Miss Africa" vous va bien… ça sonne coloré… comme un feu d'artifices… comme vous ! Hé ! Ça me fait penser…combien de discos avez-vous incendiées, hier soir ?". Et un deuxième rire, deux ! "Bonjour Mamadou ! Vous allez bien ? Merci d'être là… sans vous… ce serait un bordel ici… vous êtes une fée du logis…!". La seule idée d'être une fée le plie en deux de rire. Il doit faire dans les 100 kilos. Et un troisième rire, géant, trois ! Avec Princesse Trold, ça me fait déjà quatre rires somptueux en une après-midi. Je suis riche !

Retour au bureau de James par les pointillés jaune. Maintenant que je connais le chemin, j'y suis en deux minutes. Princesse Trold me tend une liste. "Voilà tous vos rendez-vous. Le premier, demain matin à huit heures. Le dernier, mercredi… avec le Docteur Robertson… pour discuter les résultats. Sidéré. Ce petit bout de bonne femme a réussi, en un rien de temps, à secouer tout le monstre gelé d'inertie du monde hospitalier, à coordonner et placer tous les rendez-vous en seulement une demi-heure ! Quand je vous disais que c'est un trold… "Vous êtes… vous êtes fabuleuse et fantastique ! Merci mille fois !". Elle se détourne. Elle ne veut sûrement pas que je la voie rougir. Elle a ses pudeurs de trold. "Oh… ce n'est rien…". Magnifique Princesse Trold. J'ai eu bien raison, de l'aimer comme ça spontanément. L'amour donne en effet des ailes: à celles et ceux qui donnent et celles et ceux qui reçoivent.


Chapitre 12

Surprise. Quand j'arrive chez moi, Annie est en train de déballer un Himalaya de courses. "C'est moi qui prépare le dîner…!", me lance-t-elle sur un ton enjoué. Doggie ronge un superbe os tout frais, elle vient à peine me renifler. Les chattes s'empiffrent d'une boîte de thon. Elles feraient n'importe quoi pour une boîte de thon. Elles me renieraient pour une boîte de thon. Elles ne font même pas attention à mon arrivée, à cause de cette boîte de thon. "Traîtresse… tu as soudoyé la Garde…!". Annie m'arrive dessus, bras écartés du corps, un emballage d'œufs frais dans la main gauche, un de feta dans la main droite. Un baiser rapide et léger sur les lèvres et elle s'apprête à retourner à ses courses. Je la retiens par la taille. "Pas si vite… vérification… Halt ! Kontrolle…!". Je tire sur son décolleté et lorgne le contenu avec un air horriblement lubrique, "Ach ! Che le zavais ! Sie haben quélequeu chosse à téklarer !". Elle s'échappe en riant et répond "Oui… oui… j'ai quelque chose à déclarer, mais plus tard…".

Alerte rouge dans mes petits neurones sensibles à moi…

-         Je peux t'aider…?

-         Non, je m'occupe de tout, merci. Alors ? Ton rendez-vous ?

-         …hum… pas trop de folies, cette nuit, ma Chérie… je dois passer toute une série de tests et d'examens dès demain matin à huit heures…

-         Oh ?… je n'ai pas l'intention de te greffer la côte que nous vous avons empruntée… tu sais… il y a très longtemps… Adam… Ève… les origines…

-         Hmmmph… c'est malin… Il me faut quand même quelques heures de sommeil ! Imagine que… rien que les prises de sang… qu'ils me pompent plus de cinq litres… ou que… l'électrocardiogramme… plus de cœur… dis donc ! Tu l'auras anéanti ! D'amour ! D'amour… bien sûr ! Plus rien à mesurer ! Le cardiologue et les infirmières au chômage technique ! Tu ne vas tout de même pas prendre de tels risques !

-         Idiot…!

-         Oui ma Chérie…

-         Va te détendre… prendre une douche… un bain… regarder la télé… t'occuper… j'ai à faire… laisse-moi la cuisine…

-         Oui ma Chérie… euh… ma Chérie ?

-         Oui ?

-         J'ai peur tout seul… sous la douche… dans le bain…

-         Idiot !

-         Oui ma Chérie…

Un bisou dans le cou pendant qu'elle continue à s'affairer et il ne me reste plus qu'à abandonner la partie. Provisoirement. Qu'entendait-elle par "J'ai quelque chose à déclarer…" ? Annie est au courant pour l'opération… la possible pneumectomie… je lui ai raconté… elle n'a été étonnée ni par mon raisonnement, ni par ma décision. Elle a aussi compris le sens des tests et des analyses qu'il faut faire au préalable. Alors quelle "déclaration" ? Je réfléchis un moment, seul au salon. Doggie est toujours aussi occupée par son os. Elle le ronge méthodiquement, méticuleusement, ne fait absolument pas attention à moi. Je mets un peu de musique douce.

Inspirations profondes… mains croisées sur le cœur… symboles… je m'en vais loin… voir celles et ceux qui en ont besoin… je reviens… chez moi… en moi… ce n'est pas encore l'ultime visite, mais une des dernières…

-         Bonjour… tu n'as pas très bonne mine…

-         Je sais… tu as réussi… les saignements, c'était pour te faire peur…

-         Tu es toujours vivante, malgré tout…

-         Tu vois bien qu'il ne reste presque plus rien de moi…

-         Assez pour reprendre des forces, si je relâche ma garde…

-         Si je te promets… je te promets de n'être bientôt plus qu'une cicatrice… juste une petite marque… un souvenir…?

-         Je ne te croirai pas. Tu n'as pas de parole. Les choses comme toi n'ont pas de parole. Il faut les anéantir. Tu es le Mal… enfin un dérivé… un pitoyable dérivé, maintenant…

-         Tu n'arriveras jamais à éliminer tout le Mal. Pour qui te prends-tu…?

-         Non… sans doute… tu peux resurgir ailleurs… sous une autre forme… autrement… mais je veillerai à ce que cela ne se produise pas. Pas chez moi. Plus chez moi. Pour ça, j'éliminerai aussi tout ce qui a pu causer ton apparition… les causes profondes… Pour ça… il faut malheureusement se blinder le cœur… sans le fermer, toutefois…

-         Ah ? Tu vas t'isoler du monde…?

-         Non… je continuerai à être ouvert aux autres… mais je ne laisserai plus personne m'emmerder. Tu vois… j'ai appris beaucoup, avec toi… sans rire.

-         Ne me dis pas que tu vas me remercier !?

-         Je devrais presque… tu as fait de moi un homme meilleur. Inattendue, cette conclusion, n'est-ce pas ?

-         Plutôt oui ! Ce n'était vraiment pas le but !

-         Je te crois… là, vois-tu… Sur ce point-là au moins, je te crois… Tes promesses, elles… oublie… je n'en crois pas un mot. La seule cicatrice que je garderai, ce sera au niveau des bronches. Si tu n'as pas eu le temps de pondre des petits, tu seras virée comme une malpropre dans peu de temps. Si tu as eu le temps… alors… j'ai pris une autre décision en parallèle… nous partirons ensemble, mais c'est moi qui donnerai le signal du départ, pas toi… et tu sais que cela ne me fait pas peur…

-         Je sais… Je peux encore lire dans tes pensées… Mais comment ça… "un homme meilleur"…?

-         J'ai compris beaucoup de choses… sur moi-même… sur les autres… Je ne me suis pas laissé emporter par les chagrins, les déceptions, les coups bas… j'ai fait face. Je ne serai jamais plus comme avant… avant toi… J'éliminerai férocement tout ce qui peut nuire à ma vie, à la vie de celles et de ceux que j'aime…

-         Tout un programme…

-         Oui… tout un programme… Tu veux que je te cite Kipling ? "Si tu peux être dur, sans cesser d'être tendre"… "If"… beau poème… pour son fils…

-         Son fils est mort avant lui… à la guerre…

-         Oui… la guerre… le Mal dans sa plus terrible expression… des hommes qui tuent d'autres hommes sous un quelconque prétexte… patriotisme… religion… luttes de pouvoir… luttes pour s'approprier richesses et puissance sous un masque d'honorabilité … luttes pour dominer les faibles…  Des hommes qui sèment la terreur, d'indicibles souffrances et la mort sans même avoir conscience d'être les instruments et les jouets du Mal le plus absolu… pire… qui croient qu'ils agissent au nom du Bien… Mais Kipling a laissé ce poème en héritage à d'autres fils qui ont eux-mêmes eu des fils… qui auront des fils… Il y a des choses qui nous dépassent…

-         Il n'empêche… son fils est mort, ça ne l'a pas sauvé !

-         Oui… mais il n'est pas mort en vain, vois-tu… car si mon fils apprend et comprend ce poème que je lui ai fait connaître… s'il se souvient de ta mort à toi… ou de notre mort à tous les deux… digne en ce qui me concernera… alors peut-être que le Mal aura une chance de moins… et à travers lui et ses fils, et les fils de ses fils… de moins en moins de chances de se propager… Je n'ai donc pas le droit de te laisser une seule chance… Moi, je t'ai promis la mort et je tiendrai parole. Je ne suis pas une chose malfaisante comme toi. Je suis un homme, une créature du Bien… de la Vie…

-         Tu as une vision bien idéaliste… c'est presque de l'angélisme…

-         Je ne crois pas. Je vois à long terme… bien plus loin que ma propre mort. Ma mort… quelle importance, après la vie qui a été la mienne…? Une pure merveille… et ce n'est même pas fini… La vie de Kipling a eu un sens… j'aimerais que la mienne aussi… pour la terminer en beauté. Grâce à toi – mais oui ! – elle en a trouvé un, elle en a un. En cela je te remercie…

Anastasia ne dit plus rien. Elle n'a pas d'arguments. Elle n'a rien à répondre. Je la laisse seule face à elle-même. Mes yeux se rouvrent sur une magnifique soirée d'été, le soleil éclaire mon monde de mille nuances douces et tendres. Un courant d'air frais fait danser les rideaux. Je me sens bien… je suis bien… serein…

-         Chéri…!? Tu n'as pas encore pris ta douche…? On va bientôt pouvoir passer à table…

-         Je t'ai dit que j'ai peur tout seul… sous la douche… Le dîner… dans combien de temps…?

-         Tête de mule !

-         Oui ma Chérie…

Et maintenant, une page de publicité…

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (6)

Michaël "Mike" L. Martin est un peu nerveux, ce matin. Jeune licencié H.E.C., il s'appelle en réalité Michel Martin, mais son Directeur de Marketing – Henry B. McFluck Sr. – (il est divorcé trois fois sans enfants, il n'y a donc nécessairement pas de Jr.et le Sr. est dès lors parfaitement logique et justifié…) lui a suggéré, un jour, comme ça… entre deux brain stormings… de modifier un peu son patronyme. Une initiale entre le prénom et le nom, ça fait beaucoup plus riche, ça vous pose un futur Manager. Mike a donc inséré un "L." entre son prénom – anglicisé en Michaël, plus riche aussi – et son nom. "L." comme "Louis", le prénom de son père. Un hommage filial apprécié à sa juste valeur par sa maman, veuve inconsolable de feu Louis Martin, épicier à Saint-Louis Les Oiselles de son vivant. Fraîchement promu Product Manager, justement, chez Prowlton & Towler International Europe Ltd. – fabricant mondial de produits cosmétiques et référence absolue dans le domaine du marketing de détergents – il doit pour la première fois de sa jeune carrière affronter la Direction stratégique et créative de la célèbre agence de publicité F.L.O.P & Partners – également connue - du nom de ses fondateurs – sous l'appelation complète Feinschmecker, Landry, Oppenheimer, Patrickson & Associate Partners. Des durs, mais des durs qui ont fait connaître en rien de temps la bière Immerweisser dans le monde entier avec un truc tout simple: un visuel en gros plan d'une consommatrice ou d'un consommateur avalant une gorgée de bière directement de la canette, se tournant vers la caméra ou l'objectif du photographe et énonçant "Immerweisser… The loud taste". Dans les spots TV et cinéma, un rot sonore accompagne la dernière partie du claim apparaissant en incrustation exactement au moment du bruitage. Cela donne "The loud taste / "Buuuurp", le "Buuuurp" pouvant être modulé de façon masculine ou féminine, selon le choix du modèle de consommatrice ou de consommateur sélectionné et visé. Une idée simple et géniale, vraiment. Imaginez… si c'est une consommatrice – par exemple étudiante, mère de famille, secrétaire, conductrice de trax ou hôtesse de l'air - la délicatesse ou la rudesse du rot peut être intensifiée ou radoucie exactement en fonction du modèle. De même pour les consommateurs-type choisis et habilement hiérarchisés selon leur classe de revenu. Le rot détermine le life style du modèle: brutal et viril pour un bûcheron ou un sergent-recruteur, par exemple, aristocratique et distingué pour un banquier ou un avocat, insipide pour un fonctionnaire ou un clerc de notaire, précieux pour un designer homo ou un couturier gay. Cela peut donc aller du "Buuurp" fracassant au "Buuurp" discret et élégamment retenu suivi d'un "Oh sorry…" à peine audible et d'un sourire à la fois sympathique et exagéré juste ce qu'il faut pour valoriser l'image de la profession suggérée. En print – affiches, mailings et annonces presse et magazines – le rot est illustré par un "Buuuurp!" traversant tout le visuel juste sous le claim "The loud taste…" et imprimé dans une typo correspondant au life style du modèle. De l'Arial Black pour les camionneurs au Century Gothic pour les professions libérales en passant par le Times New Roman pour les journalistes. Un concept déclinable à l'infini et ayant fait ses preuves: les actions de Immerweisser ont gagné 15.7 points depuis le lancement de la campagne et la notoriété du produit a été pratiquement quadruplée depuis que les consommatrices et consommateurs emplissent de "Buuuurp!" sonores et conviviaux les salles de pubs, bars, discothèques, restaurants et autres lieux de rencontres à interactions sociales potentielles. Un Strategic Consumer Should-be Behaviour Target Analyzis spécialement mis au point par les stratèges Marketing de F.L.O.P. & Partners a même permis de déterminer que les gens pratiquent désormais ce qu'il est médiatiquement convenu d'appeler le "Immerweisser Buuuurp" en privé: des post-tests rigoureux ont permis de l'établir avec une certitude absolue: la consommatrice et le consommateur lambda sont devenus les prolongements automatiques et self-explanatory des médias. Depuis, F.L.O.P. & Partners a acquis une indéniable autorité sur les clients et il ne s'agit pas de mettre leur compétence ou la qualité de leurs idées en doute, mais bien plutôt de les convaincre de coopérer efficacement au lancement du nouveau gel-douche Love Action et de les enthousiasmer pour ce nouveau détergent afin de lui assurer le meilleur lancement possible. C'est une sacrée responsabilité, qui pèse sur les jeunes épaules de Michaël "Mike" L. Martin ce fameux matin-là.   

Il a mis son costume Giorgio Armani, sa chemise Hugo Boss et sa cravate Lanvin par-dessus son déodorant AXE, c'est dire s'il est nerveux et désireux de faire bonne impression. Il franchit cependant le seuil de F.L.O.P. & Partners d'un pas décidé et conquérant, se dirige vers la réceptionniste d'un air vainqueur et s'annonce: "Bonjour ! Michaël L. Martin - appelez-moi Mike – je viens pour le pré-briefing "Love Action", j'ai rendez-vous avec..." - la réceptionniste l'apprécie en un clin d'œil et, disons le tout net, d'un œil expert "… pas mal, jeune cadre chez P.T. sûrement…, pas d'alliance, s'il me date pour ce soir, j'annule la cartomancienne…" et lui adresse un sourire flashant "… je suis au courant, j'avertis Tom, Buddy, Kevin et Brian de votre arrivée…". Michaël L. Martin est épaté par l'efficacité de la jeune et ravissante ground hostess. "Rolex bicolore, bague et tour de cou Gucci assortis, pas d'alliance, chemisier Girls-Girls-Girls, jeans diesel, joggings Nike roses, l'intérieur a l'air pas mal non plus"… Une pensée audacieuse traverse son esprit:  "Serait-elle libre pour prendre un verre ce soir ?".

"Suivez-moi, s'il vous plaît…", la jeune hôtesse le conduit vers une grande salle de conférence. "Le logo diesel est assurément mis en valeur par le support… peut-être qu'en le centrant…non… en le déplaçant… plus bas à gauche… ou à droite… il serait encore plus eye catching….", se dit Michaël L. Martin derrière elle, les yeux rivés sur le présentoir en mouvement.

"Un café ? Une eau minérale ?", lui demande la ravissante jeune femme en souriant, son sourire mettant en valeur les product benefits de sa brosse à dents et du dentifrice qu'elle utilise. "Une eau minérale, merci !", appelez-moi Mike… "Gazeuse ou non gazeuse ?". Michaël L. Martin réfléchit un court instant… "Je vais avoir besoin de toute ma salive pour mon exposé… et il ne faudrait pas que j'émette un "Immerweisser Buuurp" out of control… ils ont sûrement de l'humour, mais… pas prendre de risques…". Il prend l'air de celui qui vient de prendre une décision déterminante pour l'avenir de la Company et répond "Non gazeuse, merci…". La réceptionniste s'affaire un court instant près du grand frigo kitsch et rétro de la salle et lui apporte sa boisson. "Voilà, Mike est-ce que je peux encore faire quelque chose pour vous être agréable, Mike ?". Il n'a pas le temps de répondre. Tom, Buddy, Kevin et Brian font leur entrée dans la salle de conférence, déposent leurs Palms, leurs portables, leurs stylos Mont-Blanc sur la table géante, à côté des blocs-notes à en-tête F.L.O.P. & Partners et sur lesquels le claim résumant la Philosophy de l'agence apparaît en grosses lettres rouges écarlate: "Making Communication Communicative" et viennent lui serrer la main.

-         Salut, moi c'est Tom – Senior Vice-President, International Communications

-         Bonjour, moi… euh… Michaël… - appelez-moi Mike…

-         Bonjour Mike, je suis Buddy – Strategic Marketing Planner, International Accounts 

-         Euh… Mike… oui… très heureux…Buddy… 

-         Kevin… ça va comme tu veux, Mike ? Je suis in charge du Strategic Media Planning 

-         Enchanté… oui merci… salut Kevin… 

-         Hi ! Brian… Creative Director, International Operations… quoi de neuf, Mike ? 

Des pros, des vrais pros. Des durs de durs… Son chef l'avait prévenu.

Michaël L. Martin se râcle la gorge. "La première impression…, décisive la première impression", se dit-il. "Je les tutoie ou je les vouvoie ? Je suis poli ou brutalement direct comme eux ?".

"Eh bien les amis… (ça va … ça a l'air de passer… ils n'ont pas l'air choqués…), je suis venu vous présenter nos basic thoughts et nos divers thinkings autour d'un nouveau gel-douche: Love Action… que je vous montre ici." Ils sort de son attaché-case une bouteille en plastique soft, de couleur soft, au contenu soft et dégageant un arôme soft quand on le hume après l'avoir frotté entre le pouce et l'index. Le conditionnement est neutre, aucun visual et pas de branding à ce stade.  Encouragé par le silence attentif de l'assistance, Mike ouvre ouvre son ordinateur portable et continue…"Nous vous avons préparé un Power-Point pour vous expliquer ses principales caractéristiques. Tout d'abord, il contient du Hydrogenated Glyceril Palmitate et du Propylene Glycol Oleate…". Brian l'interrompt à ce moment précis.

-         Oh, cut the shit, Mike…Est-ce qu'on baise mieux, plus longtemps, plus… passionnément… plus… "Gonna make you sing, Baby…", si on prend une douche avec sa copine en utilisant le Love Action ? Il faut nous parler des product benefits par rapport aux produits de la concurrence… sinon, pas de U.S.P., tu vois ce que je veux dire ?

-         Oui, oui, oui… bien sûr… j'allais y venir… justement… tu as bien raison de soulever ce point… Brian… ce point précis… (Michaël L. Martin essaie désespérément de se souvenir de la signification de "U.S.P." et déglutit péniblement…). Tom, devinant son embarras, vient à son secours.

-         Oui, Mike, il faut que nous déterminions le Unique Sales Proposition, tu ne penses pas ? Le positioning est finalement assez clair: prendre une douche à deux… Pour ma part, je verrai assez bien un visual genre gros plan sur des lèvres F sur une face de l'emballage et gros plan sur des lèvres M de l'autre… Qu'est-ce que tu en penses, Brian ?

-         Je ne sais pas… on en est pas encore là… faut voir… il y a le lobby gay F et M dont il faut aussi tenir compte… Ce sont quand même des DINK's…

-         Tu as raison, Brian. Mais dans le Strategic Media Planning, on peut tenir compte de cet élément. Il suffirait de ne montrer que des lèvres M, respectivement F sur les pack-shots et cibler visuellement en fonction des supports sélectionnés pour les Double Income No Kids des deux sexes…

-         Grande idée, Kevin. Excellent point… continuons dans cette optique: ratisser large et ciblé à la fois… Pour les autres, double pack-shot, recto et verso…

Michaël L. Martin a eu chaud. La discussion entre pros de l'agence continue sans lui. Mais il a sauvé sa peau. S'il se tient comme il faut, approuve aux bons moments, exprime son enthousiasme à d'autres, son avenir est assuré: Tom appelera sans doute son Directeur Marketing pour lui dire "Bien, le jeune Mike…tu as bien fait de nous l'envoyer… il a de l'avenir, ce garçon… On a vu qu'il a même réussi à arranger un date avec Shirley… oui, notre ground hostess… tu l'avais remarquée aussi ? Sexy broad, hein ? Oui… ha ! ha ! La petite a flashé… c'était visible… oui… je suis sûr qu'ils ont testé ce nouveau Love Action en Live hier soir…demain à 16 heures au Country Club ? Oui… attends…je consulte mon Palm…". 

-         Pourquoi tu ris tout seul ?

-         Rien… Une idée marrante… un peu con… il y a du gel-douche ?

L'eau est tiède et fraîche à la fois. Annie m'enduit de gel-douche. Des caresses circulaires, sensuelles et douces. Le product benefit est immédiat…


Chapitre 13

Après cet intermède délicieux et particulièrement rafraîchissant, nous passons à table. Annie a fait fort. Bœuf Wellington, salade façon "Grecque" comme je l'aime – tomates coupées en dés, feta, cœurs de salade verte, basilic, ail, huile d'olive, vinaigre de vin, quelques herbes…  – mini-pommes de terre à la vapeur. Un vrai régal pour les yeux. Quant au couteau et à la fourchette… on les croirait dopés, devant de tels trésors…

-         Superbe, ma Chérie !

-         Merci… c'est aussi parce que… - mais ne viens pas me dire un truc du genre "Ah ! Typique ruse féminine !" – j'ai quelque chose de spécial à te dire… 

-         Ah ! Typique ruse féminine ! 

Nous éclatons de rire, bien sûr, mais j'attends la suite avec curiosité et… une petite appréhension…

-         Voilà… J'arrête de prendre la pilule.

-         Ah bon ? Tu vas arrêter ou tu as arrêté ? 

-         Idiot ! Je t'ai dit que je ne te ferai pas "un coup pareil", la dernière fois que nous en avons parlé. D'ailleurs… si cela peut te rassurer… tu remarqueras que… sous la douche, je t'ai traité non pas comme un roi, mais… 

-         … comme un Président des États-Unis ! En vraie pro ! Pas comme une stagiaire ! Merci Chérie ! Penser que tu n'auras même pas ton nom à la Une des journaux… c'est injuste… 

Annie est rassurée elle aussi. J'apprends la nouvelle et traite l'info de la meilleure façon possible: en riant. La discussion ne fait toutefois que commencer.

-         Chérie… mangeons… on en parlera plus sérieusement après, en prenant le café… mais a priori je te comprends. Alors faisons honneur à ces splendeurs que tu as préparées…

-         Je t'aime… 

-         Moi aussi… mais dans l'immédiat, j'ai envie de te tromper avec la salade… 

-         Idiot ! 

-         Oui ma Chérie… 

Nous changeons de sujet, passons d'un sujet à un autre, d'un autre sujet à un complément d'objet direct, d'un verbe sublime à un banal adjectif, du coq à l'âne, de la salade au Bœuf Wellington et de cet éminent représentant de la race bovine aux cafés.

-         C'était a-bso-lu-ment délicieux, Annie… si je ne te connaissais pas… je m'exclamerais "Ah ! Typique ruse féminine"… On passe aux choses… euh… sérieuses…?

-         Oui… C'est décidé: j'arrête la pilule… Annie guette ma réaction tellement fort que j'ai le sentiment d'être sous un microscope… ou à l'autre extrêmité d'un télescope, ce qui revient au même… 

-         Bien. C'est ton choix.

-         Comment ça "c'est ton choix" !? Je veux que tu sois d'accord ! 

-         Attends… ne t'énerve pas… tu me présentes ça comme une décision irrévocable de ta part. Je n'ai donc pas un mot à dire et je ne peux que prendre acte de ta décision. 

-         Mais tu n'as rien compris ! Je reformule ma phrase: j'arrête la pilule, je t'en informe, tu ne t'opposes pas à cette idée – à condition bien sûr de ne pas y être opposé… - et dès ce moment, nous sommes d'accord toi et moi: j'arrête la pilule. 

-         Aaaah comme çaaa …? Donc vu comme çaaa… tu peux aller téléphoner à ta maman, aux copines, aux collègues et qui sais-je encore, et annoncer: "nous avons décidé…". Il ne s'agit plus de "logique féminine", mais de "rhétorique féminine"… 

-         C'est mal parti… Annie laisse tomber son sourire dans la sous-tasse… 

-         Non… c'est mal présenté. Euh… tu ne vas tout de même pas de nouveau essayer de casser ton casque…? Zut… elle ne rit même pas… 

-         Je pensais que… 

-         Tu as mal pensé, voilà tout. Ce n'est pas dramatique. Tu devrais savoir que la politique du fait accompli, les ultimatums et compagnie, ça ne marche pas très bien… avec moi en tout cas. Si tu avais commencé… par exemple… en disant… en demandant… genre… 

… je me lève et j'imite sa voix, sa gestuelle quand elle veut obtenir quelque chose de "Sa Majesté Moi", je me caricature moi-même… enfin imaginez le tableau…

"Chériiii…? J'ai un gros… gros problème dont j'aimerais te parler… mais je ne sais si… et puis non… oublie… je n'ai rien dit…". A ce moment-là, tu piques ma curiosité… tu me provoques… la suite logique – chevaleresque et généreux comme je le suis, sera dès lors: "Oui ma Chérie ? Comment ? Toi ? Un gros problème ? Mais dis-le-me-le-tout de suite ! Que je le résolve, au péril de ma vie s'il le faut ! Qu'y a-t-il ? Que t'arrive-t-il ? En quoi puis-je t'aider ? Ma fortune – voyons… j'ai environ cinq euros sur moi en petite monnaie et je dois en avoir une cinquantaine  dans mon portefeuille… - est à toi, à tes pieds… ne dis pas "Non !", c'est à toi, tout à toi, prends tout ! Je ne garderai rien, sinon un demi-grain de raisin comme l'eut fait Cyrano ! Quoi d'autre ? T'a-t-on fait du tort ? Du mal ? A-t-on porté atteinte à ton intégrité à toi ? A ton honneur ? A ta vertu ? A ta réputation ? Ou est cette fripouille, que je l'écrabouille !? Où est cette commère cancanière que je la fasse taire ?". Je tourne en rond devant elle, le dos voûté, comme accablé par le sort, les mains nouées derrière le dos… "Ah je le savais bien ! Trop de bonheur… - que dis-je "trop de bonheur…" ? – trop d'amour parfait… idéal… magnifique… a fait des envieuses et des jaloux ! Les tarés du cœur se sont réveillés, ces émanations putrides ont sorti leurs dagues borgiaques et t'on lâchement poignardée dans ce derrière sublime que j'idolâtre ! Quoi ? Rien de tout ça ? Mais alors …? De quoi s'agit-il ? Pourquoi tout cet émoi ? Pour moi ? Pour toi ? Pour nous ? Dis-moi tout…!". Et là, à ce moment précis, tu te jettes à mes pieds – je mime la scène en même temps que je la déclame - et tu implores ma clémence et ma mansuétude, ma pitié pour ces brouillards d'hommes et de femmes qui voulaient te faire du mal, tu tournes vers moi un regard pâmé et me murmures… à ce moment-là, je me relève et me tiens droit comme un "i", gonfle ma cage thoracique en souligant le galbe de seins inexistants, cambre mon derrière à moi et martèle "… il s'agit bien de mon derrière que je vous saurais gré de poignarder dans l'heure avec votre dard à vous afin que ces attributs-là – je resouligne le galbe des seins inexistants – puissent prendre du volume et nourrir comme il se doit une progéniture qu'il me tarde de vous offrir en conséquence de ce doux acte-là !".

-         Ah booon ? Ben voilà autre chose… comme ça… je comprends mieux… tu vois…

Annie est liquéfiée de rire, mais surtout très heureuse… elle sait qu'elle a gagné la partie. Quand je ris, fais le clown ainsi, cela signifie que je suis d'accord avec ses idées… même si elle les a présentées avec toute la maladresse touchante d'une femme amoureuse.

-         "Pouce !", je n'en peux plus, tu me fais trop rire ! Mais… J'avoue que j'étais un peu nerveuse à l'idée de t'annoncer ma décision… et que je nourrissais le secret espoir qu'elle devienne notre décision… C'est vrai… j'ai été un peu maladroite…

-         Armes de femme, ma Chérie… D'abord mes mains laser et mes yeux radar ont perçu que, sous ta jolie robe, tu portais des… enfin… de la… bref… ce qu'il faut pour donner à un monsieur bien élevé l'envie de… hum… rendre hommage à une madame et… hum… l'avant-douche a confirmé… Ensuite, un dîner de fête… oui-oui ! Oh ! Chut ! Pas un mot ! Quand même… sur la cuisinière, la table et les couverts était écrit "Ah ! Typique ruse féminine !"… sauce Fuego y Besos que tu le veuilles ou non ! hé ! hé ! Ma Chérie… dans de tels cas, l'homme pas trop débile se laisse faire et fait semblant de ne rien comprendre… sinon… il perd et la divine hétaïre et les délices qu'elle a si soigneusement préparés ! 

-         Salaud…! "Salaud !" énoncé ainsi "Salaud !" est l'équivalent de "Mon Amour… j'ai encore plein de lingerie affriolante… si tu en as envie… on peut refaire une partie de "Découvertes du Monde" et… euh… je ne dirais pas "non"… plutôt un "peut-être" juste prolongé ce qu'il faut pour te préparer à un "oh oui !" total… et pour couronner le tout, j'ai encore un dessert dans le frigo… On ne peut rien te cacher… 

-         Mais si ! C'est joli ! C'est comme un paquet cadeau ! Quel que soit le contenu, on a un tel plaisir à défaire l'emballage que la suite ne peut en principe qu'être positive… 

-         Mais alors… tu es vraiment d'accord ? 

-         Quand nous en avons parlé… la dernière fois… je t'avais dit aussi que je crois en une sorte de… volonté supérieure… qui nous échappe totalement. Nous ne maîtrisons pas tout, dans nos vies, loin s'en faut. Tout serait bien plus simple, si c'était le cas… Je m'explique crûment… pas romantique pour un sou, très factuel, d'accord ? 

-         Oui… bien sûr… 

-         Si tu dois… ou si nous devons avoir un bébé… nous l'aurons… ou mieux encore… si un nouvel être doit naître de notre union… il naîtra, quelle que soient nos propres idées sur le sujet. Donc… pilule ou pas… stérilet ou pas… capote ou… hé ! tu imagines un bébé venant au monde avec un ciré ? 

-         Tu es vraiment…! 

-         Oui, je sais, merci… je disais donc: il ou elle naîtra. Mais l'inverse est vrai aussi, ne l'oublie pas ! Tu peux arrêter la pilule… nous pouvons renoncer à toutes formes de contraceptifs, s'il est écrit… quelque part dans le ciel ou je ne sais où… que nous ne devons pas avoir de bébé, nous n'en aurons pas. En ce qui me concerne, je me plie aux décisions de cette… volonté supérieure… c'est une attitude un poil mystique, j'en conviens, mais c'est ainsi que je pense et que je fonctionne. S'il est écrit, par ailleurs, que je dois mourir avant même la naissance de l'enfant ou quand il sera encore en bas âge… eh bien les chose s'organiseront sans moi… il aura une voie tracée différemment… sans son vrai père… mais – je l'espère, je l'espère vivement – un substitut de père comme j'ai moi-même eu la chance d'en avoir un…

Quelque part, je ne sais pas très bien où… je ne les vois pas, mais je les sens… Helge me regarde d'un air pensif… et… et peut-être surtout… Lis me regarde, ses yeux diffusant avec douceur toute la lumière de son merveilleux sourire maternel… ces choses-là non plus, ne s'expliquent pas… 

Annie m'écoute et réfléchit… rêveuse et pensive…

-         Tu me surprends, parfois…

-         Ah bon ? J'arrive encore à te surprendre ? 

-         Oui… et pas qu'un peu ! Je sentais bien que tu étais… disons hésitant ou pas vraiment décidé… et là, tout à coup… tu comprends… enfin, je veux dire… tu acceptes… 

-         Mieux que tu ne crois, peut-être… J'ai pesé le pour et le contre, de façon purement théorique, il me faut le préciser… D'abord j'ai repensé à ce que je t'avais dit à ce sujet… ensuite, j'ai essayé de me mettre à ta place, puis à la place de l'enfant éventuel… Je suis tout naturellement arrivé à la conclusion qu'il faut laisser faire… Tu veux que je précise ma pensée jusqu'au bout ? 

-         Oui, s'il te plaît, oui… Jamais Annie n'a été aussi attentive… 

-         En bon égoïste, en sale type qui ne pense qu'à lui-même… – en homme quoi ! – raison pour laquelle je commencerais par mes propres sentiments d'ailleurs… hé ! hé ! 

-         Abrège-abrège-abrège…! Là je te reconnais tout à fait…! 

-         … merci, ma Chérie… tu ne devrais pas me flatter ainsi… j'ai les chevilles qui gonflent… enfin revenons à notre mouton carnivore, moi en l'occurrence – tiens…? pourquoi est-ce qu'on ne peut pas mettre de majuscule à "moi", dans une conversation…? Annie rit, mais attend la suite avec impatience… elle connaît bien mes façons drolatiques d'éviter d'aborder trop vite le fond d'un problème… Je trouve en toute franchise qu'en cédant… je fais une énorme connerie ! Si je me place de mon propre point de vue, s'entend… Le moins que je puisse dire, c'est que je traverse en ce moment une mauvaise passe… Mais bon… je ne baisse pas les bras et c'est ça qui compte dans l'immédiat. Maintenant… je me mets à ta place…

Annie passe une main dans se cheveux noirs et bouclés. Elle a un regard magique… Tour à tour amusé, pensif, réfléchi, joyeux, introverti, triste, coquin… Dès le moment que je dis "je me mets à ta place"… elle me regarde comme si j'étais un vrai miroir magique…

-         Tu as "trente ans et des poussières"… les poussières ne vont pas changer, mais la formulation devra bien passer un jour à… "quarante ans et des poussières… Tu n'a plus rien à prouver au plan professionnel, si ce n'est… comme pour tout le monde… que tu es toujours la meilleure. Tu aimes un sale type qui t'aime aussi et – heu ! heu ! – tout à fait indépendamment d'Anastasia… tu as envie d'avoir un enfant… et vite ! Et ce avec le sale type que tu aimes… Ai-je bien résumé ?

-         Oui… enfin… à peu près… je dirais "très sale type…", tu comprends trop de choses… 

-         Bien. Si je campe sur mes anciennes positions et que je refuse… toujours tout à fait indépendamment d'Anastasia… j'aurai moi – ah mais enfin !? pourquoi est-que je ne peux pas mettre de majuscule à "moi", décidément… la langue parlée est bien mal conçue… - une petite femme malheureuse et frustrée qui n'aura même pas eu la chance ou la possibilité d'avoir un enfant avec le… très sale type qu'elle aime et qui lui… heu ! heu ! l'aime assez pour… envisager de faire une énorme connerie… 

Je n'ai même pas le temps ni la possibilité de poursuivre. Une mignonne et irrésistible petite pieuvre parfumée, sensuelle, câline et érotisée de part en part se jette sur moi et ses lèvres scellent les miennes…

Cette interruption momentanée et imprévue de mon discours parfaitement improvisé m'oblige à sauter les pages de publicité qui permettent en général de masquer ces parties très privées de mon histoire qui concernent la plastique extraordinairement excitante d'Annie et notre vie intime. Très embarrassé par ce qui va suivre – car figurez-vous que les Danois sont bien plus pudiques que vous ne l'imaginez – force m'est cependant de vous révéler qu'Annie portait très peu de chose sous la petite chose qui masquait les adorables petites choses qui constituaient ce peu de chose, que la vision de ce peu de chose et du contenu qu'il valorisait bien plus qu'il ne le cachait me rendit à vrai dire tout chose, et pour tout dire muet d'admirations et de bonheurs pluriels. Ce qui se passa ensuite, je suis sûr que vous êtes à mille lieues de vous en douter, fut une succession… que dis-je un crescendo… que dis-je encore… une symphonie de ces choses que font une femme et un homme dans le louable but de faire un bébé sans s'ennuyer. Mais je ne vais évidemment pas vous faire une leçon de choses…

Annie a les yeux mi-clos. Elle se tourne vers moi et me chuchote "Je t'aime… très sale type…". La nuit est encore jeune. "Et tu auras tes heures de sommeil…", continue-t-elle, un petit sourire malin au coin des lèvres. Je fais comme si l'épisode n'avait duré que le temps d'un baiser et, prenant un faux air excédé, lui réponds "Ah ! Mais laisse-moi terminer, à la fin ! J'étais… si je me souviens bien… en train de parler de… euh… "petite femme malheureuse et frustrée", c'est bien cela, n'est-ce pas ?". Elle glousse, "Oui, c'est tout à fait ça, mon Chéri…".

Je me lève, enfile slip, jeans et T-shirt. "Viens… nous n'avons pas fini de discuter… café ?". Elle n'a même pas le temps de répondre que la bouilloire électrique est déjà allumée.

-         C'est ça, ta conception de Après l'Amour…?

-         Râleuse… 

-         J'étais tellement bien… bien… hmmm 

-         Tiens ? Toi aussi ? Bizarre… moi aussi… Imagine-toi que j'étais en train de parler quand une petite brune piquante et excitante m'a sauté dessus et… 

-         Idiot ! 

-         Oui ma Chérie… Et je t'aime aussi. Mais je crois qu'il nous faut finir cette discussion une bonne fois pour toutes… OK ? 

-         OK… tu as raison, c'est mieux… 

-         Bien. Tu es adulte, majeure et vaccinée… Tu sais ce qui peut arriver et tu es disposée à assumer… c'est bien ça ? 

-         Oui, c'est ça. C'est de toi que je veux un enfant, de personne d'autre. Si nous ne pouvons pas en avoir, quelle que soit la raison, au moins… au moins je saurai que tu m'aimes assez pour… 

-         … ou t'aimais assez pour partager tes espoirs et ton désir… pardonne-moi, ce n'est pas du pessimisme, du simple réalisme… 

-         Oui… oui… je comprends. Et oui… je me sens assez forte pour assumer seule cette responsabilité. Ce n'est pas un jouet, que je veux… c'est… une continuation de toi et de moi… 

-         On est d'accord… et je te comprends, je comprends ton envie, je t'assure. Je suis flatté… et heureux… de ton choix… parce que je t'aime aussi… J'ai un peu d'avance sur toi… en ce sens que j'ai déjà Tobias… Je ne peux pas t'expliquer ce qu'on ressent… ce que c'est… l'amour d'un enfant…l'amour pour un enfant… Voir un petit bout de soi-même… qui n'est pas soi-même… qui est… qui doit être… qui doit devenir lui-même… se réinventer… se former à la vie… nous ne sommes là que pour la poussée initiale… l'aider à devenir plus tard une femme ou un homme… apte à affronter la vie… c'est un amour très profond et vrai… très douloureux, parfois… Je ferai de mon mieux pour que nous le vivions ensemble… tu me donnes une raison supplémentaire de me battre… voilà. 

Nous n'avons plus dit un mot. Il n'y avait plus rien à dire. Nous nous sommes endormis entrelacés comme si nous étions un seul être, avec une seule âme. J'ai entendu Annie pleurer… tout doucement… contre mon épaule… "Chut… dors ma Chérie… tout ira bien…".

Demain… demain… un autre jour.


Chapitre 14

Magie de trold ? Princesse Trold a en tout cas organisé et coordonné le programme de manière hyperefficace, éliminant jusqu'aux imprévus et aux impondérables. Je passe d'un test sanguin à un examen, d'un examen à une analyse et d'une analyse à d'autres tests ou examens au grand galop. A peine le temps de prendre un café ou une eau minérale à la cafète entre deux recherches d'improbables labos ou de services mal signalés – comment deviner que la radiologie nucléaire est voisine de la chirurgie digestive, par exemple ? - le long des lignes jaunes.

J'ai renvoyé Annie chez elle. Dans ces moments-là, j'aime mieux courir tout seul. On s'essouffle moins, quand on ne doit pas tout expliquer pendant la course. Annie sait comment je fonctionne, elle n'insiste pas. En moins de temps qu'il ne faut pour organiser un match de foot entre globules rouges et globules blancs sous la lentille d'un microscope, je retrouve James dans son bureau. Les deux jours ont passé à toute vitesse. Princesse Trold… je n'ai pas eu de grands efforts à fournir pour lui dire tout le bien, tout l'immense bien que je pense de son sens de l'organisation et de son travail, et pour la remercier. De nouveau, elle détourne la tête. Princesse Trold n'a pas l'habitude d'entendre qu'elle est fantastique, ça la fait rougir.

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (7)

James a un gros tas de documents devant lui. Il fume. Vous avez bien lu: il fume. A l'hôpital, dans son bureau de chef de clinique.

-         Pfuiii ! Dis donc !? Tu sais que ta secrétaire est fantastique ? La porte est fermée et Princesse Trold ne peut pas entendre. Je ne dis pas cela pour lui faire plaisir à distance.

-         Ah oui ? Oui… tu as sans doute raison… 

Il réalise peut-être seulement maintenant que le gros tas de dossiers divers s'est empilé en seulement deux jours et qu'il a une vraie Fée Clochette dans l'antichambre de son bureau. Ces hommes…

Il tire une bouffée sur sa cigarette et je vois que les pattes d'oie se creusent un peu au coin de ses yeux. Bon signe.

-         Il n'y a rien… on n'a rien trouvé… nulle part. Tu es toujours sûr de ton idée… enlever le poumon et les restes de tumeur ? Elle n'est pas morte, mais peu s'en faut…

-         Je ne prends pas le risque, James. Elle pourrait se réveiller. Sac poubelle, comme je t'ai dit… 

-         Mouais… il y a cependant un léger problème… Elle est fixée très près de l'aorte… Le moindre faux mouvement, la moindre erreur et… c'est l'hémorragie massive… impossible à stopper… 

-         Ah ? En d'autres termes… une petite distraction et je reste sur le billard ? 

-         C'est ça… tout juste. 

-         Les chances ? 

-         Telle qu'elle est placée, tu as… je dirais 80% de chances d'y rester. 

-         Je te fais confiance, 20% me suffisent largement. Il m'est déjà arrivé de parier ma vie sur moins que ça. 

-         Tu es sûr de ne pas vouloir réfléchir ? 

-         Réflexion assortie d'une petite chimio bien proprette et sans danger…? Tu peux oublier. Je croyais avoir déjà précisé mes pensées… Il faut de la vaseline ? Hiérarchie… le "grand" qui parle au "petit"… le Collège…

-         Alors OK. Vendredi matin à huit heures, la salle d'op' est déjà réservée… 

-         hé ! hé ! "Dernière tentative" quand même, hein !? C'est bien… Merci, James. Et… je le répète… j'ai confiance en toi. 

-         Tu feras ton "Entrée" jeudi soir… donc demain soir. Il te faudra encore voir l'anesthésiste. Ma secrétaire a tout préparé, elle va t'expliquer.

-         Parfait. A vendredi… à moins que tu passes jeudi soir ?

-         Je pense, oui… Après l'anesthésiste. Per… t'as vraiment une tronche… 

-         Il paraît… merci. Aiguise bien tes scalpels… A tout bientôt… 

-         A jeudi soir… ou vendredi matin. 

Princesse Trold me donne les quelques papiers nécessaires pour l'admission, une liste d'objets à ne pas oublier, quelques formulaires à remplir et à donner au Service d'Accueil quand je ferai mon "Entrée". "Madame…? Je peux…?". Un bisou sur son front. Princesse Trold est sidérée et moi… heureux. Je sors de l'hôpital soulagé avec le sentiment de laisser déjà toutes les saletés qui m'ont valu d'héberger Anastasia derrière moi.

Anastasia… nous avons quelques derniers mots à échanger, des adieux à nous faire… ce soir.

Le soleil se couche, quelques dernières lueurs… j'allume une bougie… bois tranquillement un café en repensant aux événements de ces deux derniers jours, à l'entrevue avec James… Demain soir… après-demain matin… Il a dit 80% de chances… c'est quand même beaucoup… Quelques petits détails à régler. J'écris à ma sœur Mette… Tobias… ce que j'aimerais… qu'elle veille à… Je l'aime, mon garçon. Je l'aime profondément. Il a hérité de ma façon de rire de tout et de se moquer du reste… il lui faut des garde-fous… inquiétudes de papa-poule… Annie ? Non, je vais juste l'appeler. On se verra cette nuit.

-         Chérie..? Oui, tout va bien… vendredi matin… j'y vais demain en fin de journée… oui, c'est ça… J'aimerais bien que tu viennes, ce soir… mais plus tard, j'ai deux ou trois trucs à préparer… oui… dîne tranquillement… Vers vingt-deux heures ? Très bien… à plus… je t'aime aussi…

Factures à régler… administration… papiers à classer… indiquer à Mette où elle trouvera quoi… pas d'imprévus… tout doit être en ordre. Paula… Il vaut mieux que je l'appelle aussi…

-         Bonsoir Cheffe ! Oui, merci… vous aussi…? Très bien… Je rentre à l'hôpital demain soir. Vous pouvez passer demain après-midi ? Oui ? Super… oh je pense une semaine… Vous pourrez garder Doggie et les chats ? Annie ne pourra… non, pas plus… juste une semaine… comment ça "vous êtes fou" …? Une semaine, ça suffit ! Il y a de bonnes couturières… ce sera bien refermé… oui d'accord, je suis fou… et le courrier ? Aussi ? Bien… merci… vous passez demain ? Vous êtes un amour ! Merci… à demain.

Carl et Marian… Il n'y en aura pas pour longtemps… Pudeurs nordiques… il m'enverra sans doute un fax délirant un peu plus tard… histoire de masquer son inquiétude…

-         Carl ? Oui… hospitalisé demain soir… opéré vendredi matin… quoi ? Oui je suis pressé… oui j'emmène mon matériel de pêche… Non… j'ai déjà fait toutes les analyses… oui, c'est ça… une nuit… puis sans doute une petite semaine… rien de grave, en somme… oui, sûr que c'est le gauche… sûr, je te dis… depuis le temps, je devrais savoir… non… ils n'ont pas inversé les radios… oui, en effet ce serait con qu'ils enlèvent l'autre… Embrasse Marian… promis… je téléphone… dès que je serais descendu moi-même du billard…

Voilà. Tobias ? Non… Inutile de l'inquiéter. Je lui téléphonerai quand ce sera fini. Et si…? Il n'y aura pas de "si…".


Chapitre 15

La nuit est tombée, maintenant, une claire nuit d'été. Lune, étoiles… La bougie éclaire le salon d'une flamme dansante. Belles lumières. Un peu de musique douce. L'Adagio… Il rend triste… c'est pour des adieux…

L'air pénètre dans mes poumons… bientôt plus qu'un… voyage… je vais saluer tout mon petit monde… je reviens… chez moi… en moi… les violons pleurent…

-         Adieu Anastasia…

-         Je sais… j'étais là… avec toi… tu es vraiment sûr…?

-         Oui, on se quitte là. Je ne reviendrai plus. J'ai tenu parole.

-         Non… tu laisses à d'autres le soin de m'achever…

-         Bien obligé !

-         Non… tu pourrais…

-         Tu parles ! Je t'ai presque tout à fait tuée, d'accord. Je ne veux plus de toi, pas le moindre atome… Tu m'as fait souffrir aussi, après tout… Je dormirai pendant la suerta de muerte et je laisse à d'autres le soin d'enlever tes restes… ça n'a pas le même panache que les chevaux caracolants qui traînent le toro mort au combat… Tu ne mérites pas une telle gloire… Tu n'es qu'une traîtresse… Tu es entrée en traître, tu sors en traître… Le "sac poubelle"… pas très flatteur, d'accord… mais ça te va bien. Tu ne t'attendais pas au Taj Mahal ?

-         Quel gâchis… et comment vivras-tu… avec un seul poumon ?

-         Comme j'ai toujours vécu: furieusement et follement… Le poumon restant se développera dans l'espace laissé libre par l'autre. Il en va ainsi pour toutes les amputations. Un manchot voit son bras restant s'hypertrophier… Chez moi, ce sera le poumon. Tout bête, n'est-ce pas ? Et encore une fois, je te remercie… Tu m'as rendu meilleur, je te l'ai déjà dit. Mais tu me permettras désormais aussi d'insuffler du courage à toutes celles et ceux qui en manquent. Tu fais un cadeau à beaucoup de gens, beaucoup plus que tu ne penses… Mon tour viendra, forcément. Et tu sais mieux que personne que je n'ai pas peur, que je n'aurai pas peur. Il est même possible… puisque tu es avec moi… tu dois le savoir… que nous partions en même temps… même ça… même ça ne me fait pas peur… tu as perdu sur toute la ligne. Adieu…

Les dernières notes de l'Adagio s'éteignent avec douceur. Le calme. La nuit. Le silence. Annie arrive peu après. Mes mains sont encore brûlantes.

-         Chuuut… ne dis rien… viens…

Annie m'a offert une nuit… elle était Aphrodite et Vénus, Schéhérazade et Sultane, Esmeralda et Carmen… "No te mete con la Carmen.."… je me suis laissé faire… c'était divin…

Doggie saute contre la porte d'entrée. Une clé tourne dans la serrure. Je suis en train de ranger quelques derniers papiers quand Paula arrive. Elle mesure la situation d'un regard. Elle sourit, mais je lis la gravité de sa question dans ses yeux.

-        Vous mettez de l'ordre, Chef ? Elle cherche à déceler une quelconque raison de s'inquiéter dans mon comportement, ma manière d'être, un petit truc inhabituel… 

-        Oui, je mets de l'ordre… Ma sœur risque de venir…

-        Vous voulez que je lui prépare un lit ?

-        Oui, bonne idée… dans la chambre de Tobias… ça ira très bien… Ah ! Paula… J'ai acheté de quoi donner au manger à Doggie et aux chats pour une semaine… si jamais… il y a de l'argent dans le premier tiroir de la commode…

-        Ne vous faites pas de souci pour ça, Monsieur Blondesen… Paula m'appelle indifféremment "Chef" (comme je l'appelle moi-même "Cheffe") ou "Monsieur Blondesen". Quand elle dit "Chef", c'est qu'elle n'est pas trop inquiéte de mes comportements alimentaires ou de ma mine. Quand elle dit "Monsieur Blondesen", mille variantes sont possibles…

-        Annie ne pourra pas venir s'occuper de Doggie et des chats… mais elle a dit qu'elle pourra dépanner, si jamais… Vous verrez avec elle ? Je ne veux pas vous demander de venir tous les jours… 

Je joue avec le feu au milieu d'un bassin de pétrole, là… Annie et Paula se témoignent une affection mutuelle plutôt mitigée… Annie est quelque part férocement jalouse de Paula en raison de la place toute particulière que ma Gouvernante tient dans mon cœur. Il ne devrait y avoir de la place que pour Annie, dans mon cœur… Un jour, elle eut la malheureuse de dire "ta femme de ménage", en parlant de Paula. Ma réponse fut tellement cinglante qu'elle se fit invisible pendant une quinzaine de jours. Puis elle évita le sujet comme la peste. Paula ne dit jamais "Annie", mais "votre amie"… avec une façon tellement ironique et brésilienne de prononcer "amie" que… d'autres mots seraient mieux adaptés. Elle n'est en aucune façon jalouse d'Annie, mais la considère comme… je dirais comme la pile de linge à repasser. Quelque chose d'ennuyeux…

Femmes, je vous aime… 

-        Bien sûr, Monsieur Blondesen. Je m'occupe aussi du courrier ? Les mails et les fax ?

-        Oui, s'il vous plaît… Je compte sur vous… comme toujours, Paula.

-        Bien Chef. Je vous apporterai aussi du linge propre. Et je prendrai le sale.

-        Paula…

-        Oui Chef ?

-        Tâchez… d'être diplomate…

-        Je suis toujours diplomate, Chef. Son sourire au bord de l'éclat de rire fait le tour de son visage… 

-        Merci…

Et nous partons tous deux d'un fou rire. Pas même besoin d'un mot d'explication. Nous nous sommes tout à fait compris.

-        Parfait… eh bien me voilà rassuré !

-        Je commence par votre bureau ou par le salon, Chef ?

-        Le salon, Paula, le salon… encore quelques papiers à classer, ici…

Le téléphone sonne. Quand on parle du loup… "Oui, merci… et toi ? Non… je dois encore préparer mon sac… Tout est sous contrôle, je crois… merci… tu es gentille… je préfère y aller seul… c'est ça, je prendrai un taxi… je t'appelerai de là-bas… le numéro de chambre, tout ça… oui… tout ira bien, ne t'inquiète pas… Ah… Paula est là… au cas où… tu as son numéro ? Non ? Mais bien sûr que je te l'ai donné ! Tu ne sais plus où… ah bon… je le noterai de nouveau, à côté du téléphone… OK ? Elle pourra t'appeler s'il y a un problème avec Doggie ou les chats…? Ah ..? Tu ne pourras pas…? Mais tu m'avais dit… Bon. Bien… je lui dirai… Je note quand même son numéro… Pas la peine ? Je le note à tout hasard… on ne sait jamais… Annie… ne fais pas la bête… d'accord… moi aussi… je quoi…? Oh arrête ! C'est ça… tu pourras sans doute prendre des nouvelles à partir de… 14…? 15 heures…? Je ne sais pas… Je t'appelle de là-bas, comme promis… oui… moi aussi… oui bien sûr… bisou… bye…".

-        Ça va avec votre amie, Chef ? Paula a l'air du chat qui a avalé le canari… 

-        Diplomate… Paula… diplomate…

-        Oui Chef !

Femmes, je vous aime… 

L'appartement brille comme un sou neuf. Le frigo est plein. Les papiers en ordre. Je peux partir tranquille. Mette m'a dit que Sophia, sa fille et ma charmante nièce, viendrait quelques jours avant elle. Elle fera le relais, en quelque sorte. Mette veut être sûre que je ne serai pas seul à la sortie de l'hôpital. Elle-même viendra fin juillet. D'après mes prévisions, je devrais sortir le 24, le 25 au plus tard. Trois ans jour pour jour après l'apparition de ce "nodule" devenu Anastasia.


Chapitre 16

"A l'hôpital ? Oh ? Vous allez à l'hôpital…? A cette heure-ci… vous allez vous faire hospitaliser, alors ? Ben notre petite dernière… elle est sortie hier… une appendicite… elle a eu drôlement mal… Rien de grave… pour vous, j'espère ? Enfin… je demande comme ça… excusez-moi, M'sieur… ça me regarde pas… mais à cette heure-ci… hein ?". En effet… fin d'après-midi… un sac de voyage… un autre moins ventru… magazines, journaux, bouquins, blocs... Malin, le chauffeur. Et bavard. Je suis tranquille. Il fait les questions et les réponses tout le long du trajet… J'arrive quand même à lui recommander d'acheter beaucoup de glaces à sa pitchoune… des trucs faciles à digérer… agréables à manger… "pas de boissons gazeuses surtout… roter et péter… ça fait trop mal, vous savez… quand on a une couture toute fraîche… à seulement dix ans…". Elle a dix ans, la gamine. Je sais presque tout d'elle, à l'arrivée. J'ai réussi à la gâter sans même la connaître. Je suis bien content. "Oh ben merci, M'sieur… et tout de bon hein !? Merci…".

J'assure le sac sur mon épaule. Quelques secondes d'arrêt avant de franchir l'entrée. Je regarde ce gros monstre lugubre, l'hôpital… Quel condensé de souffrances et de soulagements, derrière ces murs gris et tristes… ces grandes fenêtres opaques et toutes semblables où le soleil semble se refléter sans jamais pénétrer vraiment.

Les formalités sont expédiées à grande vitesse. Princesse Trold est vraiment une perle. On dirait que tout le monde attend mon arrivée. James y est sans doute aussi pour quelque chose. Une hôtesse me conduit jusqu'au troisième étage et me remet comme un colis aux infirmières de service. Papiers, formulaires, bon d'entrée, quittance… "Avez-vous des objets de valeur…? Il vaut mieux nous les confier… carte bancaire… argent liquide… gardez la petite monnaie… pour le distributeur de café qui est au bout du couloir… il y a un fumoir à côté… il paraît que vous fumez… c'est malin… signez ici… merci…". Chambre à deux lits… le luxe…

-         Vous êtes sûre ? Je ne crois pas que mon assurance couvre…

-         Nous avons reçu des instructions du Docteur Robertson, tout est en ordre.

-         Ah bon…? Merci…

Un bonhomme est assis sur un des lits. Pas encore en tenue d'hôpital. Il vient d'arriver, lui aussi. La soixantaine… un peu plus… Il a le visage pâle… tirant sur le gris. Il se lève à mon entrée, l'infirmière s'éclipse. "Bonjour…". Il se présente. Un nom à consonance italienne. Il tourne en rond dans la chambre pendant que je m'installe. Jeans, chemises, slips, affaires de toilette dans l'armoire… sandales marocaines au pied du lit, c'est pour plus tard… bouquins, lectures diverses, bloc et stylo sur la table de chevet. Je retrouve mes habitudes de patient organisé. Le type suit attentivement chacun de mes gestes, de mes mouvements, visiblement impressionné par mon aisance. Il doit penser que je me fais hospitaliser tous les jours… Il n'ose pas parler, mais ses yeux cherchent le contact. Il a l'air sympathique, sous son air de gros chat gris terrifié.

-         Bon ben… plus rien à faire ici dans l'immédiat. Vous venez prendre un café…? Fumer une cigarette…?

-         Un café…? Non je n'y ai pas droit… cigarette non plus… je me fais opérer demain matin… le cœur…

-         Ouh la ? Le cœur ? Eh bien vous prendrez une eau minérale… Enfin… comme vous voudrez… si vous préférez attendre ici jusqu'à demain matin…

-         Non-non ! Je vous accompagne volontiers ! Mais je dois faire attention… l'infirmière a dit…

-         … que vous devez être sage, c'est ça ? Rassurez-vous, la cafète, ce n'est pas vraiment un bar à champagne ou un Singles' Bar… que du Perrier… pas de Laurent Perrier… et pas de French-Cancan… vous ne commettrez pas de péchés mortels…

Il se marre, le voilà un peu rassuré… Direction le rez-de-chaussée et la cafétéria. Ascenseurs et lignes jaunes. La gentille dame auvergnate nous sert café et eau plate. Sourires, politesses, gentillesse.

-         Vous connaissez tout le monde, vous !

-         Je fais facilement connaissance… quand les gens sont sympas…

Il est toujours aussi grisâtre. Quand j'allume une cigarette, je le vois au supplice… "Vous n'en voulez pas une…? Vraiment…?". Il est effectivement au supplice. "L'infirmière a dit…". Je l'interromps d'un geste. "Entre nous soit dit… c'est le genre de formulation qui me hérisse et me pousse à faire exactement le contraire… Elle vous a dit quoi ? Que vous devez être à jeun…? Qu'il ne faut pas fumer avant une opération…? C'est son job… Mais je vous vois… là… angoissé… vous brûlez d'envie d'en fumer une et monopolisez toutes vos forces pour résister à cette tentation… au lieu de les rassembler en vue de ce qui vous attend. Grave, votre opération ? Il ne peut pas s'agir d'un pontage… vous ne seriez pas debout…". Il est tout surpris, du coup. "Non… on doit me poser une espèce de valve… je suis mort de trouille, vous savez ? C'est la première fois que je me fais opérer… j'ai la trouille, voilà…". Cas de conscience, pour moi… Je ne veux pas le pousser à faire une bêtise irrémédiable. Mais j'ai mes propres idées sur le sujet. Liberté d'expression… tout de même…

-         Ecoutez-moi… je vais vous dire ce que j'en pense… Pour ce qui est de la suite, vous êtes un grand garçon… vous déciderez vous-même. Si vous passez une nuit blanche à penser "Ah ! Qu'est-ce que j'ai envie d'une clope…! Ah ! Mais qu'est-ce que j'ai envie d'une clope… et ce sera peut-être la dernière… peut-être que je ne me réveillerais plus jamais… j'aurais même pas eu une dernière clope…", vous serez en effet bien parti pour ne plus revenir… Si vous passez une nuit calme et tranquille, si vous faites sereinement face à la situation de demain… votre cœur sera préparé à ce qui l'attend… il ne vous jouera pas de mauvais tour pendant le sommeil artificiel… C'est psychologique… il faut avoir un mental frais et dispos… fort… là, le vôtre… il est tout confus… parce que vos pensées ne sont pas bien dirigées… elles ne sont pas axées sur l'essentiel: une opération réussie. Elles sont faussées par une stupide envie de clope facile à satisfaire et à oublier ensuite.

Le bonhomme réfléchit, les yeux un peu dans le vague… "Sacré nom de nom ! Vous avez raison !". Il se lève et va s'acheter un paquet de cigarettes. Il a dû bronzer au sourire éclatant de la mignonne Antillaise… Quand il revient en ouvrant son paquet, il a déjà repris quelques couleurs. Il allume sa cigarette et aspire une bouffée avec volupté. Le teint grisâtre disparaît, il retrouve un sourire naturel et apaisé, un air gentil et débonnaire qui doit être le sien tous les jours…

-         Ah ben ça va mieux… merci… j'ai déjà moins peur… Avec ma femme, on devrait partir en Corse, après mon opération… quand je serai sorti… si je sors… elle serait pas contente si…

-         Vous sortirez, voyons ! Pensez à la Corse ! Si vous devez aller en Corse, après… vous n'avez tout simplement pas le droit de mourir avant ! C'est interdit !

Il me regarde d'un air ahuri. Je suis plié de rire. En voyant sa tête, les couleurs qui sont revenues sur ses joues, je me dis qu'il faudrait me classer parmi les médecines naturelles. "Vous prenez une pincée de bon sens et diluez dans une eau plate…". Quel prétentieux je fais !

-         Ah ? Vous connaissez bien la Corse ? Nous, on y est jamais allés… c'est la première fois…

-         Si je connais la Corse ? Mais on ne connaît pas la Corse, mon bon Monsieur ! La Corse… Elle est comme une jolie femme ! On ne connaît jamais tout à fait une femme ! On l'aime et point ! On aime la Corse ! On est amoureux de la Corse ! C'est une histoire au niveau du cœur, justement… vous avez intérêt à sortir d'ici avec un cœur de jeune homme ! Vous allez tomber amoureux ! Votre femme aussi ! Et pas de jaloux ! La Corse… c'est un des plus beaux endroits au monde ! Des paysages… tous les paysages… magnifiques dans leur diversité… et des gens merveilleux… généreux… spontanés… extraordinaires… Je vais vous raconter ma Corse et vous comprendrez mieux pourquoi vous n'avez pas le droit de mourir avant de l'avoir vue, admirée, aimée…! La Corse… c'est une de mes plus belles histoires d'amour…!".

L'année scolaire venait de se terminer. Fin de la Première, plus qu'une année de Philo… Comme chaque année, la famille devait partir en Espagne. J'avais ma tête d'adolescent et de jeune homme encore toute pleine de mauvaises lectures… des lectures déterminantes pour la suite… Rimbaud… Blaise Cendrars… Céline… "Je ne viendrai pas avec vous…". Mes parents m'ont regardé comme tous les parents peuvent regarder un ado rétif, contrariant et incompréhensible. "Ah bon…? Et qu'est-ce que tu vas faire, pendant que nous serons loin, grand malin…?". Par anticipation, ils devaient avoir peur pour le retour… c'était la grande époque des surboums… les jeunes… chaque nouvelle génération… c'est d'un destructeur… rien de nouveau. "Je vais voyager…". Ils ont eu l'air soulagé. Moins de risques pour les meubles… J'ai entendu mon père grommeler quelque chose du genre "Oh… et puis qu'il aille se faire pendre ailleurs…!". Neuf ans de Collège n'avaient pas réussi à me mater, ni à faire entrer un minimum d'esprit d'obéissance dans ma sale tête de mule… c'était en somme un pis-aller tout à fait raisonnable. Je ne gâcherais pas leurs belles vacances, ni celles de ma soeur, pour une fois… Ils ont eu très tôt le bon sens de ne pas discuter mes lubies dès lors qu'elles ne leur empoisonnaient pas la vie.

Après avoir cousu un drapeau danois bien visible sur l'une des poches extérieures, j'ai rempli un sac à dos de quelques affaires indispensables: linge de rechange, lessive rapide, coupe-vent, gros pull, maillot de bain, serviette, gourde, petites provisions, papier hygiénique, couteau multifonctions et sac de couchage sanglé sur le dessus. Et je suis parti en auto-stop sur les routes d'Europe avec un bon copain du Collège, John. Un Anglais. Lui, il avait l'Union Jack simplement collé sur le couvercle de son sac à lui. C'était une bonne idée, nos identités nationales affichées ainsi. Les automobilistes – gens du cru, voyageurs de commerce, représentants, routiers et même touristes perdus – nous prenaient à bord pour le plaisir de la conversation ou pour que nous leur servions d'interprètes. Il y avait beaucoup de Scandinaves et de Britanniques sur les routes, déjà à cette époque. Nous avons d'abord sillonné l'Italie, puis nous avons décidé de rejoindre la France, la Côte d'Azur, en passant par la Corse. Remontés à Livourne, nous avons pris deux places sur un vieux raffiot qui partait pour Bastia. Il faut bien le dire, on avait quelques préjugés sur la Corse… Colomba de Mérimée… et puis… au Collège, un de nos camarades – un des durs comme nous -  un Corse, avait raconté que son père avait dégommé un chauffard à coups de cric… Tout le monde était toujours très poli, avec son papa… même les pires profs. Nous avons donc débarqué avec plein de respect, sur l'ìle de Beauté. Le temps était maussade et nous ne nous sommes pas trop attardés à Bastia. Plages fermées, flotte partout… Nous avons appris qu'il y avait de bonnes liaisons maritimes entre Ajaccio et Nice. Départ pour Ajaccio, on taille la route… Quelques voitures plus tard, on s'est retrouvés du côté de Corte… au milieu de nulle part et pas de moyens de transport en vue. Des moutons paissaient tranquillement au bord de la route. Nous, on avait la dalle… On a aperçu le berger avec son chien, un peu plus loin. On est allés vers lui pour lui demander quel chemin suivre, à pied, pour trouver de quoi manger. Il parlait un mélange de corse et de français, le berger. On avait un peu de peine à le comprendre… Mais entre nos rudiments d'italien, d'espagnol… nos solides connaissances en latin et beaucoup de bonne volonté de part et d'autre, on a réussi à lui expliquer notre problème d'estomacs vides… Il a ri, a juste fait "ho ! ho !" et a ouvert une espèce de musette dont il a extrait un œuf dur, un petit fromage de brebis et un quignon de pain. On a mangé ce dîner de prince avec lui. C'était un festin. La vraie générosité, c'est quand on a presque rien et qu'on le partage de bon cœur. Ce berger nous a enseigné le sens de l'hospitalité des Corses… Il nous a dit quelque chose comme "buon viagge… buona fortuna !" et nous nous sommes quittés sur un sourire et une solide poignée de mains. Il pleuvait encore quand nous avons rejoint la route Nationale, la 19 je crois. Un doux ronronnement… un bruit de moteur s'associe à celui du vent et de la pluie qui ne cesse de tomber. On a cru rêver… Une DS blanche avec une déesse blonde au volant s'arrête à notre hauteur."Vous allez à Ajaccio ?". On se regarde… on y croit pas… C'est une Madone… la Sainte Vierge en Citroën…

-        Euh… Oui, M'dame… on va à…

-        Alors montez ! Qu'est ce que vous attendez !? Vous allez prendre froid, là, sous cette pluie…!

-        Oui, M'dame !

A côté d'elle, dans un couffin, un bébé roupille de son plus beau sommeil. On s'installe tant bien que mal, avec nos sacs sur les genoux, à l'arrière. Elle nous interroge… si nous avons aimé ce que nous avons vu de la Corse… comment nous sommes arrivés… ce que nous pensons de tout et de rien pourvu que cela ait trait à la Corse… elle est 100% pur Corse, pas de doute. Elle nous raconte que son mari est chanteur – un chanteur corse, pas comme ces yé-yés du Continent, un vrai chanteur sachant chanter… - et qu'il vient de sortir un 45 tours. "Vous l'acheterez avant de quitter la Corse, promis n'est-ce pas…?". John et moi, on est un poil abasourdis. Une femme belle comme le jour, avec son bébé, qui sans l'ombre d'une hésitation embarque deux jeunes inconnus sur une route déserte… Je ne peux pas m'empêcher de lui poser la question… "Madame… euh… excusez-moi… mais… si on avait été des voyous… vous toute seule… avec votre bébé… ça ne vous fait pas peur…?". Elle me jette un regard mi-amusé, mi-fâché par le rétroviseur. "Vous êtes en Corse, jeune homme… et je suis corse… je ne vais pas laisser deux gamins attraper la mort sous cette pluie ! Et puis… si vous nous vouliez du mal… vous n'auriez même pas le temps de quitter la Corse…". On rit, John et moi, un peu gênés par la stupidité tellement évidente, pour elle, de cette question… C'est le moment que choisit le loupiot pour se réveiller. Il se met à brailler… faim ou soif… Sa mère ralentit et nous passe un savon. "Ah ! Mais vous entendez bien qu'il pleure, non !? Il y a un biberon tout prêt, là… au fond du couffin… prenez-le… et donnez-lui le biberon…". On ne discute pas avec une Corse et pas du tout avec une maman corse. Je n'avais jamais donné de biberon à un bébé de ma vie, mais là j'ai appris très vite ! Le petit est sur mes genoux, John est maintenant enseveli sous nos deux sacs… Le bébé tète tranquillement et de bon appétit. Il doit savoir qu'il est corse et que rien ne peut lui arriver, même pas quand un jeune étudiant balourd et maladroit lui sert son repas. Ses couches se sont relâchées, il me pisse dessus. Je rigole. Sa mère devait être en train de nous décrire les Sanguinaires ou d'autres endroits à visiter absolument. Elle ne comprend pas mon rire.

-        Pourquoi riez-vous ?

-        Pour rien… enfin rien d'important… il faudra changer le petit, à l'arrivée… ça je ne sais vraiment pas comment on fait !

Elle comprend et rigole aussi. "Oh le canaillou…! Vous avez de quoi vous changer…?".

Elle nous dépose près du port d'Ajaccio. La pluie s'est arrêtée.

-         Merci Madame… vous nous avez beaucoup appris sur la Corse… et les Corses…

-         Oh ce n'est rien ! Profitez bien de votre séjour chez nous ! Et n'oubliez pas… le disque de mon mari… A ma grande honte, je dois vous avouer que nous ne l'avons pas trouvé et que nous n'avons pas systématiquement écumé tous les magasins de disques… 

Il a fait beau, un temps magnifique à tous points de vue… pendant toute la semaine que nous avons passée à Ajaccio et dans les environs immédiats. Les Sanguinaires, une beauté à vous couper le souffle, en effet… Mais ce qu'il y a de plus beau, en Corse, ce sont les Corses…

Mon compagnon de chambrée m'a écouté sans dire un mot, sans m'interrompre une seule fois. Il devait se rendre compte que j'avais les yeux bien au-delà de la cafète… que j'étais en Corse, pendant que je parlais…

-         Et vous n'y êtes jamais retourné ?

-         Si… je suis allé voir des amis à Algajola, près de Calvi… une belle région aussi… des plages superbes… Dans un restaurant, on a mangé du sanglier – du "cochon sauvage", comme disent les gens de là-bas… en rôti… un vrai délice. Calvi… c'est là qu'est stationnée la Légion… des hommes d'honneur aussi… pour la plupart… comme les Corses. Je n'aime pas la guerre, j'en ai même horreur. Mais je reconnais la nécessité de l'armée… je suis moi-même… enfin j'étais… officier. Tant qu'à faire, mieux vaut servir dans une troupe digne d'admiration pour son courage et sa bravoure, ses capacités et son niveau d'entraînement. Le Prince Aage de Danemark a servi à la Légion… si c'était à refaire, je porterais aussi le képi blanc… C'est un de mes plus grands regrets: n'avoir pas fait cinq ou dix ans de Légion… Prins Aage, Blaise Cendrars… Et je tiens la guerre pour une abomination… je suis pétri de contradictions… 

-        Vous parlez de tout ça… comme si… comme si vous étiez corse vous-même… quel chauvinisme !

-        Je suis un insulaire comme les Corses. Je suis danois, voyez-vous… Copenhague est sur une île. L'insularité, ça donne une mentalité un peu spéciale et paradoxale à bien des titres: ouverture sur le monde – il faut aller voir ce qui se passe au-delà de son île - et enracinement profond dans la terre natale…

-        Eh bien… tout un programme…

-        Le vôtre, bientôt… J'espère que vous avez compris que je vous interdis de mourir avant d'avoir vécu la Corse !

Il a été opéré le lendemain, un peu plus tard que moi. Il s'en est parfaitement sorti. Trois ou quatre semaines après être sorti de l'hôpital, j'ai reçu une carte postale de Corse… Elle m'a fait plus plaisir que n'importe quelle autre carte reçue dans ma vie.

Au moment d'écrire ces lignes, je sais que je retournerai en Corse. Quand ? Je ne sais pas… Bientôt. Du côté de Porto-Vecchio, cette fois. Découvrir des coins et des gens que je ne connais pas. Comme une femme, l'Île de Beauté… toujours de nouvelles émotions, de nouveaux étonnements. Il est interdit de ne pas l'aimer… il est impossible de ne pas l'aimer… même si c'est un Corse, Napoléon Bonaparte, qui a dit "Impossible n'est pas français…".

Corsica, mon Amour…   

Retour en chambre. L'anesthésiste arrive quelques minutes plus tard. Un homme stressé et pressé. Il énonce presque mécaniquement "Quels-médicaments-avez-vous-l'habitude-de-prendre-souffrez-vous-d'allergies-êtes-vous-fumeur-pas-de-cigarettes-après-minuit-votre-électrocardiogramme-semble-OK-ce-n'est-pas-moi-qui-m'occuperai-de-vous-demain-mais-je-transmettrai-à-mon-confrère-merci-au-revoir-bonne-chance…". Ah bon ? Ben pas de soucis à se faire pour l'anesthésie… ça ira vite et sans douleur. Rasage thorax et aisselle gauche (ça rassure… je pourrai dire à Carl que c'était risque Zéro qu'ils m'enlèvent le poumon de droite…). L'infirmière apporte un gel-douche désinfectant et les explications qui vont avec. "Ne soyez pas surpris, il a une couleur cuivrée… c'est normal… lavez-vous bien partout-partout-partout (Ah !? Y faut aussi se laver les pieds, la bite, les couilles et-tout-et-tout-et-tout…? Je savais pas… mais si vous le dites… bien Madame…) et après, ne touchez à plus-rien-plus-rien-plus-rien (ben zutalors… moi qui pensais justement me taper une petite branlette avant le spectacle…) et tout ira bien-bien-bien…". Bien… 

-         Allo ma Chérie…? Oui ça va bien-bien-bien… Pourquoi je dis "bien-bien-bien" ? … euh… parce qu'il y a de l'écho… Non, rien… je déconne… comme d'ab'… Tu as de quoi noter ? Je suis donc en Chirurgie Thoracique, troisième étage, chambre CT 3-301… oui, c'est ça. Non, pas de téléphone… j'ai mon portable… si-si… en chambre et dans les espaces communs… enfin à la cafète, dans l'Entrée… c'est autorisé… oui… oui il vaut mieux l'éteindre quand on passe dans le scanner… c'est ça… oui je sais… incurable, oui… il faudrait m'enlever le peu de cervelle que j'ai pour que ça s'améliore… moi aussi… comme je t'ai dit… téléphone vers 15 heures… tu demandes la loge des infirmières… Chirurgie Thoracique… elles pourront te dire… non pas demain… plutôt après-demain… je ne serai sans doute pas encore très frais demain soir… oui, je préfère… oui… oui… non Paula ne vient pas demain soir… elle viendra après-demain, dans l'après-midi je pense… oui… Ah ? Tu viendras après ? Oh arrête… tu commences à me les… oui…moi aussi je pense à toi… moi aussi… passe une bonne soirée… bisous… bye…

Elle est finalement plus soucieuse de ne pas croiser Paula que de me revoir vivant.

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (8)

James arrive juste avant que le dîner soit servi. Un dîner léger-léger-léger… Mon chirurgien à moi a l'air en forme, de bonne humeur… c'est toujours encourageant…

-         Tout va bien ? Tu as vu l'anesthésiste ?

-         Oui tout va bien, merci. Et merci pour les arrangements… la chambre… sympa…

-         Pas de quoi… il y avait de la place… On t'en fait profiter… normal…

-         Ho ? James… un service à te demander, puisque tu as de l'influence et que… ta secrétaire est particulièrement débrouille… Je fais une grimace en direction du dîner… Tu as vu ça…? Demain… au réveil… tu arriverais à m'organiser un truc consistant… genre entrecôte saignante, frites et salade…?

James se marre et secoue la tête…

-         Je te savais impossible… mais à ce point-là ! Je verrai ce qu'on peut faire… A demain, essaie de bien dormir… je t'ai prescrit un léger somnifère…

-         OK, merci. A demain. Sois au top ! Bonne soirée…

Je m'endors bien avant minuit, respectant ainsi involontairement la consigne "pas de cigarette après minuit". Je prends ma douche et me lave à-fond-à-fond-à-fond comme indiqué par l'infirmière d'hier soir. Je ressors en effet tout cuivré de la salle de douches… comme une blonde ayant trop avalé de carotène pour préparer son bronzage d'été… Je m'étends sur le lit un instant… mon voisin est déjà loin… la suite ne tarde pas... "Une petite piqûre pour vous détendre…".

Ensuite j'ai vu des kilomètres de plafonds de couloirs, des lumières partout, des petits bonshommes verts, des petites bonnes femmes vertes, des… et des… et peut-être des... un petit bonhomme vert m'a dit "Essayez donc de compter jusqu'à trois…" et je crois que je suis péniblement arrivé à "un…" et quelqu'un a éteint toutes les lumières… et tous les petits bonshommes verts… et toutes les petites bonnes femmes vertes… et le monde entier s'est évanoui… et il n'y avait plus rien… plus rien de rien…


Chapitre 17

Des murs tout blancs. Une grosse horloge noire et blanche comme dans les gares indique une heure à laquelle je ne fais pas attention. Des appareillages très compliqués. Tubes. Cadrans. Ecrans. Graphismes verts sur fond noir. Flacons en plastique. Tuyaux. Les tuyaux partent de mes bras, de sous mes draps. Je soulève pour voir. L'un d'eux sort de ma cage thoracique. Côté gauche. Ouf ! Carl… ils ne se sont pas trompés… Un peu plus loin, presque en face du mien, un autre lit. Une dame elle aussi reliée à des tas d'engins qui clignotent… un de ses appareils à elle fait obstinément "tût-tût-tût-tût-tût-tût…". Je crois que c'est ça qui m'a réveillé. Une infirmière arrive et manipule quelques boutons. Le "tût-tût…" s'arrête. Elle porte des babouches turquoise vif. Couleur aiguilles de montre. Limite phosphorescentes, les babouches. Marrant, ça… incongru. Elle s'approche de mon lit, sans doute pour vérifier ma batterie de trucs et de machins. Cheveux aile de corbeau. Yeux de gazelle dans un visage aux traits délicats. Très jolie. Tunisienne ou marocaine, probablement.

-         Ah ? Vous êtes réveillé ?

-         Oui-oui… et je savais bien que j'irai au paradis, mais dites…? Les anges… ça devrait avoir des ailes blanches, pas des babouches turquoise…

Elle rit.

-         Bien réveillé même…

-         Ouais… on va danser ce soir…?

-         Sûrement… restez tranquille, c'était une grosse opération. Je reviens dans un moment. Reposez-vous.

Je repars dans les rêves un petit ou un long moment. Je n'en ai aucune idée… "tût-tût-tût-tût-tût-tût…". De nouveau ce fichu réveil… J'ouvre les yeux pour de vrai. Maintenant, je suis tout à fait réveillé. Je me hisse en position assise. Un peu compliqué avec toute cette tuyauterie…

La jolie infirmière aux babouches turquoise revient pour arrêter le "tût-tût". Elle jette un œil vers moi et, me voyant assis, vient contrôler que je n'ai rien arraché ni déréglé. Le tuyau de gauche, celui qui part de la cage thoracique, finit dans un gros récipient où coule goutte à goutte un liquide doré. Ils m'ont posé un drain. A droite, un tuyau plus mince partant de sous les draps est terminé par une poche en plastique. Sonde urinaire. Un assemblage sophistiqué à la saignée du bras droit reçoit plusieurs tuyaux plutôt fins reliés à des poches suspendues plus haut que ma tête. Liquides divers qui me sont transfusés. Je regarde l'infirmière, lui sourit, puis les divers tuyaux.

-         Ben on dirait que c'est râpé pour aller danser, dites donc…

-         Pas grave… je n'aime pas danser en babouches… tac-au-tac… 

-         Bon… tant pis… dites…

-         Oui…?

-         J'avais demandé au Docteur Robertson si je pourrais manger quelque chose… un peu pour fêter le retour, si je puis dire…

Elle me regarde d'un air étonné.

-         Vous avez faim… vraiment ?

-         Oui… je ne vais pas faire une dépression parce que vous ne voulez pas danser !

-         Elle rit. Le Docteur a pensé à vous… Entrecôte, frites, salade… c'est bien ça ?

-         C'est exactement ce que j'ai commandé !

-         Je vous l'apporte dans un petit moment…

Elle prend ma tension, me passe un thermomètre… pas de fièvre… tout a l'air en ordre.

Les babouches turquoise repartent. Jolies jambes, dans les babouches… C'est vrai… décidément… les hommes… on ne pense qu'à ça

J'observe l'environnement. La dame aux "tût-tût" est encore complètement dans les vapes. A l'extrêmité de la pièce, dans une sorte de cage en verre-bureau, je vois l'infirmière noiraude discuter avec une collègue. Passation de consignes ? Rapport ? Relève ? Hmph… pourvu qu'elle n'oublie pas la commande… Je suis tout à fait réveillé, maintenant.

C'est bien la relève. La nouvelle infirmière apporte un plateau-repas. Je soulève le couvercle couvrant l'assiette. James a bien fait les choses… Une superbe entrecôte, des frites dorées à point et, à côté, dans un petit bol lui aussi fermé par un couvercle métallique, une salade verte avec une tomate en tranches… Miam !  

Mon repas terminé, j'appelle la nouvelle infirmière, une rousse un peu empâtée, le visage constellé de taches de rousseur. Souriante et sympathique.

-         Bonjour ! Hé !… je crois aux miracles… un café… vous pensez que ce serait possible ?

-         Bonjour ! Je ne sais pas… je suis nouvelle ici actuellement… je vais voir… Elle a un joli accent canadien. 

Cinq minutes plus tard, elle me sert un café.

-         Je crois aux miracles… définitivement…

-         Vous êtes canadién' ? 

-         A cause du "définitivement" ? 

-         Oui… 

-         Non… je suis danois… mais j'ai reconnu votre accent… 

-         Oh comme vous êtes gentil ! 

Il suffit d'un sourire et d'un mot, pour se faire des amis.

-         Je dois rester ici encore longtemps ?

-         Vous êtes en observation… au cas où… ici, on a les moyens d'intervenir rapidement. Une fois que vous serez retourné en chambre… il vaut mieux éviter. 

-         Bon… Rien à dire… ça me semble logique, mais je me sens très bien. 

Elle contrôle machinalement mes perfusions, l'écoulement du drain, tout fonctionne comme elle le veut. "Soyez patient…", elle me quitte en me gratifiant d'un sourire comme elle doit en faire aux enfants un peu turbulents.

Je n'ai mal nulle part. Ça tire un peu sur le côté gauche. Plutôt normal. C'est surtout le tuyau, il me semble, quand je bouge. J'essaie de trouver une position aussi confortable que possible. Pas de lecture, pas de télé, juste les écrans et les "tût-tût" intempestifs pour se distraire. C'est maigre… Il ne me reste plus qu'à essayer de faire une petite sieste digestive. Je pars un peu dans les rêves… de ces rêves qui se volatilisent au réveil et qu'on parvient cependant à reconnecter en se rendormant assez vite. Ou alors…? Peut-être que ces réveils intermittents font partie des rêves..?

Cette fois, ils sont plusieurs. La rouquine, un médecin – ce doit être l'anesthésiste, je ne sais pas, ils parlent entre eux – et une autre infirmière, plus âgée. Le médecin s'adresse à moi après s'être présenté, mais sans préciser sa fonction.

-         Vous allez retourner en chambre, Monsieur Blondesen… Vous pouvez quitter la salle de réveil…

-         Ah ? Eh bien ça tombe bien… figurez-vous que je suis réveillé… très bien réveillé, même… j'ai donc réussi le stage ? 

-         Tout ira bien, ne vous inquiétez pas.. 

Comme si j'avais l'air de m'inquiéter… Il manque d'humour, le toubib. Les deux infirmières débranchent par-ci, reconnectent par-là, installent le récipient du drain entre mes jambes – "…si ça ne vous gêne pas…?" – "Bien sûr que non, voyons. Je fais ça tous les jours: rouler dans un lit bardé de tuyaux avec un gros pot entre les jambes…". Le bloc opératoire et ses annexes sont situés en sous-sol. Il y a des portes énormes avec des volants de fermeture. Fort Knox en moins doré que dans les films. On s'y sent à l'abri d'éventuelles catastrophes naturelles ou d'attaques atomiques toujours possibles, ma foi… Quelques longueurs de plafonds et de néons, et quelques hauteurs d'ascenseur plus tard, je me retrouve au point de départ: la chambre à deux lits. Elle est vide. Je m'inquiète du sort de mon voisin. "Il a été transféré en cardiologie, mais il va bien, tout va bien pour lui.". Tant mieux. Je me demande si la cigarette interdite ne lui a pas sauvé la vie, finalement. En tout cas, je suis soulagé pour lui. Les infirmières me rebranchent et me reconnectent de partout. Je ne peux pas m'empêcher de rire. Elles s'étonnent, les yeux pleins de questions.

-         Je me sens très en forme et branché… c'est pour ça que je ris.

-         Il y a plusieurs téléphones pour vous. Votre femme…

-         Je ne suis pas marié…

-         Ah ? Elle a dit qu'elle était votre femme… Annie bien sûr… 

-         Elle n'a pas dit laquelle…? J'entends… laquelle de mes nombreuses épouses ?

-         Elles rient, un peu gênées... Non, elle n'a pas précisé…

-         Un téléphone de l'étranger aussi… votre… sœur, je crois ?

-         Oui, c'est bien possible…

-         Et deux autres dames… elles ont dit qu'elles rappelleraient.

-         Mes autres épouses, sans doute… Cette fois, elles rient franchement. 

-         La Maison Blanche et le Kremlin n'ont pas appelé ? L'Elysée et Matignon non plus ? Alors ça va… le monde arrive encore à tourner sans moi.

-         Vous n'avez besoin de rien ?

-         Si vous voulez bien me passer le magazine… là… et le bouquin à côté. Et un verre d'eau… et après… je crois que je n'aurai besoin de plus rien. Ah si ! Mon portable… il doit être dans le tiroir… Merci.

Le portable est chargé. Je suis très fier d'y avoir pensé avant de partir vers les horizons brumeux des anesthésistes… En réalité, je suis un grand spécialiste de l'oubli de portable et je ne comprends absolument pas les gens qui font une crise d'angoisse s'ils n'ont pas le leur dans la poche ou au fond du sac Vuitton (vous savez… les grands dodus LV portés négligemment en bandouillère… les fourre-tout ramenés du Maroc ou de Thaïlande… la mélodie stridente à dénicher sous tout le reste de la quincaillerie embarquée… et à faire taire avec un… "Allo ma Chériiiie…! Mais je te voâââs ! Mais siii… ! Je suis à deux tables de toâââ…"). Je n'aime pas beaucoup ce fil à la patte qui permet de me joindre n'importe où et n'importe quand. En principe… en principe… je dis bien en principe, la plupart du temps, quand il sonne, c'est dans le vide et sur la table basse du salon. J'aime ma tranquillité. Mais là, à l'hôpital, il est bien utile… faut reconnaître…

Appuyer sur un petit bouton… "voice dialing"… c'est bien pratique. 

D'abord "ma femme"…

-         "Annie"

-         (…)

-         "Anniiie".

-         (…)

-         "Anniiieuh"

-         (…)

-         "Aaanni"

-         (…)

-         "Ani"…

-         Allo ? Oui, c'est moi… ben bien, je pense… puisque je t'appelle… oui, je respire normalement… non… pas mal… non… Si ça s'est bien passé ? Je ne sais pas… Je n'ai pas encore vu mon copain James… Moi je n'ai pas vu le film… lui, oui… même qu'il jouait dedans… un rôle important… celui du chirurgien… oui, je sais… non je ne serai jamais sérieux… ça t'inquiète ? Bah ! Tu viens demain soir…? Oui Paula vient aussi… alors arrange-toi avec elle… c'est à moi de m'arranger…? Ah bon… puisque tu le dis… Arrêteuh…! T'es bêteuh…! Oui, je le pense vraiment… je t'aime aussi… oui moi aussi… Oui c'est ça… On se rappelle demain dans la matinée… Tout va bien pour toi ? Tu t'ennuies…? Oh…? De moi… ah ben il faut te faire une raison… juste là maintenant… j'ai des empêchements… mécaniques… c'est ça "mé-ca-niques", tu vois…? Faut te débrouiller autrement… hmmmm… oui… mais ce sera mieux dans trois ou quatre jours… patiente un peu… Oui… oui… promis… moi aussi… je t'embrasse… partout… hmmm… là aussi… oui… je t'aime… bye…

-         "Carl…"

-         (…)

-         "Carl…"

-         (…)

-         "Caaarl…"

-         (…)

-         "Karl…"

-         (…)

-         "Kaarrl…"

-         (…)

-         "Kââârrlh !"…

-         Allo Carl…? Salut… c'est moi… oui, très bien… oui, c'est terminé… mais tu avais raison… ils se sont trompés, ces cons… si… si je te le dis… Ce que je vais faire ? Demain on enlève l'autre… enfin, le bon… non pas le bon, le mauvais en somme… celui qui était pas bon… donc le mauvais… c'est peut-être pour ça qu'ils se sont trompés… ils savaient plus si c'était le mauvais qui était le bon… celui qu'ils auraient dû enlever ce coup-ci, ils l'enlèvent demain… Comment je vais faire ? Je ne sais pas… me faire greffer un airbag peut-être… c'est pour les accidents ? Mais c'est un accident, justement ! Moi…? Moi "con" ? Toi ? Toi tu oses me dire à moi que moi je suis con…? Où est Marian ? Faut que je lui dise de te priver de vin rouge, ce soir… Non tout va bien… ne vous inquiétez pas… Je n'ai pas encore vu les toubibs… je vous dirai… mais en principe une petite semaine… oui… le fax est branché… mais les chats sont lâchés… ils adorent quand le papier sort du fax… épargne-moi les confetti… oui c'est ça… embrasse Marian… bonne soirée… hej…

"Mette"

(…)

"Métteuh"… Tiens… presque du premier coup…

-         Profesora ? Tu hermano… si… oui, tout s'est bien passé, merci. Tout va bien, ne t'inquiète pas. Sophia arrive jeudi ? Bien… qu'elle passe d'abord ici prendre les clés… ou alors qu'elle téléphone à Annie ou Paula demain… Non je ne me fais pas de souci… mais je ne veux pas que ma nièce à moi soit à la rue ! Oui… dès que j'aurai vu les médecins… promis… non je ne sais rien de plus… non je n'ai rien appris de nouveau… ou plutôt si… on n'arrête pas les progrès de la médecine… comment…? pourquoi…? parce que maintenant il y a des infirmières avec des babouches turquoise… ce n'est pas un progrès…? Ah bon…? Eh bien je pensais… c'est peut être une révolution en marche et tu ne t'en rends même pas compte… les prochaines porteront des bas à couture… tu verras… hé ! hé ! Eh bien je suis content… je ne pouvais pas mieux dire pour te rassurer…? hé ! hé ! Besos… adios… si… yo tan bien…

"Cheffe !"… Paf ! Du premier coup, hé ! Je m'améliore…

-         Paula ? Oui, Cheffe, c'est moi… très bien, merci… vous aussi ? Bien. Non je n'ai encore besoin de rien, merci. Juste le courrier… vous regardez aussi les mails et les fax ? Merci. Milena ? Du poulet ? Du gâteau ? Dans deux jours ? C'est vraiment gentil… je suis très touché…  Flavia aussi ? Chic ! On va faire une vraie fiesta…! Je me réjouis… Demain après-midi vers 16h00 ? Oui, c'est en-dehors des horaires… vous le savez ? Vous passerez quand même…? Vous êtes la Cheffe… Beijos… merci… à demain…

Je n'ai toujours pas mal, je ne reçois pas d'antalgiques ou pas à ma connaissance… il y a juste un léger tiraillement quand je bouge. Le tuyau, bien sûr… Bizarre peut-être, mais c'est tant mieux. Au niveau respiratoire, je ne sens aucune différence. James m'aurait-il placé ce tuyau, comme ça, juste pour rigoler ? Une farce ? Un gag miteux ? Comme au bon vieux temps du Collège ? La nuit passe lentement, entrecoupée de rêves bizarres, petits restes de narcose…, de réveils courtois et polis quand une infirmière vient vérifier l'état de la tuyauterie… "Bonsoir, Madame… Merci… Tout va bien… Bonne nuit à vous aussi…". Le jour se lève. J'aimerais me lever aussi. L'hôpital commence à s'ébrouer. Bruit de chariot à roulettes, de flacons qui s'entrechoquent. C'est pour les prises de sang matinales. Petite pause. Les couloirs s'animent de plus en plus fort. Portes d'ascenseurs qui s'ouvrent pour les équipes de jour et se referment sur celles de nuit. Une fournée toute fraîche d'infirmières débarque. Parfum de café, joyeuse cacophonie de salutations diverses et de projets ou de commentaires de vacances, l'air se remplit d'odeurs et de sons. Ça doit être la même ambiance dans tous les services, dans toutes les usines, dans tous les bureaux, tous les étés…

Une infirmière et une jeune aide-infirmière font leur apparition. Salutations d'usage, questions banales, réponses tout aussi banales. Je m'ennuie… Elles font le lit sans même m'en sortir. Demi-tour à droite, demi-tour à gauche… tu tires un peu par-ici pendant que je tire par-là… ne vous dérangez pas… faites comme chez vous… voilà qui est bien… elles contemplent le lit tout refait avec une évidente satisfaction et moi je me sens comme un oreiller de décoration qu'elles ont juste déplacé un poil pour mieux retendre l'ensemble. "Pour faire votre toilette… on va vous aider à vous lever, vous croyez que ça ira ?". Je n'attends que ça ! Je veux faire ma toilette moi-même ! En d'autres circonstances, il m'est déjà arrivé d'être toiletté par des infirmières… eh bien les gars, remballez vos fantasmes ! Enfin… il y a sûrement des messieurs qui apprécieraient… tous les goûts sont dans la nature, paraît-il… Mais personnellement… me faire laver le zizi et ce qui va avec par une dame qui doit penser qu'elle est en train de gonfler un pneu de camion avec une pompe à vélo… c'est plus de l'érotisme torride… carrément calcinant sur la durée, comme érotisme… S'il n'y avait pas de l'eau et du savon pour accompagner la manœuvre, on retrouverait plus que des cendres ! Et alors avec une sonde urinaire à l'intérieur du machin, si vous pouvez vous-même assurer délicatement le pourtour et les bords… eh bien n'ayez point peur du qu'en-dira-t-on ou du qu'en penseront-elles… Elles ont amené une potence à roulettes pour les perfusions. La poche reliée à la sonde est fixée à ma chemise avec une épingle à nourrice. Le récipient du drain pose problème… où le mettre…? Comment le mettre…? Elles approchent une chaise roulante à haut dossier de mon lit en débattant de ces graves questions… Pratique, Blondesen, comme Helge m'a appris à l'être depuis tout gamin ! "C'est pas bien compliqué… vous le posez sur mes genoux jusqu'au lavabo et arrivés là, vous le posez parterre en me laissant assez de tuyau pour que je puisse bouger sans arracher le drain…". Elles se concertent du regard. "Vous croyez…? vraiment…?". Je passe du lit à la chaise sans effort. Aucune douleur, juste le léger tiraillement, comme chaque fois que je bouge. A croire que ma cage thoracique n'est pas innervée. Les deux femmes me laissent à mes ablutions… "Appelez si vous avez besoin d'aide… nous sommes juste à côté.".

Seul devant le miroir du lavabo, j'en profite pour évaluer l'étendue des dégâts. Je m'attendais à un énorme pansement côté gauche, la cage ouverte à la tronçonneuse pour sortir le poumon. C'est quand même assez gros, un poumon, vu comme ça sur une planche anatomique. Je suis agréablement surpris. Un pansement de rien du tout, quinze à vingt centimètres juste sous le pectoral, avec un trou au milieu qui laisse sortir le tuyau fixé au drain. Une bricole… j'en ai eu d'autres et de bien plus gros… bras, jambes… ma vie de bâton de chaise m'a mené quelques fois aux Urgences… "Ah ben voilà pourquoi je n'ai pas mal…", je me dis. James m'expliquera comment il a procédé, pas de panique à bord. Je me rase de près, me lave comme je peux, dé-li-ca-te-ment au niveau de popaul et de l'entourage – un tuyau tout fin qui sort du sexe, ça fait une drôle d'impression… c'est psychologique… l'angoisse du mâle qui craint pour son sacro-saint symbole de puissance… Remarquez, c'est la société et les femmes… les mauvaises lectures… qui mettent ce genre d'idées dans nos têtes. J'ai quant à moi toujours eu un rapport franchement amical et rigolo avec mon sexe… Tout enfant, on a déjà une supériorité évidente sur les filles, remarquez…: on peut pisser debout et en vitesse, sans se faire remarquer… un arbre ou un coin de rue… c'est vachement pratique, un zizi… Tandis qu'une fille… que des chichis… une main nerveusement pressée entre les jambes… "Faut que je fasse pipi ! Pipi ! Pipi ! Pipi ! Maman ! Maman ! Pipiii !" et que ça tourne en rond à la recherche d'un endroit à l'abri des regards pour descendre la culotte… quel cinéma ! Pour ce qui est du reste… question supériorité… ça se discute… Je me suis fait déniaiser à quinze ans par une vieille de dix-neuf ans… Sylvia, elle s'appelait… la grue du quartier… tous les garçons y étaient passés et y passaient… elle en était très fière… ça faisait des jalousies terribles chez ses copines… Sylvia, à dix-huit ans, elle portait déjà des talons-aiguille hauts comme la Tour Eiffel… des mini-jupes à ras le bonbon… des soutiens-gorge qui lui remontaient la poitrine genre vamp d'Hollywood… et un cul comme Brigitte Bardot, dis donc… un vrai péché mortel ambulant… Même nos papas, ils la regardaient d'un œil pas très net. A quinze ans, on a déjà un tel palmarès de branlettes au compteur que le jour où on se trouve avec une vraie nana… une vraie de vrai avec tout qui bouge, qui appelle, qui demande… prête à tout et prête à l'emploi… encore plus jolie et dévergondée que les jolies filles couchées immobiles sur papier glacé… on a tellement de trucs qui passent par la tête et de tels picotements au bout de popaul qu'on laisse inévitablement la purée sur le paillasson de l'entrée, les premières fois… Faut maîtriser dur, apprendre à se contrôler pour arriver à l'intérieur… Et quand une fille comme Sylvia se mettait à démontrer tout ce qu'elle savait faire avec les mains et la bouche… ou qu'elle se mettait à quatre pattes en tendant son invraisemblable pétard monté sur roulements à billes et en murmurant "Prends-moi par derrière…", les neurones censés commander la maîtrise du gouvernail disjonctaient complètement et… pfuit ! pfuit ! pfuit ! même pas le temps de comprendre que c'était déjà fini ! Alors question puissance… supériorité… ça se discute, tant qu'on maîtrise pas l'outil. Déjà tout jeunes, on apprend l'humilité, avec une splendeur comme Sylvia… et on a l'air plutôt cons, avec popaul déjà tout ramollo avant même que les festivités commencent pour de vrai… avec une fille qui, après de joyeux préliminaires demande maintenant à se faire empaler dans les grandes largeurs et qu'on en est même plus capables… panne d'essence et des sens… Chez les copains du quartier aussi, c'était la grande frustration… C'était qu'au quatrième ou cinquième passage qu'on parvenait à fournir une prestation acceptable… une dont on pouvait se vanter… Sylvia, elle se marrait haut et fort… elle avait tout le quartier à ses pieds… Son cul était l'arme absolue… ses copines en faisaient des jaunisses, tellement elles l'enviaient… C'était elle qui dominait tout ce petit monde. Après… les coups qui ont suivi Sylvia… je gérais mieux mes talents de séducteur… Mais en fin de parcours et quoi qu'on dise, nous les hommes… on se retrouve toujours avec un sexe tout mou et pendouillard… alors venez pas me parler de supériorité… de puissance phallique… de force virile. Elle est drôlement limitée dans le temps et tributaire des fantaisies de la partenaire, la force virile… toute cette puissance est neutralisée d'un coup de cul ou d'une bouche gourmande par les femmes qui savent y faire… qui comprennent les vraies règles de comment que ça doit fonctionner… regardez autour de vous…

Ce sont les vraies femmes qui mènent le monde pour de vrai, heureusement… et malgré tout ce qu'on nous raconte…

"Hou-hou Mesdames…!?", elles reviennent dare-dare, me passent du linge propre et m'aident à regagner le lit avec tout mon attirail. La matinée s'étire… interminable… Déjeuner… nettement moins bon que dans la salle de réveil ! Il faudra que je me plaigne à l'infirmière aux babouches… James, la cohorte habituelle de blouses blanches et l'infirmière au caddie à roulettes arrivent pour la visite en début d'après-midi. Dès qu'un patient est à tu et à toi avec la blouse blanche en chef, les autres ne le considèrent plus comme un bout de viande réparé, mais pratiquement comme un morceau d'être humain. Etonnant, non ? Quand, pour le surplus, il pratique avec un bonheur indiscutable une forme d'humour très discutable, il atteint même un statut généralement réservé, c'est ce que j'ai pu observer, aux produits hautement toxiques. Attention Danger !

-         Comment va ?

-         Bien, bien… merci et toi ? Alors ? Quand est-ce qu'on l'enlève ce poumon ?

-         Mais…

-         Oh ? Ne me dis pas que tu as fait autre chose que m'endormir un petit coup et appliqué un pansement aussi encombrant qu'une nacelle de montgolfière…? Je ne sens rien, j'ai mal nulle part et je respire comme avant… James se marre… Les autres me regardent et se regardent entre eux comme si mon cas relevait davantage de la chirurgie à vélléités psychiatriques que de la chirurgie thoracique… Une petite lobotomie ? Cadeau Bonus ?

-         Tout s'est bien passé… Je vois qu'il n'est pas nécessaire de te rassurer. Ton poumon est au labo pour qu'on ait des infos précises sur ta tumeur… 

-         Ah ? Pour le cas où on se serait trompés ? Tu crois qu'on pourrait le remettre sans la tumeur ? Ben oui dans le fond… pourquoi pas…? S'il s'avère, sous les microscopes que c'était en fin de compte un truc bénin déguisé en carcinome malin… 

-         James choisit de rire et de ne pas commenter, les autres ont l'air de plus en plus ahuris… genre "Pince-moi… je rêve ?"

-         On t'enlèvera le drain dans deux ou trois jours, je pense… s'il n'y a pas de complications. Mais il n'y a pas de raisons… 

-         Ouf ! Je respire… C'est pas vraiment le trou qui me gêne… mais la bouteille au bout du tuyau, c'est un peu embêtant pour se promener ou faire du ski nautique… 

-         Prends ton mal en patience et tâche de rester tranquille: tu sortiras plus vite… 

-         Bien Docteur… A vos ordres Docteur… Merci Docteur… Ça rassure tout de suite les autres, ces mots normaux qui sortent d'une bouche normale placée au milieu d'une tête à l'air parfaitement normal… "Il y avait peut-être un problème avec la bande-son ? Mauvaise synchro ? Pas le bon texte dans l'épisode précédent ?". Méfiance quand même… Ils continuent à me regarder bizarrement en grommelant de vagues "Au revoir…" en sortant derrière James qui m'a serré la main en me quittant, avec une petite tape amicale sur l'épaule sûrement pour calmer les neurones endommagés…

Je suis resté raisonnablement sage. Il y a juste eu le soir où Paula est venue accompagnée de ses deux sœurs, Flavia et Milena… Ce soir-là, nous avons été relativement sages… très relativement… Elles avaient préparé quelques spécialités brésiliennes aux noms imprononçables à moins d'avoir suivi un cours de langue sambalistique pour Européens. Le genre de noms qu'il faut aller chercher très loin au fond de la gorge, dont il faut remoduler la sonorité au niveau de la glotte et laisser ensuite glisser en rythmant entre la langue, les dents et les lèvres. Tout ce que je peux en dire, c'est qu'elles étaient délicieuses – je parle des spécialités – et que Milena a failli nous faire mourir de rire. Coiffée d'une casquette de base-ball, moulée dans un T-shirt rose dont l'inscription "LOVE ME" avait dû être greffée avec une précision au millimètre en travers de sa magnifique poitrine – faisant un "LO VE ME" plutôt aguichant -, littéralement nue sous un jean tellement serré qu'on s'inquiétait pour les coutures et chaussées de baskets, elle allumait comme d'habitude regards et idées libidineuses chez les messieurs et envies de meurtre chez les dames. Elle en était visiblement ravie. Deux couples, des connaissances, étaient venus me rendre visite un peu à l'improviste. Simples visites de politesse. Pluie, beau temps, vacances, blabla. "Et vous, mon pauvre Monsieur ? Pas de vacances alors, cette année ?". Je n'ai pas eu le temps de servir mon habituel "Mais je suis en vacances toute l'année, moi !"… Milena est entrée, précédant ses sœurs, au moment où j'allais répondre… alors… avec un sourire angélique… "Oh vous savez, moi… j'avais prévu d'aller à Copacabana… et finalement je me suis ravisé… c'est tellement plus simple quand le Brésil et ses incomparables beautés viennent à vous… Milena ! Quelle joie ! Oh mais dites-moi… Vous vous êtes habillée sagement aujourd'hui ! C'est parce que je suis à l'hôpital ? Comme c'est gentil à vous ! Pas d'alertes en cardiologie…". Milena a un sixième sens pour ce genre de gags… De péché mortel ordinaire elle a tourné péché mortel assassin rose vif en un quart de seconde… bisous-bisous… accrochez-vous aux tuyaux !… Les messieurs seraient bien restés un moment de plus… l'une des dames s'est souvenue d'une course urgente encore à faire, l'autre d'un rôti à mettre au four… "Les enfants sont déjà rentrés de l'école, n'est-ce pas…?"… Levée de camp immédiate et dans l'urgence. "Merci d'être venus, c'est très gentil… Dommage que vous n'ayez pas le temps de rester… nous avons apporté quelques spécialités do Brasil por monsieur Blondesen… ". Sacrée Milena ! Il y a un dieu pour les ivrognes, il y en a aussi un pour Blondesen: Annie ne pouvait pas venir ce soir-là…

J'ai mangé en m'étranglant de rire à peu près toutes les cinq minutes et j'ai bien cru que le drain allait sortir tout seul. Pressée par Paula et Flavia, Milena a expliqué en mimant toutes les phases comment elle s'y prendrait pour séduire un jeune médecin plein d'avenir. Avec ou sans casquette, en bombant le contenu du T-shirt ou en tirant sur ses bords, en croisant, décroisant ou allongeant les jambes. Milena a non seulement un look d'enfer, elle a aussi de réels dons de comédienne.

Jeunes médecins pleins d'avenir… hum… si un jour vous rencontrez… faites la connaissance d'une Brésilienne vraiment très, très jolie et sexy… Milena… pas une chance !… Elle vous aura jusqu'au trognon !

Le drain, on me l'a retiré le lendemain, justement. Et on m'a recousu sans anesthésie. Etre tatoué comme je le suis, ça a un prix, parfois… "On verra bien s'il est aussi dur qu'il en a l'air…".

En fait, il faut reconnaître que je l'avais bien cherché. Se foutre pareillement du monde, au bout d'un moment… on agace les gens. Normal, en somme. D'abord, c'est le regard de l'infirmière du matin qui m'a alerté. Quand elle m'a dit "On vous enlève le drain cette après-midi…", elle avait un sourire qui ne signifiait pas "Qu'est-ce que vous allez être content: on vous enlève le drain cette après-midi…". Non… il voulait plutôt dire… "On va bien se marrer…" ou du genre. Je ne suis pas plus paranoïaque que la moyenne des gens, mais j'ai la déplorable habitude d'observer attentivement les yeux et la bouche de mes interlocutrices et de mes interlocuteurs quand ils parlent. Leurs mains aussi. Cela permet de décoder pas mal de messages cachés. Les menteuses et les menteurs ont le regard fuyant. Classique. Quand ils vous regardent droit dans les yeux, d'imperceptibes gouttes de sueur sur le front ou les coins du nez indiquent clairement le mensonge… quand c'est un mensonge important. Pour les petits mensonges, les mensonges de tous les jours – l'enfant qui dit avoir fait ses devoirs, la vendeuse dans une boutique ou un magasin qui veut vous refiler de la camelote au prix de l'or en barre, le conseiller en assurances qui vous offre une couverture maximale sans la moindre restriction pour une prime minimale, le banquier qui prétend vous parler franchement ou en toute franchise, le vendeur de voitures neuves ou d'occasion – peu de femmes dans cette honorable corporation - qui vous promet l'affaire du siècle ou qui sais-je encore – vous aussi… moi également… En fait, tout le monde… La vie en société nous oblige à mentir pour ne pas nous étriper. Petit aparté stylistique… Vous pouvez mettre un masculin là où j'utilise un féminin et réciproquement ; moi, les "elles" et "ils" partout pour faire sexuellement correct, je trouve que ça alourdit n'importe quel texte. J'en suis resté au "il" commandé par l'usage. Les femmes n'en sont nullement exclues.

Revenons à nos mensonge sociaux, ceux auxquels il est impossible d'échapper. Ils sont assez faciles à reconnaître… une façon de banaliser ce qu'on dit… de présenter un bête mensonge comme une vérité première, avec la voix qui fait un microcrescendo à la fin des phrases, qui est le premier indicateur… immédiatement suivi d'un regard qui fuit après une, deux secondes… puis enfin les mains qui se dérobent dans de futiles activités ou de fébriles gesticulations pour confirmer la fausseté des allégations… Bref, je devinais le lézard…

L'après-midi arrive et un jeune toubib se pointe. Il y avait trop de monde dans la chambre. Encore un signe. Le toubib avec une infirmière, cela aurait été largement suffisant. Mais non, un deuxième jeune toubib est arrivé comme par hasard pour demander quelque chose au premier, deux infirmières de plus ont pointé leur museau, les aides-soignantes au complet… Bizarre… "Il y a du monde dans les tribunes…", je me suis dit.

-         Bonjour Monsieur Blondesen, je suis le Docteur… (Yves Saint-Laurent, Christian Lacroix, Jean-Paul Gaultier… je ne me souviens pas… sûrement un nom dans ce registre…), je viens vous enlever votre drain… un couturier… 

-         Parfait… merci ! J'ai justement réservé une place d'orchestre à la cafète… je commençais à trouver le temps long ici…

-         Bien, alors on y va… Son sourire et ses yeux légèrement plissés disaient "Tu vas moins rigoler dans cinq minutes, mon bonhomme…" 

Le type s'installe au bord du lit, l'infirmière déballe tout un attirail stérile sorti d'une sorte de papier kraft, tous les autres regardent mine de rien…

Le jeune toubib découpe un peu par-ci, arrache un peu par-là et le drain apparaît dans toute sa nudité. Un petit machin en plastique fixé par deux points de suture. Ecoulement zéro dans le tuyau. Il coupe les points de suture, tire sur les fils qui viennent tout seuls. Un petit geste brusque et zop ! plus de drain. Quelques petites gouttes de sang frais autour de la plaie. Il tamponne, nettoie, élimine quelques résidus de sang coagulé.

-         Ah zut ! J'ai oublié l'anesthésique… Il y en a sur l'étage …? Comment…? Vous n'en avez pas sur l'étage…? Microcrescendo de la voix, regard qui fout le le camp… Je suis fixé. Euh… Monsieur Blondesen… cela ne vous ennuie pas, si je vous recouds à vif ? Après tout, ça ne devrait pas faire trop mal… Les filles qui se regardent entre elles avec des sourires entendus, l'autre toubib qui en oublie son importante question… Coup monté. 

-         Aucun problème, jeune homme… mais vous avez intérêt à faire vite et bien, propre et net. Sinon, voyez-vous, j'utiliserai votre matos pour recoudre votre blouse blanche de l'entre-jambe au menton, avec des gros points jusque sous la peau. Ça vous donnera un air plus professionnel et moins débraillé. Allez-y… je prends la relève, cas échéant…

-         Euh… Bien Monsieur… Il en avait les mains qui se sont mises à trembler, du coup. Je n'avais pas l'air de franchement plaisanter… Non mais !… Jeune con… Il croyait faire peur à qui avec ces conneries ? 

-         Alors Go… Petit truc, amies lectrices et amis lecteurs. Pour supprimer la douleur, déplacez-la. Vous fixez le point supposé provoquer la douleur, imaginez que les terminaisons nerveuses sont sectionnées et connectées par exemple au pied du lit ou à la chaise d'à côté. C'est une question d'entraînement et ça marche très bien. Vous ne ressentez pas la douleur et ne bronchez pas. 

Cela a été très vite. Le toubib n'avait manifestement pas envie que je lui corrige son look. Il a fait cela de façon très concentrée, très contrôlée, pour que personne ne remarque ses mains…

-         Eh bien en voilà un grand couturier ! Vous devriez faire du point d'Alençon, mon jeune ami ! Merci beaucoup ! Toubibs, infirmières, aides-soignantesils avaient tous l'air un peu frustré, quand j'ai balancé mes jambres hors du lit en énonçant "Et maintenant, cafète… expresso, tarte aux pommes… Pas d'objections, les Miss ?", un sourire sarcastique aux lèvres… Bouches cousues. 

Sans drain, sans tuyau et sans grosse bouteille… a walk in the park… une vraie promenade de santé. Quelques radios, examens de contrôle et une dernière tape de James sur l'épaule plus tard, je retrouve Annie à l'entrée. Petit flash de mémoire… un taxi qui en entube un autre… Elle attire toujours les regards aussi fort. Trois ans ont passé depuis la dernière fois que nous nous sommes retrouvés ici. Elle est aussi belle qu'à l'époque, peut-être un peu plus "femme", plus sensuelle et donnant des envies de douceurs prolongées…  moins "jeune femme croquant la vie"… et "ici et maintenant…!", si je puis dire. Ou alors… C'est moi qui vieillis ? Ou mon regard qui a changé…? "Ma Chérie, tu es toujours aussi bandante !". Elle rosit de plaisir et rechausse vite ses lunettes noires… j'ai peut-être exprimé mon admiration un peu trop fort ?

"Viens… ne restons pas ici…". Elle conduit vite et nerveusement, se faufilant dans la circulation comme un furet. Nous sommes vite à la maison. Perdu dans mes pensées, je refais le trajet d'il y a trois ans… L'arrivée, l'après-l'arrivée… la Guzzi, le resto, la scène… Play it again, Sam…

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (9)

Trois ans, déjà ? "Je devrais être mort et enterré !", je me souris intérieurement.

Doggie fait non seulement des bonds de joie, mais aussi de véritables cabrioles, les chattes la regardent avec dédain, l'appartement sent le propre – Paula est passée il n'y a pas longtemps. 

-         Pardonne-moi ma Chérie… je ne vais pas être très romantique…

-         Toi ? Pas romantique ? Tu m'étonnes…

-         Etre toujours vivant, ça me donne une foutue envie de te faire l'amour !

-         Alors j'aime… quand tu n'es pas romantique… enfin exceptionnellement… parfois…!

-         Tu feras attention… sous la douche… il y a encore des points de sut…

Je n'ai pas eu le temps de terminer ma phrase. Les lèvres d'Annie se sont collées contre les miennes, ses doigts agiles ont libéré chemise, jeans, slip et contenu à géométrie variable… Elle devait avoir prémédité toutes les délicieuses actions qui ont suivi. Elle ne portait rien, ni sous le chemisier, ni sous son jean à elle.

Une page de publicités ?

Comme vous, j'aime les pubs folles, imaginatives, qui sortent de l'ordinaire… Les créer, c'est un processus incroyablement difficile. Pas parce que les créateurs manquent d'idées… oh non… pas du tout ! Ils en ont tout plein leurs tiroirs et leurs archives. Dans le jargon du métier, on appelle ça des "fausses couches". Ils les ressortent les jours de grande déprime en se disant "Quand tu veux, tu peux…". Les bonnes créations sont rares tout simplement parce que les clients manquent de courage… d'originalité… d'envergure… de vision… Ils arrivent dans les agences et veulent la lune pour le prix d'un pain au chocolat. Ils obtiennent, en fin de compte, souvent ce qu'ils sont venus chercher: un pain de mie sans chocolat qui leur coûte le prix d'un voyage sur la lune.

Tiens… ça me rappelle une histoire… je peux la raconter… il y a prescription…

Un client voulait une affiche "pour pas cher"… mais alors une affiche "qui en jette…!… qui écrabouille toutes les autres…!… qui se voie et se remarque partout…!… hein…!?".

Les créatifs (en pub, on dit les créatifs pas les créateurs… ça vient de l'anglais creative…) ont donc présenté une superbe affiche, avec une superbe nana brune non identifiable grâce à un savant cadrage (une jeune et magnifique strip-teaseuse pour ne rien vous cacher…) portant le superbe produit du client (un banal bijou superbement mis en évidence par l'éclairage…) au-dessus d'un superbe décolleté noir laissant imaginer et deviner mieux et plus que des seins superbes sans vulgarité, bref un présentoir superbe pour un produit rendu superbe… avec le nom du produit et de la marque superbement mis en valeur, pour un prix défiant superbement toute concurrence.

Cette affiche aurait provoqué des collisions en chaîne…

Le prix défiait tellement superbement toute concurrence que le client a eu des doutes…

Vous vous souvenez d'une excellente pub pour le lancement de la toute première Clio ? Celle qui avait "tout d'une grande" ? Un fiston arabe, genre jeune cadre dynamique occidentalisé, arrive chez son père – un émir couleur locale à Rolls, Cadillac et big limos - avec sa Clio. Il essaie d'argumenter en faveur des mérites de la "petite" Clio… "Mais… Père…! Elle a tout d'une Grande…!"… et son père, avec un dédain magnifique et royal, laisse tomber … "Pas assez chère, mon Fils…".

C'était génial ! J'adore encore la Clio aujourd'hui rien que pour cette pub !

Mais revenons à notre client. Il a tout de suite fait des observations intelligentes du même ordre. "La fille ? Elle vient d'où, la fille ? C'est une fille d'Elite ? Elle a déjà posé dans Vogue ? Et le fond… là… derrière la fille… c'est quoi…? (il n'y avait pas de fond, juste un dégradé de couleurs fauves) Non… c'est … c'est pas assez… et puis c'est trop… et il faudrait…".

Les créatifs ont donc dû revoir leur copie.

Deuxième présentation. Les créatifs sont allés chercher une superbe blonde décolorée dans une agence locale et ont fait le shooting (la séance photos, pour les Nuls…) dans une carrière de marbre voisine, un jour de grand soleil.

…pour le prix d'un pain au chocolat, hein… faut pas trop demander non plus…

"Ah ouais ! Comment elle s'appelle, la nana, déjà !? On l'a vue dans… ou était-ce dans… elle est californienne, hein…!?… et… dites-nous… le shooting… (justement… un client branché dit toujours shooting. Ça lui donne le sentiment d'être dans le coup… "séance photos" ou "prise de vues" ne fait pas partie de son vocabulaire) vous avez été… au Maroc…? C'est bien ça ? Au Maroc ? hein !? Oui-oui… au Maroc… paysage de l'Atlas, ça… chouette idée… et c'est quand même moins cher que les Maldives… oui bien… très bien… bien vu…bon… ça nous coûtera forcément un peu plus cher… mais c'est ce qu'on voulait…".

Décemment, pour ne pas décevoir le client, l'agence n'a pas pu facturer moins que le prix d'une top-model californienne, un voyage et un séjour au Maroc pour toute une équipe en plus des frais de création convenus.

L'affiche était d'un ordinaire… Je ne m'en souviens même plus… il y a prescription, mais j'en pleure encore de rire.

Les pubs folles, imaginatives, qui sortent de l'ordinaire… celles qui colorent les pages des magazines, font rire les murs les plus tristes, éclatent l'écran de vos télés… elles existent… elles sont plus le fait de clients courageux et novateurs que de créateurs en mal d'idées… Les créateurs ont plein d'idées, des idées comme vous aussi les aimez… et c'est vous qui les payez, en fin de compte, vous les consomatrices et les consommateurs. Vous avez le droit d'être exigeants. Le problème de créateurs, c'est qu'ils savent rarement vendre leurs bonnes idées… Les clients, les annonceurs, vous servent donc souvent leurs propres niaiseries.

Corps de femme… corps d'homme… dans des sortes de bulles… une musique collant parfaitement à l'image… une ambiance onirique… confort… bien-être… Gaz de France… des bébés… tout plein de bébés rigolos et joyeux… ils nagent… ils volent… ils gazouillent sous l'eau… hors de l'eau… s'aspergent… se rassemblent… se dispersent… joie de vivre… santé… force… harmonie… Evian… les mains d'Annie glissent sur ma peau… effacent… font renaître… magies douces… sa bouche… ses lèvres… je renais… je revis…

-         Viens…

Non… Vous ne nous suivrez pas plus loin…


Chapitre 18

Sophia

-         Sophia !

-         Tio Pierre !

-         Heu…! Je t'avais complètement oubliée ! Pourquoi n'as-tu pas téléphoné ? Tu aurais dû arriver hier, non ?

-         Si, pero j'ai eu un problème avec mon ami…

Sophia est la plus charmante des nièces, elle a le cœur à gauche et ce cœur est un coeur d'artichaut… Oups ! C'est vrai que je n'avais plus pensé à son arrivée imminente et que je ne m'étais pas inquiété outre mesure de son silence. Nous avons elle et moi une certaine nonchalance quant aux formes et une désinvolture certaine quant aux obligations. Cela met souvent sa mère hors d'elle et, rien que pour ma nièce et moi, elle a inventé le terme gentiment scientifique de "génétique diagonale": nous avons pratiquement en commun tous les défauts que ma sœur abhorre… paniers percés, fantaisistes, pas sérieux, riant de tout, ne prenant rien ni personne au sérieux et surtout pas nous-mêmes… J'adore ma nièce ! Elle a eu le bon goût de sonner à la porte longtemps… longtemps après notre sortie de la douche… Annie et moi sommes déjà habillés et prêts à sortir.

-         ¡ Hola Anni ! ¿ Que tal ?

-         Bonsoir Sophie… tu vas bien ?

-         Si ! Si ! Tu prends bien soin de Tio ?

-         Annie émet un petit rire de gorge… Tu demandes l'impossible… il est loco…

-         Je sais… moi aussi… Tio ? Je peux poser mon sac ? Vous alliez sortir ? Je peux venir avec vous ? J'ai le temps de prendre une douche ? Tu nous emmènes dans le restaurant avec les fruits de mer ? Il faut que je téléphone à mon ami… je peux téléphoner…?

-         Téléphone aussi à Mamá… dis-lui que tu es bien arrivée…

-         Oh Mamaíta… elle sait que j'arrive même si elle ne sait pas quand je pars…

-         … hum… Annie… je pense qu'on peut laisser les casques… on prendra ta voiture… Pas grave… la Guzzi… c'est peut être un peu trop pour un convalescent épuisé par… hum… le retour… on se prend un café pendant que la Petite se prépare…?

-         Je m'en occupe…

J'installe Sophia dans mon bureau. Elle aura ainsi un accès direct à l'ordinateur… les e-mails, c'est devenu aussi important que les téléphones…

-         Il s'appelle comment ton nouvel ami… je suppose que tu as un nouvel ami ?

-         José-Maria… Je ne t'en encore jamais parlé ?

-         … euh… non… je ne crois pas… le dernier ne s'appelait pas comme ça…

-         Sophia ne relève pas. Il est muy inteligente… mais il ne trouve pas de trabajo… C'est muy difficil…

-         Ah… je vois… tu nous raconteras… Elle a un don pour trouver les victimes les plus achevées de la société capitaliste…

-         En ce moment, il imprime des tracts…

-         Hmph… Ah ?… Avenir un peu bouché, je crois… Beaucoup de concurrence, dans cette branche…

Sophia me regarde du coin de l'œil. "Il se moque de José-Maria, là… ou de moi…?", semble-t-elle penser…

Le grand avantage avec Sophia, c'est que sa sensibilité de gauche et le féminisme quelque peu dépassé de sa mère lui interdisent toute forme de coquetterie ou de maquillage. Quand elle dit "Je vais prendre une douche", cela signifie exactement "Je vais prendre une douche". C'est à dire comme un mec… Dix minutes montre en main… Pas de sèche-cheveux, pas d'hésitations quant à la couleur du fard à paupières, pas de retouches au fond de teint, pas d'interminables réflexions pour le choix de rouges à lèvres ("hmmm… pour le soir, celui-ci est plus brillant… mais c'est juste une terrasse de bistro… peut-être que celui-là fera plus neutre et moins habillé…? Ou alors un vraiment flashant…?"). Nous sommes donc prêts à partir dix minutes plus tard. Annie conduit comme à son habitude, c'est à dire vite et bien, et nous sommes au centre-ville en moins de deux. Elle a en plus une veine incroyable pour se garer et, triomphante, elle se faufile dans une case libre juste à côté du "Café du Marché", où nous avons en effet nos habitudes quand nous avons envie de fruits de mer, comme l'a noté Sophia. Nous l'appelons indifféremment Sophia ou Sophie. "Sophia" avec l'affection pour la petite fille qu'elle est encore, "Sophie" par égalitarisme quand elle se veut "adulte"… curieuses règles socio-familiales non écrites, quand j'y pense.

La question lui brûle les lèvres, visiblement…

-         Alors Tio ? Comment on respire, avec un seul poumon ?

-         Exactement comme avec deux, mais de façon simplifiée… J'allume une Gitane en répondant…

-         Tio ! Annie a raison ! Tu es vraiment loco !

-         Je regarde ma cigarette en riant, mais je reprends un air sérieux tout de suite derrière. Sophia est ma nièce, je me sens toujours l'obligation d'être un poil pédagogue, avec elle. Quel vilain défaut ! Si Querida ! "Viva la muerte !". Tu sais, Sophia, j'ai décidé dès le départ que je ne laisserais personne faire l'amalgame entre mes Gitanes et mon cancer. J'ai de bonnes raisons – médicales ! – pour cela. Si j'avais écouté tout ce qu'en disent et en pensent les médecins, si j'avais suivi les thérapies qu'ils entendaient m'imposer, nous ne serions pas assis ici… ou alors vous le seriez sans moi ! Mais c'est vrai que maintenant, avec un seul poumon… et pour d'autres raisons… j'envisage d'arrêter.

-         Quelles autres raisons ?

-         Là, je ne sens aucune différence par rapport à… avant l'opération. Mais je viens de sortir de l'hôpital, hormis… heu… je jette un clin d'œil complice à Annie… quelques efforts physiques… hum… sans importance… je n'ai par exemple pas essayé de courir, d'aller faire une longue balade avec Doggie… de nager… de faire du sport… et si désormais il faut que je me fixe des priorités, celles-là passent avant la cigarette, bien sûr. Je ne suis pas loco à ce point-là…

-         Ah quand même ! C'est Annie qui intervient dans la conversation. Elle semble à la fois soulagée et amusée. Amusée sans doute parce que je sais aussi, quand il le faut, faire preuve de bon sens…

-         Oui, "quand même !", ma Chérie… Mais c'est uniquement une question de confort personnel, une pure illustration de l'égoïsme masculin… Les deux jeunes femmes se regardent, atterrées…

J'éteins ma cigarette.

Ce sera, dans pas longtemps, la dernière pour un temps qui me semblera très long… vraiment très long. Mais pas à cause du manque de cigarettes…

Huîtres, gambas, crevettes et coquillages divers ornent en cascades colorées le Plateau Royal que sert le "Café du Marché". C'est un beau soir d'été, la terrasse est bondée, l'ambiance est à la fête, les gens rien, bavardent, s'amusent de tout et de de rien, il y a celles et ceux qui sont attablés pour voir et ceux et celles qui passent devant et autour des tables pour être vus. Le show est permanent… Nous ne parlons bientôt plus ni cigarettes, ni cancer, ni poumon pris que nous sommes dans cette ambiance légère de vacances chez soi. Quand nous rentrons, Annie décide de nous laisser seuls Sophia et moi, et de rentrer chez elle. Elle sait que nous ne nous voyons en général qu'une ou deux fois par année et pense avec raison que nous avons peut-être des questions familiales à discuter ou à débattre, c'est très délicat de sa part. "A demain… ne discutez pas trop tard… bonnets de nuits, je vous connais…".

-         Café, Tio ?

-         Oui… tu connais la maison… tu le fais ?

-         Oui… je l'apporte au salon…

Ma nièce et moi avons souvent de longues discussions, en effet. Généralement, elle me pose des tonnes de questions concernant ses ascendances danoises, ses grands-parents maternels, la famille au Danemark. Elle est espagnole dans l'âme, mais ne renie en aucune façon la moitié de ses origines ou de ses gènes. Elle aimerait mieux la connaître… pour mieux se comprendre elle-même, peut-être. Mais ce soir, la discussion tournera autour de Tio Pierre. Ce vieux loco qui a même conquis toutes ses copines à Madrid par ses idées anarchistes et son anticonformisme souriant. Un Noël, cadeau touchant s'il en est, elle m'a offert "Mon Oncle" de Jacque Tati en cassette vidéo. Sophia sait dire beaucoup de choses sans nécessairement parler… Quand elle parle, c'est la plupart du temps pour exposer ses idéaux révolutionnaires de petite fille. "Viva Fidel !" et je réponds "C'est ça, va me chercher un havane… au salon… dans l'humidor capitaliste…". Sa maman, plus terre à terre, répond généralement un truc du genre, "Oui, c'est ça… mets la table, Sophie, s'il te plaît…". Elle est un peu lasse des révolutions qu'elle n'a jamais faites, ma sœur…

-         Tio… Tu ne penses jamais à la mort ?

-         Si… bien sûr… Pourquoi ?

-         La façon dont tu vis… on dirait que tu crois que tu ne vas jamais mourir… Mamá se fait beaucoup de souci. Tu sais… On t'aime… Papa aussi… on ne veut pas te perdre…

-         Je n'ai pas le tremps de mourir maintenant, Sophia. Annie a de drôles de projets et il faut aussi que je m'occupe de Tobias.

-         Mais alors arrête de jouer comme ça avec ta vie !

-         Je ne joue pas avec ma vie… je la vis, au contraire. Pleinement, même… Je l'ai toujours vécue pleinement. Dios conmigo !

-         Ne plaisante pas avec Dieu, Tio !

-         Je te croyais marxiste…?

-         Je suis marxiste ! Enfin, je crois… Mais on ne plaisante pas avec Dieu !

-         J'aime Dieu, Pequeña, c'est pour ça que j'aime la vie… Dieu est la vie…

-         Mais tu la vis au mépris de toutes les règles !

-         Oh tu sais, moi… les règles… elles ont été édictées par les hommes, pas par Dieu… Celles de Dieu sont éminemment simples à suivre: "Fais le Bien, évite le Mal…"

-         Tu crois en Dieu, Tio ?

-         Si tu veux, je vais t'expliquer "mon" Dieu à moi, Sophia. C'est le "Dieu" de l'univers tout entier. Pas de groupes privilégiés. Tu noteras que j'accorde une grande importance à la Femme, de ce fait… Mamá serait contente… et à cette "Lutte entre les sexes" que j'ai toujours considéré – et que considère toujours… - comme une immense stupidité… Mamá serait moins d'accord… parce que je suis un franc partisan de l' "Égalité entre hommes et femmes" ou plutôt de la "Complémentarité à caractère égalitaire…". J'ai été élevé dans collège catholique, donc avec un "Dieu" bien déterminé et défini sur mesure pour les Catholiques. Le seul "vrai" Dieu" parmi quantité d'autres "seul vrai Dieu". Ensuite… j'ai dû découvrir Voltaire vers quinze ou seize ans… Je ne me souviens plus… Dans ce qu'il est convenu d'appeler les "Études classiques", on nous sert Voltaire et Rousseau – son contraire ambigu – à peu près vers cet âge tendre et malléable, l'âge des choix conscients ou inconscients qui façonneront nos pensées d'adultes ou supposés tels… On nous proposait en somme – en plus de l'intouchable foi catholique - le choix entre un philosophe humaniste luttant de toute la puissance de sa plume contre la bêtise et l'intolérance, réaliste et sarcastique, Voltaire - à l'ironie terriblement efficace, haïssant les systèmes sociaux de son époque parce qu'il était simple roturier, mais les ayant parfaitement intégrés pour mieux s'en servir - et un autre philosophe, Rousseau – égalitaire, humaniste à tendance angélique et dont la vie contredisait totalement la pensée. il a écrit "Émile" et abandonné ses enfants à l'Assistance Publique… De l'un je garde les "Contes philosophiques", la correspondance et les pamphlets qui ont assuré la liberté de penser et d'agir dont nous profitons aujourd'hui encore sans que les diverses "Eglises" puissent nous l'interdire ; de l'autre je ne conserve que "Le Contrat Social" qui a indiscutablement eu des effets bénéfiques sur l'évolution de la société d'alors et dont nous profitons, là aussi, toujours aujourd'hui.

Une petite phrase de Voltaire m'avait à l'époque beaucoup fait rire et réfléchir. Plus ou moins dans le dos des braves curés, il faut bien le dire, qui nous enseignaient - en parallèle à Voltaire et Rousseau - la religion de façon dogmatique et tenaient, par exemple, Darwin pour une hérésie absolue. Cette petite phrase, c'est: "Dieu a créé l'Homme à Son image et l'Homme Le Lui a bien rendu."

En parallèle, nous avions donc la Genèse qui nous apprend "Au commencement était le Verbe".

Jusque là, parfaitement d'accord avec Voltaire et mes professeurs. Dans la phrase de la Genèse, il y a même des aspects intensément mystiques qui me fascinent et inspirent nombre de mes méditations… C'est après… avec Adam et Ève que ça se gâte… Là, dans cette histoire à dormir debout… je reconnais la main des scribes au service des Grands Prêtres et des Prêtres de toutes les religions. Les Prêtres… ces hommes de pouvoir utilisant sans états d'âme des outils destinés à asservir l'homme… et la femme… La "Parole", les "Dogmes" leur sont indispensables pour ce faire… Mais voilà… je vais te servir "ma" version de la Genèse à partir de la Création de l'Homme. Je pars tout simplement de l'idée qu'il ne peut pas y avoir prépondérance ou supériorité d'un élément masculin ou féminin: les deux ne sont pas égaux, ils sont complémentaires. Sinon, sur une banale batterie électrique, on pourrait aussi commencer un autre débat: "Le pôle positif est-il supérieur au pôle négatif et plus essentiel pour produire l'électricité ?".

Et c'est parti pour la "Genèse" version Tio Pierre, ma chère Nièce !

"Au commencement était le Verbe…"

En effet, Dieu a été, fut, était, est, sera et toutes les variantes que tu voudras bien trouver au verbe "Être". En tout cas, à une époque non précisée, Dieu "était". Les textes sacrés le mettent à l'imparfait, les vilains… Alors que Dieu est une réalité de tous les jours…

On peut donc en déduire que:

1)    Autour de Dieu, en dessus, en dessous (même chez ma concierge), à côté, de part et d'autre, alentour, il n'y avait donc absolument rien de rien.

De cela, je déduis personnellement que:

Dieu devait donc prodigieusement s'ennuyer. Je pense avec mes facultés limitées d'être humain, mais je projette sur Dieu les sentiments qui auraient été les miens…

"Il faut que cela change!", décida-t-Il donc un jour, une nuit, un matin, une après-midi ou un soir: les Livres Sacrés ne sont pas très précis à ce sujet.

Par un de ces traits de génie dont Il est coutumier, Dieu décida par conséquent de créer le verbe "Avoir".

C'est ce verbe auquel se réfèrent les Livres Sacrés, sans vraiment le citer. Toutefois, pour y voir plus clair, Dieu – au lieu d'allumer sa lampe de bureau comme tu l'aurais sans doute fait sans même réfléchir – décréta impérativement "Fiat Lux!" ou "Que la Lumière soit !". Du coup, Il y vit un peu plus clair et serait dès lors bien emprunté d'invoquer l'obscurité pour excuser les événements qui constituent la suite de mon interprétation à partir des textes sacrés. On peut d'ailleurs en déduire qu'il devait faire sombre ce jour, cette nuit, ce matin, cette après-midi ou ce soir-là.

Dieu créa donc le ciel, les galaxies, les voies lactées, les voies du Seigneur, les autoroute à deux, trois, voire à quatre voies, les univers parallèles, les séries B de science-fiction américaine, les étoiles pour faire joli, le jour et la nuit sur notre bonne vieille planète Terre, et la lune pour rendre les nuits tendrement romantiques et permettre aux loups-garous de s'ébattre à leur aise.

Puis Il se reposa, c'est ce qu'assurent les Livres Sacrés, si-si, je t'assure et même que ce jour-là était un vendredi pour certains, un samedi pour d'autres et un dimanche pour les syndicalistes qui s'opposent à l'ouverture prolongée des grandes surfaces. Dormit-Il? Se contenta-t-Il d'une rapide sieste dans un hamac acheté à la va-vite dans le souk le plus proche? Les Livres Sacrés ne sont pas très diserts à ce sujet et nous ne savons pas si, pour se reposer, Dieu dormait, faisait une partie d'échecs contre Lui-Même ou regardait la télévision.

"Voilà quelques bonnes choses de faites…", Se dit-Il et, reprenant un air bien connu, Il Se mit à chantonner "Et maintenant, que vais-je faire..?".

Tu penses bien que Dieu, Qui est le Maître Absolu du Temps et de l'Espace connaissait parfaitement cette chanson avant même qu'elle ne fut composée et ne passe sur les ondes. Cette remarque m'oblige à préciser que tout ce qui va suivre est rigoureusement et scientifiquement exact: il suffit de partir du principe que Dieu sait Tout: dans le passé, le présent, l'avenir, le jour, la nuit, et où que tu te trouves. Quand tu fais des choses avec ton copain que tu ne devrais pas faire en-dehors des liens sacrés du mariage, eh bien, même si Mamá elle-même ne le sait pas, Dieu Lui te voit, figure-toi !

"Et maintenant, que vais-je faireuh..?", chantonnait donc Dieu en contemplant du haut de Son nuage préféré (celui à moteur V8 16V, 450 ch, injection électronique, boîte manuelle à 6 rapports courts, freins à disques surpuissants, airbags conducteur et passagers avant et arrière, GPS, radio/lecteur de CD et cendrier en option) les merveilles qu'Il venait de créer.

Les mers s'étendaient à l'infini, c'est à dire jusqu'à plus loin que l'horizon, les prairies étaient grasses et verdoyantes, les déserts secs comme un Tio Pepe extra-dry, les fleuves fleuvaient, les rivières rivièraient, les ruisseaux ruisselaient, le robinet fuyait déjà, les montagnes étaient hautes et les vallées, forcément, plus basses.

"Désormais, J'ai tout cela, mais Je M'emm… encore, c'est curieux et très contrariant. Décidément, J'ai oublié quelque chose…", pensa Dieu (note cette toute première utilisation du verbe "Avoir" qui eut lieu à une date indéterminée, mais qui est la conséquence logique de toute création).

Il ressortit donc Sa planche à dessin et Son crayon, et Il Se mit à créer les espèces animales les plus diverses. Il commença par quelques individus unicellulaires sans grand intérêt, puis passa aux protozoaires, aux amibes auxquelles Il apprit à se diviser en deux pour se multiplier sans faire des choses que la morale et les obnubilés du Dogme réprouvent, et il arriva assez rapidement à la conclusion que de telles formes de vie, bien qu'essentielles, n'étaient pas extraordinairement excitantes à observer. Il poussa donc plus loin le crayon en laissant libre cours à Sa fantaisie. Ainsi naquirent les vaches, les toros d'avant les corridas, les veaux, les cochons, les jolies poulettes qui donnent des oeufs avant les œufs qui donnent des poules (un grand thème scientifico-philosophique est ainsi perdu pour meubler tes discussions de groupes), les lapins, les chevaux, les chats, les chiens, les puces, les araignées, les mouches, les moustiques, les oiseaux et les abeilles (c'est à dire "The birds and the bees" et autres trucs marrants que tu as sûrement appris à l'école et seulement à l'école…), les guêpes, les grenouilles, les serpents, les grands singes, les chips, les churros, les glaces à la vanille, le caviar, les louches, le champagne et les flûtes qui vont avec. Tout cela dans le désordre et je te renvoie à l'Encyclopedia Britannica si tu veux ajouter quelques espèces à cette liste qui se veut absolument non-exhaustive.

"Eh ben… c'est pas mal, c'est déjà mieux, mais il manque encore quelque chose. Mais quoi?". Dans son exaspération, Il renversa par mégarde une flûte de champagne sur le précieux contenu d'une boîte de caviar. "Ah zut! Nom de Moi! Il ne manquait plus que ça..!", tonna Dieu, égrenant encore tout un chapelet de jurons à faire pâlir n'importe quel vieux charretier ou rougir n'importe quelle tenancière de bordel. Réalisant qu'il n'était pas digne de Son rang de Se laisser aller à de tels écarts de langage, Il eut un nouveau trait de génie – de ceux dont Il est coutumier – et s'exclama "Eh bien voilà ! Mais c'est bien sûr! Il me faut quelque créature à qui je puisse déléguer ce genre de comportement indigne de Moi!".

Sitôt dit, sitôt fait: il affina alors l'un des grands singes, lui enleva quelques touffes de poils par-ci et par-là, agrandit un peu la boîte crânienne pour rajouter des neurones plus compliqués et potentiellement plus aptes à formuler des tas de questions et à connaître d'avance les réponses, ou alors à les inventer, et donna finalement forme à une nouvelle créature presque à Sa propre image. Il l'appela "Madam", parce qu'elle était Sa création favorite à Lui et parce qu'Il trouvait que "Adam", ça fait un peut court pour identifier le véritable Auteur et garantir Ses droits: il fallait absolument un "Ma" devant le substantif anglo-saxon féminin très singulier "Dam". Car Dieu prévoyait déjà, dans Son infini discernement, les désopilantes interprétations que les hommes feraient de Son œuvre, notamment aux USA.

Elle était vraiment presque comme Lui, car elle ressemblait énormément à la description que les Hommes feraient de Lui par la suite: omnipotente dans sa maison à elle et le plus possible dans celles des autres, belle comme le jour, mystérieuse comme la nuit, superbe, fière, noble, charmante, charmeuse, gracieuse, généreuse, très douée pour le piano, le chant et la danse, bonne cuisinière, lamentable conductrice (as-tu déjà vu Dieu conduire Ses nuages par temps d'orage ou dans un cyclone?), imprévisible, incendiaire, incompréhensible, déroutante, désespérante, injuste, jalouse, colérique, vindicative, vengeresse, impitoyable et totalement dépourvue de bon sens et de bonne foi.

C'est ainsi, et pas autrement, que Dieu créa la première Femme, quelques heures avant de se dépêcher de créer le premier Homme.

Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Dieu admira encore une fois Madam et fut très satisfait de Sa création et même extrêmement content de Sa journée. Il retourna dare-dare se reposer un moment dans Son hamac. Tu parles ! Une voix acerbe le rappela aussitôt à l'ordre: "Quel est le con qui s'amuse à renverser du champagne dans mon caviar !?", hurlait d'une voix acide la nouvelle invention.

"Ah..!?" Encore un petit réglage, sans doute…", grommela Dieu, directement contrarié pour la toute première fois de toute Son éternelle existence, sans commencement ni fin.

Il sortit donc un tournevis, une scie à métaux, un gros marteau et une pince à épiler de Sa boîte à outils et entreprit de procéder au réglage.

Par un de ces traits de génie dont Il est coutumier – au cas où Son génie ne te serait pas encore apparu comme ça, là, au fur et à mesure de mes brillantes explications – Dieu eut l'idée de procéder à un contrôle du fonctionnement après avoir procédé au réglage définitif, du moins le pensait-Il, de la Femme.

Il remplit discrètement une flûte de champagne et la plaça à côté d'une boîte de caviar vierge et nouvellement ouverte pour la circonstance.

Piquée dans sa curiosité – encore une autre de ses nombreuses qualités – Madam s'approcha, regarda à gauche, à droite, vers le haut et vers le bas, et ne voyant personne, siffla d'un coup la flûte de champagne après avoir puisé une louche entière de caviar dans la boîte.

Dieu Qui est partout - à gauche, à droite, en-haut, en-bas et en train de te regarder d'un air réprobateur pendant que toi aussi, maintenant, tu allumes une cigarette… – étudia bien la manœuvre et toussota discrètement. Effrayée et surprise dans son activité somme toute non-autorisée, Madam laissa échapper la flûte de ses doigts joliment manucurés et, prenant une contenance étonnée et indignée, s'écria "Quel est le con qui a osé casser une coûteuse flûte de champagne en cristal dans ce délicieux caviar tout frais sans rien dire à personne ? Hein !? Qui s'est permis, d'ailleurs sans permission, de…", et elle s'évanouit sans terminer sa phrase.

Perplexe, Dieu Se caressa la barbe qu'Il a, comme tu le sais, blanche et très fournie, et pensa "Oumph… Peut-être un tour de trop au boulon de la faculté d'adaptation, un micron ou un poil de micron de pas assez à celui de la vérité et un petit souffle de franchise pour enrober le tout..? Voyons cela…". Il procéda donc à un nouveau réglage et entreprit immédiatement de vérifier le bon fonctionnement de l'ensemble.

La Femme rouvrit les yeux, examina la flûte brisée en mille minuscules morceaux brillant à la surface du caviar et laissa tomber négligemment "Oh crotte ! Le gobelet s'est cassé dans la boîte… Ce n'est pas bien grave… La limonade n'était pas fraîche et cette confiture a le goût de poisson…".

De plus en plus désorienté, Dieu essaya une dernière fois de trouver l'origine de ces dysfonctionnements. "Voyons-voyons… elle ne parle plus de "flûte", mais de "gobelet"…, elle ne fait plus intervenir un tiers inexistant et elle minimise totalement les dégâts… c'est que Je commence à y perdre Mon hébreux, Moi !" (le latin n'existait pas encore à cette époque, tu l'imagines bien…).

Il Se remit courageusement et sans illusions à l'ouvrage. Un million d'essais et de vérifications plus tard, Il obtint ce résultat pour le moins surprenant: Sa nouvelle invention, revue et corrigée pour la énième fois, le regardait comme si elle ne L'avait jamais vu et Lui dit, avec un sourire totalement désarmant, "Tiens ? Vous êtes nouveau ici ? Prenez donc une flûte de champagne, il sort de ma cave… un peu de mon excellent caviar, aussi ? Il est tout frais: je l'ai pêché ce matin dans l'aquarium. J'ai préparé des toasts… Mais évitez cette boîte-là: un maladroit a cassé une flûte à l'intérieur, sans rien dire à personne, d'ailleurs, vous savez comment sont les gens…".

Dieu était tout simplement suffoqué devant cette nouvelle attitude. Non seulement Madam mentait avec un aplomb incroyable, en plus elle s'inventait la compagnie de gens qui n'existaient pas, puisque Dieu et elle étaient seuls au monde, hormis les quelques dizaines de milliers d'espèces animales précédemment citées, de façon brièvement résumée s'il en est.

"Je sens que Je vais encore avoir des surprises… Il va falloir trouver un "Plan B" d'urgence…", Se dit-Il, vaguement inquiet. Madam Lui décocha un sourire à faire tomber toutes les pommes d'un pommier et enchaîna "L'endroit et le nom - "Eden Park", je crois… - sont charmants, vous ne trouvez pas ? Mais un peu ennuyeux, à vrai dire… il ne se passe jamais rien ici… Tenez ! S'il y avait un Dieu, je suis sûre qu'Il me fournirait une foule d'admirateurs pour tromper mon ennui…".

Stupéfait et complètement déstabilisé, sans même répondre, Dieu retourna vers Son hamac en maugréant "Mais c'est qu'elle est pire que Moi, cette peste !

Je n'y crois pas ! Je n'y crois pas ! Je n'ai pas pu avoir une idée pareille ! Pas Moi ! Et personne pour Me sauver de Ma propre créature..! Passons vite au "Plan B" ! ".

Il S'installa confortablement pour mieux réfléchir, mais Sa sérénité ne dura pas. La Femme L'avait suivi et, passant langoureusement une main finement manucurée dans ses beaux cheveux blonds – tu remarqueras qu'il est extrêmement rare de voir Ève représentée en brune sexy, en bomba latina, en jolie noire ou en mystérieuse Asiatique - elle Lui intima:"Hé ! C'est pas le moment de dormir ! J'ai dit que je m'ennuie, ici ! Vous êtes sourd ou quoi !? Faites donc quelque chose !".

Dieu se frotta les yeux devant tant de provocation et d'audace. "Non mais c'est pas vrai !? C'est un vrai cauchemar que j'ai inventé là ! En tout cas, maigre consolation, J'ai gagné sur un plan: avec une pareille créature, impossible de M'emm… une seule seconde !

"Plan B" et que ça saute ! Il Me faut inventer… voyons-voyons… - une autre créature à laquelle Je pourrai déléguer la première quand elle Me cassera vraiment trop les bonbons !". Heureusement pour Dieu et Ses traits de génie, le problème fut bien vite et assez facilement résolu. En apparence, du moins. Il dessina une seconde créature en tous points – ou presque - adaptable à la première, selon le principe éprouvé des prises électriques, largement ignoré – il faut souligner cette regrettable omission – par les Livres Sacrés.

C'est ainsi que naquit le premier Homme, exclusivement destiné à meubler l'ennui de la Femme et à en débarrasser Dieu afin qu'Il puisse enfin Se reposer tranquillement dans Son hamac.

Dieu n'eut pas à lui trouver un nom: Madam s'en chargea pour Lui.

"Hep ! Hep ...! Oui, vous là-bas, le singe nu… Allez donc nous chercher de quoi boire et manger et au trot, s'il vous plaît !"

De ce jour, mais pas pour très longtemps (car les hommes, vaniteux comme ils le devinrent par la suite, supprimèrent le "M" de "Madam" et prétendirent que le premier homme s'appelait en réalité "Adam" et qu'il avait en fait précédé "Hep" ou "Ève" (selon la prononciation adoptée). Par ailleurs les hommes suivants décrétèrent que Ève était une vraie salope qui entraîna Adam à faire des choses que Dieu désapprouve: par exemple jouer avec le serpent avec deux grelots au bout qu'il a entre les jambes – instrument qu'Adam a toujours mal maîtrisé et auquel on peut dès lors attribuer des pouvoirs diaboliques – et croquer dans un fruit que Dieu S'était gardé pour le dessert.

De la viennent tous nos malheurs: Dieu n'a jamais pardonné ce petit larcin. Vindicatif comme Il l'est, on a pas fini de payer pour leur désobéissance…

Madam et Hep sont, en tout état de cause, nos vrais premiers ancêtres.

Si tu ne me crois pas, va faire un tour à la Chapelle Sixtine: le prétendu "premier homme" illustré par Michel-Ange a un nombril. C'est bien la preuve qu'il est un mammifère issu des amours de Madam et de Hep. Et Dieu lui tend la main uniquement pour lui souhaiter "Bon courage !" pour la suite… Parce que… et Il le savait assurément puisqu'Il sait tout… à une époque indéterminée elle aussi, l'homme prendrait le pouvoir sur la femme. Dieu était conscient que l'homme est moins intelligent, mais plus musclé… et qu'il inventerait tout seul "La loi du plus fort"… pour imposer des siècles durant et encore aujourd'hui cette stupéfiante ânerie: "L'homme est supérieur à la femme". Voilà d'ailleurs pourquoi Mamá est féministe. Moi aussi, je le suis. Parce que je suis un homme amoureux de la Femme et des femmes – mais ne le dis pas à Annie, s'il te plaît… - et parce que je pense – mais c'est très subjectif, je l'admets – que la Femme est la meilleure partie de l'Homme et que les deux forment un Tout – l'Humanité – et qu'il est absurde de vouloir les séparer.

-         Sophia réfléchit un moment tout en rigolant, mon interprétation de la Genèse l'a laissée muette jusqu'ici… Mais je reviens à ma question… tu crois vraiment – je veux dire sérieusement - en Dieu, Tio ?

-         Oui, bien sûr. Il serait absolument idiot de ne pas croire en Lui. Mais je ne crois pas en Lui sous la forme que Lui donnent les Hommes, justement.

-         Mais alors comment ?

-         Tout d'abord… je te cite le Professeur Albert Jacquard qui a écrit, je cite de mémoire, "Attribuer un sexe à Dieu est en soi un blasphème.". Je ne crois donc pas en une espèce de Justicier Superman, une icône à la personnalité humaine plus que discutable – je rejoins tout à fait Voltaire sur ce plan - dont certains hommes sans scurupules se servent pour manipuler d'autres hommes. Pense au "Gott mit uns" gravé sur les boucles de ceinturons des malheureux jeunes Allemands qui s'embarquaient dans cette boucherie héroïque que fut la Grande Guerre, celle de 14-18… pour aller tuer ou se faire tuer par d'autres jeunes, Français ceux-là, qui montaient au front la fleur au fusil pour défendre la "Mère Patrie". Ces personnifications de concepts ou d'idées ont toujours des visées homicides… Ou, plus près de nous, aux fanatiques qui se font exploser en espérant faire un maximum de victimes juives et en croyant aller ainsi directement au Paradis d'Allah… Dans tous les cas, de tristes imbéciles endoctrinés et utilisés par d'odieux cyniques…

Je reviens au "Verbe" du début. Pour moi, Dieu est une Pensée tellement hors de nos limites humaines que je n'ose même pas utiliser des mots pour Le ou La définir… On sent Dieu… On ne peut pas utiliser de mots pour cela… Tu sais que je pratique une forme de méditation à vocation médicale ou guérisseuse, comme tu voudras, - le Reiki. Fondamentalement, toute forme de méditation profonde ou de prière intense est sœur jumelle du Reiki, note-le bien. La méditation permet de mieux sentir, mieux percevoir Dieu. Les symboles que nous utilisons pour ces méditations ne sont que des sortes d'outils spirituels pour essayer de mieux comprendre la vie, le monde dans lequel nous vivons, la finalité des choses et pour nous aider nous-mêmes, aider les autres, soulager leurs maux avec l'aide de… d'une sorte de Pensée bénéfique et efficace… c'est un peu compliqué. C'est très personnel, Muchacha… la foi est quelque chose de très personnel…

-         Tu es un drôle de tio, Tio… Sophia a un air un peu songeur en disant cela. Si tu crois en Dieu… t'arrive-t-il de prier, aussi…?

-         Pas dans le sens que tu as appris ou qu'on t'a appris, j'en ai peur. Mais il m'arrive de penser très fort pour quelqu'un ou quelque chose…, de souhaiter du Bien très fort… si tu as bien écouté ce que je viens de dire… alors tu peux comprendre. Je ne prie pas le vieillard barbu et vindicatif qu'enseignent les Eglises… Le plus souvent, j'écoute… puis je suis le chemin que je crois être le bon… Parfois je me trompe, comme tout le monde… Mais j'ai passé l'âge des certitudes imbéciles.

-         Les "certitudes imbéciles" ?

-         Oui… les diverses fois que l'on rencontre dans une vie, celles que d'autres veulent à tout prix nous imposer. La foi naïve de l'enfant qui croit aux paroles abêtissantes des adultes, la foi aveugle des jeunes qui croient en leurs idôles, la foi peureuse des adultes qui n'osent plus se rebeller… inventer autre chose…

-         Mamá dit que tu étais de gauche… comme moi… quand tu étais jeune…?

-         C'est vrai. Les idôles des jeunes, justement… J'ai succombé comme tant d'autres. La jeunesse est l'âge des générosités sans concessions. Mai '68, Fidel…, le Che…, Mao… Tout ça, c'était juste et généreux, à nos yeux, romantique aussi… Toutes les conditions étaient réunies… Après… on en est revienus assez vite, en réfléchissant clairement. Cette même Eglise de Gauche avait aussi donné Staline, Hodja, Ülbricht, Ceaucescu… d'autres encore… Je ne renie rien de mes élans de jeunesse: ils partaient du cœur. Je suis resté marxiste, mais je suis devenu marxiste tendance Marx Brothers avec Groucho en tête…! J'éclate de rire devant une Sophia qui ne sait vraiment que répondre.

-         Tio, tu es vraiment loco !

-         Oui ma chère nièce, vraiment ! Et maintenant, je veux dormir. Tobias arrive demain pour tout un mois… et Mamá – au secours ! - après-demain ! Drôle de convalescence…

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (10)

Tobias

Tobias a onze ans, maintenant. Il est le fils que ma seconde épouse m'a donné de sa propre initiative et sans rien me demander, et dont elle m'a longtemps privé… Certaines femmes ne comprendront semble-til jamais cette vérité élémentaire: à partir d'un certain âge, un enfant décide lui-même s'il veut ou non avoir des contacts avec son père. Mais ça, c'est une autre histoire… Tobias, lui, il veut bien en avoir. Son papa, c'est le monsieur tatoué qui le fait rigoler depuis tout petit, qui est toujours de bonne humeur, mais qui refuse obstinément – sauf une fois ! – de l'emmener au McBurger (les grandes personnes sont parfois bizarres…), qui a des tas de copines qui le gâtent – surtout Annie (qui ne semble d'ailleurs pas être très copine avec les autres copines… les grandes personnes sont vraiment bizarres parfois…), qui lui explique ses leçons au lieu de les lui faire copier 100 fois, avec qui il roule à moto, qui le fait voler en parapente à deux places, qui a le cancer, qui fume des cigarettes et des cigares même s'il a le cancer, qui dit "Oups ! Excuse-moi Tobias, je ne devrais pas dire ça…" chaque fois qu'il dit des gros mots, qui dit même "Pardon mon Dieu !" quand il crie "Nom de Dieu !" un peu fort (par exemple juste après s'être donné un coup de marteau sur les doigts et après voir cité plusieurs fois un genre d'établissements que paraît-il seuls les messieurs fréquentent…), qui sait faire le poulet, les spaghetti et les boulettes de viande danoises – les frikadeller - comme personne, qui lui a acheté une Playstation, une X-Box et un ordinateur en disant "Ce ne sont pas des cadeaux, c'est pour que tu apprennes à utiliser les outils de demain…". Un drôle de type, quoi. Mais sympa.

Mon Tobias à moi est donc chez moi pour tout un mois. Il n'est pas plus à moi qu'à sa mère selon ce que j'ai lu dans "Le Prophète" de Khalil Gibran (et beaucoup aimé parce que cela confirme ce que j'ai toujours pensé – "Vos enfants ne sont pas vos enfants…"). Vacances d'été… J'ai des projets plein la tête. Pêche, plage, escapades en montagne ou au bord de la mer. Pas de longues vacances d'adultes dans un bled à touristes avec des "C'est l'heure d'aller au lit !" à la clé. Lis et Helge m'ont appris que l'enfant est roi. Notre rôle est de lui apprendre tout ce que nous savons de la vie, à lui ensuite – au fil des années – à l'enfant lui-même de faire le tri des connaissances utiles et inutiles en fonction de ses propres goûts et ambitions.

-         Tobias… pour jouer au foot… désormais, tu courras plus vite que moi…

-         Ah bon ? Pourquoi ?

-         Parce que je n'arriverai plus à courir aussi vite que toi.

-         Ah bon ? Pourquoi ?

-         Eh bien… d'abord parce que tu es devenu plus grand… et parce qu'on m'a enlevé un poumon.

-         Ah bon ? Mais c'est pas avec le poumon que tu cours !

-         Non… mais… hum… c'est les poumons qui permettent de respirer quand on s'essouffle, et moi je m'essoufflerai plus vite, puisque je n'ai plus qu'un seul poumon.

-         Ah oui, d'accord. Mais toi tu as un gros poumon et moi deux petits, alors c'est la même chose…

-         Oui, tu as raison… c'est la même chose. On est à égalité.

-         Ha ! Tu vois ! Mais quand je seras grand…

-         "serai" grand…

-         … quand je serai grand, je courrai plus vite que toi !

-         Oui mon Tobias, bien plus vite et plus loin… et je serai fier de toi.

Helge me regarde. Mon enfance… mes vacances de gosse chez lui au Danemark repassent dans ma mémoire… des images très nettes apparaissent devant mes yeux… ses paroles résonnent à mes oreilles. Je vois très nettement ses mains calleuses, ses gros doigts abîmés par les travaux manuels de toutes sortes… je les vois fixer avec dextérité un hameçon à une ligne… pourquoi écoutais-je si attentivement ses explications ? Il ne me parlait pas comme les autres grandes personnes parlaient à un petit garçon de dix ou onze ans. Lui me parlait comme à une grande personne, à un égal. Il ne disait jamais "Fais ceci !" ou "Fais cela !". Il disait "Regarde mon garçon… tu prends la ligne comme ça… entre le pouce et l'index… d'abord tu formes une boucle et tu fais un tour… comme ça… par-dessus… oui… comme ça c'est bien…". Pour ce "c'est bien…", j'aurais traversé l'Enfer en chantonnant. Je devais avoir une douzaine d'années quand j'ai lu "Poil de carotte". J'ai compris alors la chance que j'avais d'être volontairement orphelin et d'avoir un parrain comme lui et une maman comme Lis. Ils m'ont même appris comment il faut parler avec les enfants. Et pourquoi il faut d'abord et avant tout les écouter et les comprendre. Sinon nos paroles sont inutiles.

Les deux premiers jours, Sophia et lui vont à la piscine voisine ou se balader en ville. Elle lui apprend comment prendre les trams et les bus. Premières leçons d'indépendance et d'autonomie. Deux jours de repos pour moi. Tout va bien, je vis comme avant. Juste comme une petite oppression… une sensation bizarre dans la poitrine…

Ensuite, ma sœur Mette est arrivée. Sophia est repartie pour Madrid où l'attendait son copain José-Maria. La petite oppression vire progressivement à la douleur persistante. Une douleur diffuse, de l'intérieur… Pas franchement localisable. Rien au niveau de la cicatrice toute fraîche. Juste une douleur qui remplit tout mon côté gauche, nuit et jour, jour et nuit. Je deviens irritable, c'est mauvais signe. Surtout, ça m'agace. Je déteste montrer mes faiblesses…. et je ne veux pas que Mette ou Tobias se rendent compte de mon état. Mais je n'en dors bientôt plus la nuit. Annie n'est pas là, elle est partie rendre visite à des parents à l'autre bout de la France. Un peu ronchon. Elle aurait voulu qu'on parte ensemble…

Je téléphone à James en douce.

-         Le Docteur Robertson, s'il vous plaît… James ? Il y a une couille… J'ai mal et c'est une douleur pas normale… Demain matin ? Oui… 10 heures, c'est parfait pour moi.

Ils sont plusieurs, dans la salle de soin. James, quelques médecins-assistants, deux ou trois carabins, une infirmière. J'explique la douleur, les symptômes, le sommeil qui fout le camp. Ils se regardent, regardent les dernières radios faites avant ma sortie, décident d'en faire de nouvelles.

-         Tout semble normal… Ton poumon droit est en train de s'installer plus confortablement… "La nature a horreur du vide…", il profite de la place laissée libre. La cavité est remplie de liquide. Il n'y a rien de particulier à observer…

-         James, j'ai mal, nom de Dieu ! Pardon, mon Dieu…

-         Quoi ?

-         Rien. J'ai mal. J'ai pas l'habitude de me plaindre, c'est ça que je veux dire. Il y a quelque chose qui cloche…

-         Ecoute… si ça peut te rassurer… on va faire une petite ponction… analyser le liquide… Tu verras qu'il n'y a rien… La prise de sang n'a d'ailleurs rien révélé… pas d'infection…

-         Va pour la ponction…

Au moment où l'aiguille est enfoncée et une partie de liquide aspirée, je ressens un immense soulagement. C'est comme si la douleur avait été divisée par deux.

-         Il y a un truc, là… La ponction a fait diminuer la douleur…

-         Mais non… tu te fais des idées… Rentre chez toi. On te téléphonera si l'analyse du liquide nous apprend quelque chose de nouveau.

J'ai le désagréable sentiment d'être considéré comme un véritable emmerdeur…

Mette remarque bien mon changement d'humeur et s'inquiète un peu. Nous nous disputons comme d'habitude au sujet du féminisme et des femmes, de la place que les hommes rechignent à laisser à leurs compagnes à tous les échelons, des inégalités criantes – salaires sous-évalués, responsabilités limitées, promotions-canapé ou inexistantes -, du machisme, de la phallocratie, de tout ce qu'il y aurait encore à changer, des menus progrès enregistrés… Tant que l'on reste au niveau théorique, ce genre de discussions peut durer pour l'Eternité. Mette est une intellectuelle, pas une femme d'action. Je le lui fais remarquer avec une ironie parfois mordante, tout en étant parfaitement d'accord avec elle sur le fond. Mais… si nous sommes d'accord sur le fond et que nous éliminons les divergences, la discussion mourrait d'elle-même, comme un feu qui s'éteindrait faute de combustible… Et ça, c'est impensable: on n'aurait plus de quoi rigoler ! Nous continuons donc nos discussions animées à grands renforts d'exemples concrets. Quand il assiste à l'une d'elles – nous faisons alors preuve de la plus grande retenue ! - Tobias est en général plié de rire. Je crois que j'ai une très mauvaise influence sur mon fils… Je me demande bien quel rapport il aura avec les femmes plus tard… Il sera sans doute un odieux séducteur…

-         Mira… Quelle est la représentation des femmes dans les divers parlements européens… hein ? Tu peux me le dire ? Et tu ne trouves pas ça injuste !? Scandaleux !?

-         Pfff… Tu te plains de quoi là ? Elles ont appris à laver les voitures des députés. Au moins, maintenant elle ne lavent plus leurs chemises… C'est un progrès !

-         On ne peut jamais discuter sérieusement, avec toi !

-         Comment veux-tu que je discute sérieusement avec une femme qui, du haut de son piédestal universitaire, joue au comptable ?

-         Comment ? Comment ? Comment ? Qu'est-ce que tu veux dire par-là ?

-         Je veux dire que le gouvernement des peuples n'est pas une question de parité ! Personnellement, je n'en ai rien, mais alors abso-lu-ment rien à foutre d'être gouverné par une femme ou par un homme ! Du moment qu'elle ou il est capable de gouverner ! Si les gens ont à bouffer, s'ils ont un toit au-dessus de la tête, de quoi se chauffer s'il fait froid, si les enfants vont à l'école, si les jeunes ont un avenir, si les vieux peuvent finir paisiblement leurs jours…, alors tout va bien. Le reste… tout le reste… c'est des branlettes d'intellectuelles et d'intellectuels… donc de femmes et d'hommes, au cas où tu n'aurais pas entendu le "leus" d' "intellectuelleus" ! Les andouilles, c'est sûrement hermaphrodite: on en trouve des deux sexes et c'est très également réparti…

-         Ha ! S'il y avait plus de femmes au commandes, il y aurait moins de guerres, déjà !

-         Ah booon …? Voyez-vous ça ? Parce que les petits soldats étaient moins morts quand ils étaient tués sur un quelconque champ de bataille dont plus personne ne se souvient sous le règne éclairé de Sa très Gracieuse Majesté Victoria ? Les femmes moins violées et éventrées ? Les enfants et les vieillards moins assassinés ? Tu veux que j'aille plus loin dans le passé ? La Grande Catherine ? Ou plus près de nous ? Golda Meir ? Margaret Thatcher ?

-         Oh… Il faut toujours que tu exagères…

-         J'exagère, moi ? C'est toi qui ne comprends pas le monde dans lequel tu vis ! Tu crois que c'est en obligeant les hommes à faire la vaisselle et en donnant aux femmes le droit de piloter des chars d'assaut que l'Humanité va progresser ? C'est un peu simpliste… Et d'abord… fais-moi le plaisir de changer l'ampoule du plafonnier… elle a pété… Mette ne sait pas faire la différence entre un tournevis et un marteau…

Ah ? La discussion est close pour ce soir, dirait-on. Mette n'insiste pas, sinon elle sait bien qu'elle risque un cours surréaliste sur la façon d'installer un escabeau, de dévisser une ampoule dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, d'en revisser une nouvelle – "dans le sens des aiguilles d'une montre, vois-tu, c'est à dire dans le sens où tu ferais bien de faire tourner les aiguilles de la tienne après avoir débloqué la couronne pour les faire avancer d'une dizaine d'années afin de combler un poil la désuétude de tes idées…". Buenas noche, Querida !

J'ai aussi de la peine à respirer. Chaque inspiration provoque une douleur infernale du côté gauche. Par réflexe, je reste en apnée le plus longtemps possible… puis, essoufflé, je me mets à aspirer l'air avec force pour m'oxygéner, augmentant ainsi l'intensité de la douleur avant de retenter une apnée… un vrai cercle vicieux stupide et irraisonné.

Après une petite semaine, Mette reprend l'avion pour Madrid. Elle me fait mille et cent recommandations avant de partir. C'est ma grande sœur…

-         Ne t'inquiète pas… je ferai attention. Tant qu'il y aura des porte-jarretelles et des bas à couture avec quelque chose d'intelligent à l'intérieur, je m'efforcerai de faire bonne figure…

-         Tu es impossible ! Impossible ! Impossible ! Tobias, ton papa est impossible !

-         Oui Tante Mette… Tobias a le même sourire que moi, là, bizarrement…

Le soir, après avoir couché le fiston, je prends l'air sur le balcon en essayant de respirer le plus doucement possible. Vaguement inquiet. Je me demande ce qui m'arrive. J'essaie de trouver des explications rationnelles. Je repense à la ponction, au soulagement immédiat que j'ai ressenti. "Il y a trop de pression dans la cavité… pas d'autre explication pour le moment…", me dis-je. "Je vais rappeler James demain matin, il faut trouver une solution… Tobias est encore là pour une quinzaine de jours… je ne tiendrai jamais le coup…".

La solution est venue toute seule.

Je me suis endormi après avoir cherché une position me permettant de respirer sans trop de mal… pendant au moins une heure… pour dormir d'une heure à l'autre… me rendormir un peu… d'heure en demi-heure… comme chaque nuit depuis une bonne semaine… jusqu'au matin…. C'est l'absence de douleur qui me fait ouvrir les yeux en grand, ce matin-là. Je n'y crois pas… plus de douleur… envolée, la douleur…!… plus rien… je respire normalement… comme dans le bon vieux temps ! Je me lève incrédule et… je comprends. Il y a une énorme tache sur le lit, mon T-shirt blanc a pris une couleur jaune orangé sur le devant… "La cicatrice…", je me précipite vers le grand miroir de l'entrée. Je soulève le T-shirt… "Merde ! Merde, merde et merde !". Tobias accourt, alarmé par mes vociférations. "Qu'est-ce qu'il y a papa…!?". Ne pas lui faire peur, surtout ne pas lui faire peur. Rester tout à fait calme.

-         Il y a que… Je crois que c'est la fin des vacances, bonhomme. On va devoir téléphoner à maman pour qu'elle vienne te chercher…

-         Ah non alors !

-         Si malheureusement… tu vois mon T-shirt ?

-         Ben oui… T'as renversé du jus d'oranges ?

-         C'est du pur jus d'oranges, Tobias. Ma cicatrice s'est ouverte… Et tu vois, je saigne pas… je suis rempli de jus d'oranges en effet, pas de sang… ton papa ne fait rien comme tout le monde, décidément… Mais il faut l'empêcher de couler. Je vais t'apprendre comment… Va me chercher un sac en plastique à la cuisine… pendant ce temps, je vais prendre du coton et du sparadrap… tu vas voir comment on fait… Je fabrique un pansement compressif en deux temps, trois mouvements et l'applique sur la cicatrice ouverte.    

-         Voilà… t'as vu ? Comme ça, le jus ne coule plus… Mais faut que j'aille me faire recoudre à l'hôpital… je ne peux pas me recoudre moi-même…

-         Je viens avec toi… Pas plus impressionné que ça, le petit homme. Il voit que je ne panique pas, il ne panique donc pas non plus.

Je réfléchis à toute vitesse. Je ne peux pas l'emmener. Ils risquent de me garder en observation. Mais je ne vais pas téléphoner sans être sûr d'y trouver James. Les autres blouses blanches risquent d'avoir des initiatives malheureuses… On va attendre…

-         Ecoute… il est encore tôt. On appelera ta maman vers huit heures et demie… là il n'est que sept heures… en attendant, tu vas prendre ton petit-déj'. Moi je vais préparer quelques affaires. Tu ne peux pas venir avec moi, tu risques de t'embêter… La couture, c'est pas rigolo !

-         Bon… mais je veux pas rentrer… Il n'a pas l'air content du tout. Mais il n'est pas inquiet, c'est déjà ça…

-         Okay, alors on va faire un compromis… je t'explique… tu fais un effort et je fais un effort… Tu restes à la maison pendant que je vais à l'hôpital. Je reviens aussi vite que je peux. Tu peux jouer à la Play pendant que je suis loin, mais tu ne sors pas, d'accord ?

-         D'accord…

-         Et quand je reviens, on décide si tu peux rester ou si tu dois rentrer, d'accord ?

-         D'accord…

-         Tu vois, c'est ça un compromis: trouver une solution qui nous arrange tous les deux qu'à moitié… 

Je vais faire une toilette rapide et approximative, balance ma literie dans le lave-linge et le mets en route, et je téléphone à James.

-         Salut James, c'est Per… Alors, ces analyses…? il avance le labo…? Non…? Ah ben, c'est justement pour ça que j'appelle… s'il veulent faire un nouveau prélèvement tout frais, la cicatrice est ouverte… si… comment ça "Tu rigoles…?", non… je ne rigole pas du tout… oui… j'ai fait un pansement compressif… mais le risque d'infection, je te dis pas… oui en effet… je pense que ça vaut mieux… et… James…? Je ne suis pas de bonne humeur… pas du tout de bonne humeur… c'est ça… à tout de suite…

-         Qu'est-ce qu'il a dit ton copain toubib, papa ?

-         Qu'il se réjouit pas vraiment de me revoir…

-         Pourquoi ça…?

-         Il a peur pour son nez…

Tobias se marre, son papa est un drôle de type. Mais sympa.

Dans le taxi qui m'emmène à l'hôpital, j'essaie de faire le point de la situation. Logiquement, ils devraient recoudre la plaie, mais à quoi cela servirait-il ? Ce ne serait rien d'autre qu'un retour à la case Départ. Quelles autres options ? Le liquide orangé n'était ni malodorant, ni nauséabond. Lymphe ? On m'avait bien dit que la cavité se remplirait de liquide et que le poumon restant prendrait davantage de place. Mais si c'est de la lymphe, pourquoi cette surproduction qui fait éclater la cicatrice ? Heureusement qu'elle n'a pas résisté, d'ailleurs… sinon… quelles auraient été les conséquences…? les dégâts internes…? J'en suis là de mes réflexions quand le taxi me dépose.

Ascenseurs, 2ème étage, lignes jaunes, Policlinique de Chirurgie, Réception… "Blondesen… pour le Docteur Robertson…", "Salle de soins 34C, suivez la ligne blanche…", Ah ? On change de couleur…? 30… 31…32… 33… 34A…B… C… je suis arrivé.

Un jeune carabin et une infirmière genre 20-ans-de-service-plus-rien-ne-peut-me-surprendre s'affairent autour de la table qui occupe le centre de la petite salle. On sent à l'agencement rationnel des surfaces de rangement et à la disposition des nombreux appareils qu'il s'agit de soigner vite et bien, ici…. Aux murs, des verres dépolis presque partout, tous néons allumés derrière. Les grands projecteurs fixés au plafond sont éteints. L'éclairage est à la fois diffus et violent. Des armoires vitrées regorgeant de pansements divers courent sous ces grands verres, de petits plateaux à roulettes chargés d'instruments sont rangés dans les coins. "Bonjour… Blondesen…". L'infirmière me jette un regard aussi ému que celui d'un boucher appréciant une carcasse. "Bonjour… Enlevez votre chemise… Le Docteur Robertson ne va pas tarder… Il nous a avertis…". Elle consulte un bout de papier agrafé à un dossier. "Cicatrice ouverte… pneumectomie gauche… c'est bien ça ?". Elle a déjà préparé un plateau plein de ciseaux, de fioles et de pansements. "Etendez-vous…". Je m'allonge sur la table d'examen après avoir retiré ma chemise. J'observe leurs faits et gestes. Je prends la température de l'endroit et des gens… Le carabin n'est manifestement là que pour faire de la figuration. C'est l'adjudant-chef infirmière qui dirige les opérations, dans ce substitut de bloc opératoire, une évidence…

L'infirmière regarde le pansement compressif improvisé d'un air approbateur. Le plastique porte la marque d'une grande chaîne de supermarchés, rien ne coule autour, le liquide est absorbé par le coton, les sparadraps tiennent bien l'ensemble. C'est à l'armée que j'ai appris à faire ce genre de bricolages… je vais me payer Madame plus-rien-ne-peut-me-surprendre…

-         Qui vous a fait ce pansement ?

-         Mon fils.

-         Ah ? Il est étudiant en médecine ?

-         Non pas vraiment… il a onze ans…

-         Les chaussettes lui en tombent… Onze ans ? Impossible…

-         Je vous avais dit que je me la paierai… Si-si… il est très bricoleur…

-         Mais on ne sait pas faire des pansements compressifs à onze ans !

-         Oui, c'est bien comme ça qu'il a dit… "Papa, je vais te faire un "pansement compressif"…

-         Elle me regarde enfin dans les yeux et remarque mon air narquois. Ah… je vois…

-         Je vous suggère, chère Madame, de le retirer délicatement et de désinfecter les bords de la plaie… je n'ai pas eu le temps…

-         Oui-oui… c'est ce que j'allais faire… le ton est légèrement agacé. Elle n'a plus l'habitude de recevoir des ordres, plutôt l'habitude d'en donner aux carabins… je ne me suis pas fait une copine…

James arrive avec toute une équipe de suiveurs, une bonne quinzaine, au moment où elle commence à enlever le pansement provisoire.

-         Ah salut, James ! Je suis venu réclamer au service après-vente… déplorable, la qualité du matériel… ou alors tu n'avais pas mis le doigt en faisant le nœud…?

-         James grimace un sourire… les suiveurs sont manifestement tous des subordonnés… Salut… Alors qu'est-ce qui est arrivé ?

-         Ce qui est arrivé ? Tu te souviens peut-être que je me plaignais de vagues douleurs…? Eh bien les vagues douleurs sont devenues des vagues de douleurs et l'une d'elles a rompu la digue… et voilà le résultat… j'ai dû écoper autour de mon lit avant de pouvoir atteindre le téléphone…

-         Ah…? Oui… bon… heu… Il s'adresse à l'infirmière.

… "Vous enlevez le pansement, Madame…?". L'adjudant-chef lui lance un regard furieux… "Je fais quoi là, à votre avis ?". Ambiance cotillons…

Quinze paires d'yeux fixent la plaie et le léger filet de liquide ambré qui s'en écoule doucement.

-         Alors ? Qu'est-ce qu'on fait ?

-         Heu… Attends… t'impatiente pas… James est un peu dépassé par les événements. D'abord il se fait remettre en place par l'infirmière, ensuite un patient qui le stresse visiblement…

-         J'attends… prenez votre temps…

Le Club des Quinze se retire sur la pointe des pieds et, en attendant mieux, l'infirmière m'a fixé un gros tampon sur la plaie ouverte après avoir soigneusement désinfecté les bords et retiré les bouts de fils encore apparents. Le tampon commence à prendre une jolie couleur orangée…

James et deux des suiveurs reviennent après une petite éternité d'environ un quart d'heure.

-         Il faut vraiment qu'on ait les examens du labo, d'abord, avant toute décision… on les aura en fin de journée. Pour le moment, on va te fixer une espèce de poche que tu pourras changer. On t'en donnera d'autres… Tu peux rentrer chez toi, mais pas de bêtises… il faut que tu restes tranquille. Je te téléphonerai en fin d'après-midi, dès que j'aurai les résultats. On va aussi te donner un anti-inflammatoire… c'est plus prudent…

-         Bon… Il est urgent d'attendre, en somme ?

-         C'est un peu ça… Il rit… gêné…

-         Bien. Alors allons-y comme ça pour le moment…

James se tourne vers l'adjudant-chef qui n'a pas raté un mot de la conversation, trop heureuse de voir un Big Boss dans l'embarras…

-         Madame…? Pouvez-vous s'il vous plaît – pfuiiiii… dis donc… poli comme tout, mon ami James, avec les dames…! – fixer un pansement à poche sur Monsieur Blondesen et lui montrer comment faire pour la suite ?

-         Il saura très bien faire. Il a appris à un gamin de onze ans comment faire un pansement compressif !

-         Ah…? James a l'air aussi perdu qu'un carabin de 1ère année…

Efficace, la dame… Le matériel est déjà prêt.

-         Regardez… Il faut nettoyer et désinfecter avant de coller, à chaque fois… Il y a un autocollant autour de l'ouverture. Vous ne l'enlevez qu'au moment de fixer la poche. Puis vous assurez le tout avec du sparadrap en-haut, en-bas et sur les côtés. Vu ? Vous avez bien compris, Monsieur Blondesen ?

-         Bien Mon Général… Appelez-moi "Commandant…", ça me fera plaisir…

Tout le monde rit, même l'infirmière. Il était temps de détendre un peu l'athmosphère. Je passerais bien par la cafète… vite prendre un café, histoire de me réhabituer à l'ambiance… mais décide de rentrer directement. Pas faire attendre Tobias…

Se balader avec une poche en plastique souple collée à la cage thoracique, c'est pas franchement hilarant. C'est pas confortable, c'est pas joli et c'est pas du tout sexy. Quand Annie revient de ses vacances familiales, pleine d'énergies nouvelles et de désirs inassouvis… ben… euh…

-         Chérie, j'ai la migraine… Oui, tu sais… comme dans les vieux dessins humoristiques. La dame en bigoudis qui dit au monsieur empressé et stimulé sans doute par la fin du match de foot à la télé "Pas ce soir, Chéri. J'ai la migraine…". Sauf que juste là, c'est pas la dame, je ne mets jamais de bigoudis, tu n'as pas regardé de match à la télé, mais c'est moi qui dis "Chérie, j'ai la migraine…"

-         Je vais t'en donner, moi… de la migraine ! Elle commence à se déshabiller…

Noooon ! Enlève pas le haut ! Je vais fondre en larmes ! Je peux pas suivre ton bel exemple…

-         Quoi !? Tu vas quoi !? Tu peux pas quoi !? Elle a déjà les seins à l'air…

-         Avec une capote… je peux pas, tu le sais bien…

-         Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu es devenu fou ? Elle se tient les mains sur les hanches… Mon strabisme convergent va vraiment me donner la migraine !

-         On m'as mis une capote, mais… hum… plus haut… et… elle est carrément collée à la peau !

-         Mais tu délires complètement, mon pauvre ! Qu'est-ce qui t'arrive…!?

-         Bon voilà… écoute…

On se téléphonait et on s'envoyait des SMS tous les jours… mais je ne lui ai rien dit. Comme d'habitude, entre deux "je t'aime" ou "jtm", je faisais le pitre… Sophia, ma sœur, Tobias… il y avait suffisamment de sujets genre "Au menu ce soir: poulet comme tu l'aimes. M. m'a interdit de lui planter 3 plumes dans le cul" ou "Sophie a appris à Tobias comment circuler en tram. Ils en ont ramené un à la maison". Je lui explique le problème et, stoïque, je la laisse entrouvrir ma chemise…

-         Là… tu vois… c'est craignos pour le genre de frottements auxquels on pense tous les deux…

-         Oh ? Ce n'est que ça…? Attends… ne ferme pas ta chemise et accroche-toi à la poche… j'ouvre tes pantalons…

J'adore les femmes…

Au téléphone, James ne peut me communiquer que des informations hésitantes. "On est en train de voir… pas d'infection… enfin pas de réelle infection… on ne sait pas… je te rappelle.". Pendant une quinzaine de jours, Paula vient chaque après-midi changer la poche. Gouvernante parfois musclée dans ses rapports avec Annie, elle est aussi une infirmière délicate et attentionnée. Annie est une lamentable infirmière qui pense à tout autre chose une fois ma chemise enlevée… Le temps commence à me sembler long… Les vacances de Tobias touchent à leur fin et je suis un peu frustré de n'avoir pas pu les animer comme j'aurais voulu le faire. Sophia d'abord, puis Annie ont fort bien dépanné la situation. Si Sophia est sa cousine et sa copine, Annie est sa supercopine. Elle n'essaie pas de jouer à la maman – malgré son désir de maternité – et joue plutôt un rôle de… comment dire… confidente pour les bobos, partenaire joyeuse et toujours partante pour la piscine et les jeux, grande personne attentive pour les repas, complice souriante et enjouée sur tous les autres plans.

Annie est une drôle de nana. C'est l'amie de papa. Mais sympa.

Tobias rentré chez sa mère, je ne tiens plus en place.


Chapitre 19

-         Chérie, j'en ai plein les naseaux… et ras le bol de cette foutue poche !

-         Calme-toi, ça fait quoi…?… seulement trois semaines que…

-         C'est deux semaines et six jours de trop ! Ces branleurs ne sont donc pas fichus de prendre une décision ?

-         Calme-toi-calme-toi-voyons… James est un de tes copains du Collège, non ? Ta mafia adorée… tu t'en vantes assez…

-         Je ne m'en vante pas ! On en a tous chié ensemble et c'est ça qui nous soude ! Tout le monde n'a pas cette chance ! Si on était encore au Collège, je le remettrais au pas, le gamin !

-         Ah oui… c'est vrai… un "petit"… selon tes standards… Annie  le dit avec une ironie marquée pour la grande personne que je suis censée être…

-         "Je veux, mon neveu !" et maintenant tu vas voir ! Elle n'aurait pas dû me provoquer…

-         Je vais voir quoi, mon Chéri…?

-         Piano à écrire, sonates et symphonies en tut-tut majeur pour tambours, fifres, lames de bistouri et écarteurs de méninges, nom de Dieu !… Pardon, mon Dieu…

-         Tu dis ?

-         Rien… je reviens… fais-moi un café, s'il te plaît… je vais vite écrire…

-         Oups… ça va pas être drôle, à voir ta tête…

-         Tu te trompes, ça va être très drôle… très-très drôle…

Je donne une tape sur le clavier de mon PC. Libre à vous de me prendre pour un ahuri, mais j'ai l'habitude de parler à mes objets familiers comme je parle à mon chien, à mes chats et à mes plantes vertes. Mes objets à moi sont vivants.

"Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?". Oui, ils ont une âme en effet. Je parle à ma Volvo quand elle menace de caler, je parle à ma moto quand elle a bien monté les tours et je parle à mon PC quand on va bien rigoler. Voilà… Ça ne fait pas chuter les cours de la bourse, ça ne dérange pas les voisins, on ne m'a pas encore enfermé chez les fous et tout le monde s'en porte bien.

"Go, ma Vieille, on va se payer une blouse blanche…".

Ha ! Je remarque un truc auquel je n'avais jamais pensé… en écrivant ça. Je m'adresse à mon PC comme si c'était une vieille amie. C'est vrai… mon ordinateur est une amie… Mais…? "Ordinateur", c'est bien masculin ? Oui, Monsieur. C'est bien masculin. Un "sein", c'est peu masculin, sauf chez les travelos du Bois de Boulogne. Un "cul", bon… okay… d'accord… disons que c'est unisexe. "un "beau cul", un "joli cul", un superbe "cul", dans ma tronche à moi, c'est exclusivement féminin. Vous voulez que je continue la démonstration ? Poussez pas derrière… On y va… Un "soutien-gorge", c'est masculin. Un "porte-jarettelles", c'est masculin. Un "string", c'est masculin. Un "bas résille" ou un "bas à couture", c'est masculin. Un "escarpin", c'est masculin. Tous ces accessoires sont des "contenants", d'accord ? "Contenant", c'est masculin aussi. J'adore, je suis hypnotisé, je me damnerais, je tuerais père et mère (ils ne risquent rien… ils sont partis depuis longtemps… c'est juste une façon de parler, si vous ne l'aviez pas compris…) pour les "contenus" de ces contenants-là… "Contenu", c'est également masculin. Pour ce qui est du détail de ces contenus – nous avons déjà brillamment démontré que "sein" est masculin, n'est-ce pas ? – je vous renvoie à votre planche anatomique et vous découvrirez avec une stupeur mêlée d'émotions diverses – du moins je l'espère – que le merveilleux détail qui permet de se reproduire et qui est généralement dissimulé par la partie antérieure du string porte lui aussi un nom masculin.

Y a-t-il encore quelqu'un qui ose une réflexion parce que j'appelle mon ordinateur "Ma Vieille" ?

E-mail…

De:       Per Blondesen

À:         James Robertson

Objet:   Devine…

Salut James,

Tu vas bien ? Parfait. Moi ? Oh oui ! Très bien ! Mais ça pourrait aller mieux, figure-toi… T'es assis ? Encore mieux, mais assieds-toi davantage. Voilà ? T'es bien ? Bon, je prends un ton plus officiel, dans ce cas…

Cher Docteur,

Ayant récemment eu l'extraordinaire privilège d'être opéré par vos soins et de me faire retirer un poumon qui me causait de légers problèmes, j'ai conservé de cette inoubliable expérience une poche qui pend comme une couille inerte sur mon flanc gauche. Ce souvenir est extraordinairement embarrassant dans nombre de situations que je ne citerais point. Cela fait maintenant trois semaines que vous me baladez avec vos histoires d'analyses pas concluantes et de décisions imminentes. Ayant mûrement réfléchi aux aspects médicaux de ce cas qui a la particularité de me concerner très directement, j'en suis arrivé à quelques conclusions d'une haute tenue scientifique.

Si je me plante une écharde dans le doigt, un liquide jaunâtre se met à suppurer aussi longtemps que je n'ai pas retiré l'intégralité de ladite écharde et consciencieusement nettoyé la blessure. Il m'a été loisible d'observer ce curieux phénomène depuis ma plus tendre enfance.

J'en déduis logiquement qu'un corps étranger planté sous l'épiderme provoque ce genre d'écoulements colorés. Or par un hasard tout à fait extraordinaire, la couleur du liquide qui s'écoule dans la poche en plastique dont vous avez orné mon torse autrefois si nu et dépourvu d'accessoires fantaisistes est en tous points similaire à celle du liquide décrit plus haut. N'est-ce pas pas là, pour vous aussi, un rare sujet d'étonnement ?

J'aimerais, dans les plus brefs délais, discuter cet aspect des choses avec vous. A votre plus appropriée convenance, cela va de soi. Par exemple demain entre 14 heures et quinze heures.

Au cas où tu n'aurais pas pigé: je me fous de savoir si vous avez oublié un tampon d'ouate, un bâton de rouge à lèvres, une scie-sauteuse ou un sandwich dans ma cavité pulmonaire, mais toi et ton équipe de clampins allez me sortir cette merde de là une bonne fois pour toutes et fissa !

A demain,

Per

"Allez, ma Vieille… on envoie…"

Il y a des jours… comme ça… je me dis… "faire partie des "grands", c'est quand même chouette…"…

-         Annie ?

-         Oui mon Chéri…?

-         Le café est prêt ?

-         Oui, je te l'apporte…

-         Non, pas la peine… on le prend au salon… tu vas rire…

J'ai décidé de prendre un air fâché, j'ai donc l'air fâché. En entrant dans l'antichambre de Princesse Trold, je lui fais une grimace comme seul savait en faire mon parrain. A peine une demi-seconde. Je crois qu'elle comprend. Elle sourit, l'air entendu, complice… James éteint précipitamment une cigarette à demi fumée et range le cendrier dans un tiroir de son bureau. Les fumoirs ne sont plus ce qu'ils étaient. Nerveux, James. il est dans ses petits souliers. Je garde mon air fâché à grand peine.

-         Salut Per… tu n'as pas l'air… euh… content…

-         Je ne suis pas content. Quel heureux hasard !

-         Ecoute… on a fait tout notre possible… mais…

-         Dis… Je l'interromps sec… abrège-abrège-abrège… J'ouvre ma chemise… Tu ne penses tout de même pas que je vais continuer à porter ce machin en semi- bandouillère jusqu'à la Saint Glinglin ?

-         Non,bien sûr, mais…

-         "Mais" quoi…? Analyses, zéro ! Résultats, zéro ! Hypothèses, zéro ! Solutions, zéro ! C'est encore moi qui dois émettre l'hypothèse de l'écharde…

-         Oui… enfin… justement… c'est impossible… les tampons… les compresses… tout ce matériel des salles d'op' est marqué d'une petite bande qu'on aurait inévitablement vue sur les radios, au cas où par mégarde…

-         "Par mégarde ?"… on peut en rajouter, va… "…par inattention… par distraction… par…" je préfère ne pas préciser le fond de ma pensée… Il faut rouvrir et faire le ménage comme il faut, Docteur…

-         Justement, on y a pensé… mais on s'est dit qu'il y a peut-être eu un défaut au niveau de la suture… qu'une petite infection aurait pu se déclarer par-là… Tu n'as pas pris froid, quand tu es rentré ? Tu n'as pas toussé, par hasard ? Cela pourrait expliquer…

-         … qu'aucune erreur n'a été commise de votre part, c'est ça ? Alors ne t'inquiète pas et rassure toute ta hiérarchie: on est pas aux USA et je n'ai pas une armée d'avocats pourris derrière moi pour réclamer un milliard de dollars en dommages et intérêts ! Ce que je veux, c'est qu'on ouvre, qu'on nettoie, qu'on referme, qu'on m'enlève cette putain de poche et que je puisse de nouveau vivre normalement. Tu comprends ?

-         On aimerait quand même te faire une broncoscopie pour vérifier au niveau de la suture… pour êtres sûrs…

-         Bien, va pour la broncoscopie. Si vous ne trouvez rien, tu ouvres, tu nettoies et tu refermes. On est bien sur la même longueur d'onde ?

-         Oui-oui… Je vais voir avec ma secrétaire…

-         C'est ça… vois avec ta secrétaire… mais je reviens m'installer avec armes et bagages – pas juste pour attendre encore un ou deux mois les résultats de la broncoscopie - et je ne ressortirai pas de l'hôpital avec cette poche… clair ?

Le "grand" a parlé… Trois jours plus tard, je suis de retour à l'hôpital. Chambre commune, pas de traitement de faveur. Cela me convient très bien. J'aime avoir du monde autour de moi, surtout quand Paula débarque avec Milena… ça manque cruellement de distractions amusantes, un hôpital.

Le radiologue chargé de la broncoscopie est une espèce d'armoire normande haute de près de deux mètres. Il a les cheveux ras, porte de minuscules lunettes à monture invisible, un nom polonais imprononçable et il parle avec un accent suisse bizarre… un accent suisse-allemand, me confiera-t-il. Ça traîne dans les voyelles et ça râpe sur les consonnes. Il a une grosse tête sympathique et joviale vissée sur ce corps de sumotori poids mi-lourd, au moins 120 kilos sans les chaussettes. Il est vraiment sympa, d'ailleurs. Poli, courtois, souriant, prévenant, soucieux de mon confort quand il m'installe pour l'examen. La technicienne qui l'assiste est attentive à tous ses gestes et à tous ses mots, anticipant toutes les situations. Avec les radiologues, je suis vraiment gâté. Encore un couple idéal, comme à l'époque de la pneumoscopie, les deux femmes osmotiques… Je me sens tout de suite à l'aise. Le toubib, appelons-le Docteur Smilovicz – c'est plus facile à dire que son vrai nom et ça correspond mieux aux qualités humaines du personnage – m'explique que le Club des Quinze, la Cour de James, voudrait absolument déceler une fissure, une rupture, une ouverture, n'importe quoi d'anormal au niveau de la suture. Une véritable obsession… Car un des petits génies du Club a émis l'hypothèse – et c'est la seule plausible – qu'il doit y avoir ou – mieux encore - qu'il y a une fissure, une rupture, une ouverture en tout cas quelque chose d'anormal sur, dans, autour, à l'intérieur, à l'extérieur, sur le pourtour, le périmètre ou dans les environs immédiats de la suture. Quod est demonstrandum, c'est ce qu'il faut démontrer.

Je me marre et il s'étonne. "On ne va donc pas chercher une cause, véritablement… mais la confirmation d'une hypothèse… un alibi, en somme", je lui fais observer. La remarque le gêne un peu. Il sent que je ne suis pas vraiment enthousiaste et il sait pertinemment que l'examen n'est pas vraiment une partie de plaisir. Pour le patient. "Tout ira bien, Monsieur Blondesen, ne vous faites pas de souci… prenez plutôt ça comme une vérification de routine…". Je hausse les épaules… Il fait ce qu'on lui demande de faire… son boulot… Les minutes passent. Le radiologue et son assistante regardent l'heure un peu trop souvent, vérifient tous leurs instruments pour la dixième fois, rangent des papiers inutiles… "Qu'est-ce qu'on attend pour commencer…?". Je n'ai pas pu m'empêcher. Smilovicz me lance un regard où pointe une petite inquiétude. "Nous attendons le médecin assistant qui a eu cette idée… il veut voir lui-même…", m'explique-t-il.

"Eh bien donnez-moi déjà la petite pilule qui empêche de déglutir… ce sera tout ça de gagné…". Il me sourit, rassuré. "Ah ? Vous connaissez ? Vous avez déjà essayé…!?". Je devine que je devais avoir l'air salement contrarié. Les yeux froids que j'ai dans ces moments-là… les gens n'aiment pas, en général. J'essaie de radoucir mon regard. "Allons-y…". Quelques minutes plus tard, ma glotte est paralysée…

Un jeune toubib fait alors son apparition. La porte de la salle d'examen s'ouvre à la volée et… Dommage pour lui… exactement le genre de type que je n'aime pas. Mocassins à pompons, fendard à fines rayures, chemise à col italien, cravate de grand couturier parisien, blouse blanche évidemment déboutonnée, cheveux artificiellement frisés en fines boucles artistement décoiffées… "Il porte une montre de con… je suis sûr qu'il porte une montre de con…", je me dis. Il porte évidemment une montre de con: un gros et vilain chronomètre doré à multiples mini-cadrans rouges et chiffres romains, une tocante de marque, mastoc et m'as-tu-vu… Rien que des mauvais points. Il ne salue même pas son confrère, ignore l'assistante, ne parlons pas du patient… "Alors ? T'en es où…?". Carton plein de mauvais points… Smilovicz doit avoir des antennes. Il me jette un coup d'œil et n'a pas l'air réconforté par ce qu'il vient de voir sur ma figure… Il commence cependant calmement à m'enfiler le tube-caméra dans une des narines. "Nous commençons maintenant…". Il a du mérite… la moutarde est en train de me monter au nez et il le sent bien… il l'a sous les doigts… Je me raisonne… "Cool… Pépère… cool… respire… c'est qu'un petit con de plus… tu vas pas refaire le monde… respire calmement…".

Couleurs roses et rougeâtres, petite marque de la suture, tout ça fait très joli sur le moniteur. Smilovicz est un artiste, dans son genre… Je ne sens quasiment rien. Juste le désagrément de ne pouvoir déglutir. Je me suis calmé… je ne veux pas contrarier un si gentil radiologue, ni sa gentille assistante… L'autre imbécile, j'ai décidé de l'ignorer comme il ignore lui-même tout le monde. J'essaie de penser à des choses agréables… Annie… dans toutes sortes de situations… pas trop excitantes… tout de même… le sourire d'Annie quand elle est heureuse… les rires de Tobias…  Un dialogue de plus en plus animé entre les deux blouses blanches me ramène à la réalité.

-         Tu vois bien qu'il n'y a rien… tout est propre autour de la suture…

-         Mais non ! Va plus profond… et là va à gauche… non… à droite… à droite !

-         Mais il n'y a rien ! C'est impeccable !

-         Ce n'est pas possible ! Il y a quelque chose ! Il doit y avoir quelque chose ! Laisse-moi faire…

D'autorité, il prend le tube-caméra des mains de Smilovicz. Grave erreur médicale… grave erreur de jugement… Une voix d'entubé, venant de la table d'examen fait "hun…hun…"… La tête d'où sort cette voix fait "non…", le bras droit rattaché au corps du patient allongé sur la table se lève, une main terminant ce bras attrape la belle cravate de grand couturier parisien et tire la tête frisée vers deux yeux glaçants… paralysants… Le brillant médecin-assistant comprend tout à coup très nettement que c'est le morceau de viande jusqu'ici inerte qui fait "hun… hun…", juste sous son nez à lui. Je fais signe à Smilovicz de retirer le tube-caméra et il s'exécute promptement. Je foudroie le gamin mal élevé du regard et dit simplement "On ne joue pas avec les jouets du Docteur Smilovicz sans ma permission, jeune homme…". Il devient blanc comme un linge, sort à reculons de la salle, l'air hébété. Cela ne lui est manifestement jamais arrivé… Un patient qui… jamais vu ça… James va sûrement me tirer les oreilles… hé ! hé ! Je suis très content de moi…

Le Docteur Smilovicz ne sait pas trop sur quel pied danser. Je lui fais un geste apaisant de la même main qui vient de chiffonner un petit peu la cravate griffée… "Docteur, vous avez fait du bon boulot et vous êtes un toubib comme j'aime… plein d'empathie… très professionnel… et… hum… excusez-moi, je n'ai pas pu m'empêcher… votre confrère a mauvaise haleine… quand il dit "Bonjour…".

C'est son assistante qui pique la première un fou-rire… Smilovicz a toutes les peines du monde à retenir le sien. Règles déontologiques… Quant à moi, je souris innocemment. Fin de la broncoscopie à vélléités démonstratives. Quod erat demonstrandum n'a pas été démontré.      

Je suis retourné en chambre sans me presser, résistant à l'envie d'un expresso bien serré à la cafète. La fonction de déglutition n'est pas encore revenue à la normale, je crains de m'en mettre partout. Coquetterie… Il y a deux autres patients, dans la chambre. Un vieux poète un peu fou, mais tout à fait drôle et charmant. Il est en observation pour un problème cardiaque. Il a publié un recueil de poèmes Odes à Calliope dans les années 30 et – il le raconte avec un air fripon-fripon – Elsa Triolet aurait eu des bontés pour lui, à l'époque… Il vit encore sur cette indélébile gloire passée. Très vieille France, il drague tout ce qui porte jupons, pantalons, cheveux mi-longs ou longs et pas de barbe blanche comme lui. Toubibs au féminin, infirmières, aides-infirmières, aumônières, douairières, tout y passe… Dès qu'il voit un atome de dentelle potentielle, il s'exclame "Ô Terpsichoreuh ! Faiteuh chanter ma lyreuh…", mais à son plus grand dam, il arrive plus souvent qu'à son tour que ces dames lui répondent "… c'est ça, c'est ça, Monsieur DuPont de La Rive… vous avez fait caca aujourd'hui…?" ou "Yé m'appelle Maria Dolorès…".

Consterné, il se tourne alors vers moi et énonce d'un air sincèrement désolé… "Le sexe faible n'est plus aussi sensible aux belles choses qu'à cette époque bénie où Paris était encore Paris… où … Ah ! mon jeune ami…! Si vous aviez vu Joséphine Baker… sa ceinture de bananes s'agitant frénétiquement… ses mignons citrons naturels dansant sous les projecteurs au rythme de la musique nègre…… Nous en avions nous-mêmes, les messieurs, des névralgies à nos propres bananes…"… Chaque fois qu'il me fait cette observation d'une finesse extrême, il part d'un rire aigrelet qui se termine inévitablement par une quinte de toux apoplectique… Il lui faut ensuite deux bonnes heures de sieste avant de retrouver la force de murmurer un truc genre "Ô Melpomène, me dévoileras-tu ta croupe callipyge avant que Charon enfin sur sa barque fleurie ne me fasse franchir les eaux troubles du Styx…?".

Il était tout poésie, ce bonhomme. Il fut frappé de mutisme absolu une seule fois… Même pas le "Ô…" annonciateur de vers plus ou moins sublimes… Etonnez-vous… ce fut lors d'une visite de Milena et Paula… Il en resta véritablement sans voix… Il en avait les yeux qui traversaient les verres de ses petites lunettes à fines montures dorées, sa barbe frémissait d'émotion… Il béait d'admiration extatique… émettant des petits "uh… uh… uh…" en fixant Milena. Lorsqu'elles repartirent, Milena le gratifiant au passage d'un regard à faire fondre une flotte d'icebergs et couler une armada de Titanic, je me sentis obligé de lui faire observer d'un ton doctoral "… ça valait la peine d'attendre le prochain ferry, hein ? … pour la traversée du Styx…". Il me regarda désormais presque comme un égal, mais n'osa jamais demander qui étaient exactement ces deux créatures élyséennes.

L'autre est un gros garçon qui a été opéré récemment, mais personne ne sait de quoi. Il est comateux du matin au soir et du soir au matin. DuPont de La Rive et moi ne nous inquiétons un brin que lorsque nous ne l'entendons pas ronfler. Un légume. Même Milena n'est pas parvenue à lui provoquer ne serait-ce qu'une étincelle de réflexe pupillaire… c'est dire…

James fait un rapide passage, quelques heures après la broncoscopie. Seul, sans le Club des Quinze. Il tire le rideau de séparation de mon lit, protection illusoire contre les oreilles indiscrètes…

-         C'est malin… Tu as foutu une frousse bleue à mon assistant !

-         Oh ? Vraiment…!?

-         Oui… il a demandé si tu…

-         … si je l'aurais vraiment cogné ? Non… Je ne pense pas… giflé peut-être… fessé sans doute… mais cogné… non. Trop jeune… pas assez solide… petit con. Tu devrais leur enseigner les bonnes manières, à tes clampins…

-         Per… ce n'est pas toi qui fais la loi, ici !

-         Meuh non ! Je n'y tiens pas, d'ailleurs… Mais je traite un gamin mal élevé comme un gamin mal élevé. Hôpital ou pas.

-         Il hausse les épaules… l'air las… Enfin… il n'a rien vu d'intéressant…

-         Si ! Moi !

-         Je t'en prie…

-         OK, j'arrête là. Je te rappelle notre deal. D'accord pour la broncoscopie. Maintenant, on ouvre et on nettoie…

-         Oui, après-demain… matin… première heure…

-         Tâche d'être en forme… et n'oublie pas ton cendrier dans la cavité…

On entre dans la dernière ligne droite… plus que deux nuits… c'est bientôt fini. Je l'espère.


3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (11)

Chapitre 20

L'infirmière de nuit s'appelle Astrid. Elle est belle, fine, douce comme un ange…

Non, détrompez-vous: je ne suis pas branché infirmières. Quand j'avais une vingtaine d'années, les copains et moi on disposait d'un vivier: l'Ecole d'Infirmières de Copenhague – Gammeltoft Hospitalets Sygeplejeskole, Jantelovsgade 17. Elles avaient la cuisse légère et accueillante, les élèves-infirmières. Et un gros défaut: zélées et appliquées comme toutes les néophytes, c'est tout juste si elles ne nous obligeaient pas à faire bouillir nos zizis avant… ça tue quand même aussi les fantasmes… On a bien rigolé, avec elles. Fallait juste savoir s'y prendre... Après quelques bières et de solides doses d'akvavit qu'elles sifflaient absolument sans se faire prier, elles devenaient moins tatillonnes et plus tâtonnantes… Solides, ces filles du Nord.

Astrid

La première nuit, c'est d'abord son parfum – doux et vanillé – qui m'a agréablement chatouillé les narines. Tiens ? C'est cette ombre gracieuse qui…? J'ai ouvert les yeux à demi… puis en grand quand elle s'est penchée sur moi… "Vous ne dormez pas, Monsieur Blondesen…?". Je la regarde à la faible lueur que laisse filtrer la porte entrouverte. Elle appelle un regard d'homme, pas de patient… Portrait de dame…  grande… taille mannequin… traits fins et réguliers… cheveux mi-longs… auburn ou châtains… long cou gracile… jolie poitrine… 80… 85 C…? taille… bien marquée… joli… attends qu'elle se tourne… "Non, je ne dormais pas vraiment… Vous êtes…?" je devine un très gentil sourire, très doux… "Astrid… je suis votre infirmière de nuit… laissez-moi vérifier votre perf'…". Ses doigts testent le sparadrap et la gaze qui maintiennent l'aiguille dans la veine, à la saignée du coude. "Je vais vous changer le pansement…". Elle se tourne… beau cul… longues jambes… chaussures de ville à petits talons… "…civilisée, génial !", me dis-je… Ses doigts libèrent, enlèvent, remplacent… Précis les mouvements, rapides, indolores… "Voilà, c'est mieux… passez une bonne nuit…". En quittant le pansement, ses doigts on juste effleuré mon avant-bras, une sorte de caresse… "Arrête de fantasmer, vieux con !". Je me raisonne. J'essaie de me rendormir… change de position… Son parfum s'entête… le souvenir de la caresse aussi… j'ai une demi-érection… Je grogne un "Arrête de fantasmer, vieux con… j'ai dit !". Je pense à Annie… au moins justifier mon… Le parfum est toujours là. Mes pensées quittent Annie…

Elles la retrouvent le lendemain… sans peine. Elle m'apporte un peu de lecture, des potins, un doux gazouillis… elle tire le rideau de séparation… continue son gazouillis comme si de rien n'était… Elle a un bon quart d'heure d'avance sur l'horaire des visites… silence dans la chambre… Elle complète et met un terme à l'érection initialement provoquée par Astrid… Le gazouillis reprend… Annie a un sourire jusqu'aux oreilles… moi aussi… Elle remet le rideau en place… hmphhmph… DuPont de la Rive me semble un peu congestionné… il a dû deviner… Annie s'en va… "Elle est… elle est… tout à fait charmante, votre amie…", me fait le vieux poète, le regard très allumé. Ça me sort spontanément…"Ô Pompée…", on revisait nos classiques…". DuPont est pris d'une quinte de toux.

Le lendemain soir, je vais me coucher tard après avoir zappé un max devant l'une des vieilles télés pourries de l'hôpital. Elles vivent leurs derniers instants dans les fumoirs cradingues réservés à une espèce désormais pestiférée: les fumeurs. La réprobation unanime qu'ils suscitent est encore soulignée par ces débris aux images hésitantes. Les téléviseurs modernes sont installés dans des locaux clairs, aérés et proprets, ceux qu'on peut fièrement montrer à d'éventuels journalistes en mal de bénédicités rassurants pour la population. Je n'ai pas envie de me coucher. J'ai envie de voir Astrid en pleine lumière. Un vrai gamin… j'ai honte… à mon âge… en ayant l'indicible chance d'être aimé malgré tous mes défauts par une maîtresse – pardon une femme ! … pas oublier qu'elle se présente comme ma "femme", tout de même… – aussi ravissante, intelligente, charmante, sensuelle, séduisante – qu'est-ce que je pourrais ajouter pour vraiment culpabiliser à mort…? – délicieuse, excitante, élégante, bandante je cherchais le mot et j'osais pas le penser… drôle quand elle le veut bien, quand même un poil caractérielle ça y est… là je commence à me trouver des excuses… espèce de salaud !…  qu'Annie.

"La fidélité, c'est une vive démangeaison avec défense de se gratter…" écrivait je ne sais plus qui… C'est pas vrai… j'ai pas honte… Astrid me fait bander et ça suffit comme justification, après tout.

Je la croise dans la lumière vive du corridor après avoir épuisé les dernières images regardables sans provoquer trop de dommages irréversibles pour les neurones. Astrid en pleine lumière… Auburn, les cheveux. Très joliment coupés. Une mèche volontairement rebelle qui tombe sur l'œil gauche. Petits coups de tête coquins pour la discipliner. Des yeux couleur gris-vert. Un regard… sexy… bon j'en conviens… suis pas vraiment au top de l'objectivité… 85 C… oui, un bon 85 C. Des jambes… ouh… des jambes… longues… interminables… petits talons… comme hier soir… en talons-aiguille… qu'est-ce que ça doit être !… hé… mais…? ça va pas la tête…?… tu fais un casting…? Je reviens sur terre.

-         Bonsoir Astrid, vous allez bien ?

-         Bonsoir Monsieur Blondesen, bien merci et vous ? Je passe vous voir dans un instant. Il faut que je prenne votre tension. L'opération est pour après-demain, n'est-ce pas ?

-         Oui, c'est ça. Bien… à plus tard, dans ce cas. Je lui adresse un sourire total neutre-patient-modèle… putain, Tartuffe, va ! Si vous saviez ce qui mijote dans ma boîte crânienne…

Dix minutes plus tard, elle est au pied de mon lit. Le gros garçon ronfle, DuPont aussi. Elle a de nouveau laissé la porte entrouverte. Faisceau lumineux d'une minuscule lampe de poche. Elle pousse l'appareil à côté du lit et m'enfile la manchette autour du bras gauche. Tchouf ! Tchouf ! Tchouf ! Pschouuuu… Elle mesure les pulsations avec un stéthoscope, juste en-dessous de la manchette. Fantasme ? Pas fantasme ? Elle a une façon de balader le capteur le long de l'avant-bras… Elle retire la manchette, range l'appareil… revient… laisse courir ses doigts sur mon bras et me murmure "Dormez bien, Monsieur Blondesen… tout va bien…".

-         Bonne nuit à vous aussi, Astrid… Merci… total neutre-patient-modèle… Oh le con !

"Tout va bien…", tu parles ! Je suis… je suis… hum… dans un état intéressant. Va dormir, après…

Dernier jour après une mauvaise nuit… Je me balade de la chambre à la cafète, de la cafète à la bibliothèque, de la bibliothèque au kiosque à journaux… Tiens…?… je n'avais jamais fait attention… il y a aussi un petit salon de coiffure… Je jette un œil. La coiffeuse est plutôt gironde. Blonde, jeune, plantureuse… Avec une poitrine pareille… elle aurait dû jouer dans un Fellini… "Bonjour ! Pour les messieurs aussi… ?". Elle m'adresse un sourire éblouissant et d'une rare qualité commerciale. "Bien sûr, Monsieur. Maintenant, si vous voulez !". Je veux. Avoir les cheveux fraîchement lavés et coupés très courts avant une opération, ça regonfle le moral. A moi en tous cas. La fille me masse puissamment le cuir chevelu. C'est bon, ça fait du bien, elle dispense une tonne de bien-être au bout de chacun de ses doigts boudinés. J'ai l'impression qu'elle fait circuler l'influx nerveux à toute vitesse dans chaque neurone. Du pur bonheur. Astrid sort de mes pensées et devinez qui apparaît à sa place… dans toutes sortes de souvenirs plus réels… puis en vrai ? Je vous le donne en mille… Une voix venant du pas de la porte s'exclame "Ah c'est ici que tu te caches…!? Je t'ai cherché partout !". Annie…

-         Ciel ! Mon mari ! J'adore l'effet… Bonjour ma Chérie… J'étais justement en train de te tromper avec Mademoiselle… euh… ou Madame ?

-         Madame… Monsieur… Madame !

-         Ouf ! Vous me rassurez… J'ai quant à moi le rare bonheur de n'être pas marié avec une femme aussi jalouse qu'un mari sicilien… et que voici… Madame, je vous présente Annie, Annie je te présente Madame…

-         Idiot ! Annie fait une moue contrite à la jeune femme… genre "croyez-moi… il vaut mieux l'avoir en photo dans son portefeuille qu'en vrai dans sa salle de bains"…

… et je ne suis pas jalouse !

-         Heureux de te l'entendre dire devant témoin… Madame, vous pouvez dès lors continuer sans risque de vous faire assassiner dans l'immédiat… courts, les cheveux, bien courts…

-         Annie intervient, évidemment… Pas trop courts quand même !

-         Courts, bien courts, Madame… La coiffeuse ne sait pas quelle directive suivre…

-         … ou je ne paie pas et vous laisse vous expliquer avec Annie… elle sait maintenant quelle directive il vaut mieux suivre…

-         Bien Monsieur…

-         Alors je vais prendre un café… Annie tourne les talons, un peu pincée…

-         Commande-m'en un aussi, s'il te plaît… Je serai là dans dix minutes, n'est-ce pas Madame…?

-         Oui Monsieur… Elle reprend confiance…

-         Vous dites à votre mari quelle longueur de cheveux il a le droit de se faire couper, vous aussi ?

-         Non… je les coupe moi-même.

-         Evidemment… ça évite bien des conflits…

Dix minutes plus tard, je suis à la cafète, le crâne presque rasé…

-         Tu avais vraiment besoin de les faire couper aussi courts ? Annie a l'air fâché-fâché, mais je me demande si c'est à cause des cheveux courts ou si c'est parce que je l'ai… hum… reprise devant la jeune coiffeuse.

-         Quelle importance ? Ils repousseront… et demain, s'ils font encore des conneries, je devrai rester alité je ne sais combien de temps… alors permets-moi d'être pratique et pragmatique, s'il te plaît. Quand je dis "S'il te plaît" et que mes yeux ne sourient pas, cela signifie "Et maintenant boucle-la.". Annie connaît mes codes et n'insiste pas.

-         Chéri… J'aurais quelque chose à te dire… Elle fait ses yeux de petite fille triste ou elle est vraiment triste ?

-         C'est important ? Ça ne peut pas attendre… après…?

-         Si… ça pourrait attendre, mais j'en ai un peu gros sur le cœur et j'aimerais te le dire maintenant… je me sentirai… je me sentirai mieux… Elle est vraiment triste.

-         Je t'écoute… J'ai déjà deviné, en fait. Quelque chose avec le bébé…

-         Je ne peux pas avoir de bébé… De grosses larmes commencent à inonder ses yeux…

-         Viens… allons prendre l'air… Quand des têtes curieuses se tournent vers elle, vers nous… ça me fait réagir instinctivement… mon horreur des scènes en public inclut les débordements privés…

Je la prends par la main, doucement… elle pose sa tête sur mon épaule et essaie courageusement de retenir ses pleurs… Je nous dirige vers les jardins, pas loin… "Là… là… ma Chérie… laisse-toi aller… tu me diras après… laisse-toi aller… ça ira mieux… je suis avec toi…".

Elle fait non de la tête, les yeux tout embués. Quelques larmes indisciplinées dégoulinent cependant déjà le long de ses joues. Je la prends contre moi et entre deux hoquets de sanglots, elle m'explique. "Mon gynéco… je ne comprenais pas… nous avons… nous nous sommes aimés toi et moi… normalement ça aurait dû… le mois passé… ça aurait dû… j'ai demandé des examens… je ne peux pas avoir de bébé… il n'y a rien à faire… je n'aurai jamais de bébé… je croyais que… mais il n'y a rien à faire… rien à faire…". Je la serre contre moi. Un peu plus fort entre deux gros sanglots… "Là… ma Chérie… laisse sortir ton chagrin… laisse-toi aller… juste maintenant… je ne peux rien dire… rien faire… qui puisse aider…". Sa respiration saccadée jusqu'ici prend un rythme plus régulier, parfois entrecoupé de petites respirations étranglées… "… j'aurais tellement voulu… tellement voulu… toi et moi… un enfant avec toi… à nous deux… nous deux… un bébé… oh… je suis si… j'aurais tant voulu… et il n'y a rien à faire… ça n'arrivera jamais… jamais…". Elle est en ce moment toute la tristesse et toute la désolation du monde entier. Je ne peux rien dire… rien faire… juste la tenir dans mes bras, passer une main dans ses cheveux, lui dire "ça ne fait rien… je t'aime… je t'aime… ça ne fait rien… la vie continuera quand même…" en appuyant un peu la caresse de main, en la serrant un peu plus fort, en lui murmurant "chuuuut… ne parle pas… pleure… pleure… ça fait du bien…". Au bout d'un long moment, elle se calme et sort un paquet de mouchoirs de son sac. Ses yeux regardent au loin pendant qu'elle essaie de se débarbouiller. Nous ne disons plus rien. Il n'y a plus rien à dire juste là, maintenant… "Viens te passer le visage à l'eau froide…", je l'entraîne vers l'entrée de l'hôpital.

Annie ressort des toilettes le visage encore tout gonflé de larmes. Elle chausse ses lunettes noires. Elle ne s'est pas remaquillée. Digne et vaillante.

Je suis sincèrement triste pour elle… un peu pour nous, aussi. Parce qu'il y a des mots dont on ne comprend vraiment tout le sens que lorsqu'on a eu ou qu'on a des enfants. Des mots comme "fierté" ou "chagrin", par exemple, prennent alors toute leur signification. Il faudra que j'attende encore longtemps pour essayer de lui expliquer… sans la blesser davantage. Et puis… faut-il lui expliquer ? 

Je la regarde et lui dis simplement "Tu es belle… je t'aime…". Et je m'en veux terriblement d'avoir été un peu dur quelques instants auparavant.

-         Je t'aime aussi… excuse-moi… je sais que le moment était mal choisi, mais il fallait que je te le dise avant…

-         Oui… je comprends. Tu sais… il n'y a jamais de bon moment pour les mauvaises nouvelles… Si cela t'a fait un peu de bien de le dire… enfin… si ça t'a un peu soulagée, c'est ça qui compte… On en reparlera, tu veux bien ? Mais pas maintenant…

-         Oui… de toutes façons, on ne peut rien y faire. Ni moi, ni toi, ni personne… C'est comme ça… Il faut juste que j'apprenne à l'accepter. C'est dur… Et… je voulais aussi te dire… Je m'en vais quelques jours… je ne serai pas là demain quand tu… Je pars avec… des amis.

-         Ah ? Ah bon.

-         Oui, j'ai besoin de… changer d'air, de réfléchir… voir d'autres gens.

-         Bien.

-         Tu comprends, n'est-ce pas ?

-         Oui… oui… Bien sûr. Je comprends.

-         Tu… tu ne m'en veux pas ?

-         Non… non… bien sûr que non.

-         Tu as l'air contrarié. Tu n'es pas contrarié, hein…?

-         Contrarié ? Non. Surpris peut-être, oui… un peu. C'est un peu tout et le contraire de tout, là… Mais je n'ai pas envie d'y penser… Ce n'est pas grave… Allez… va… Amuse-toi bien…

-         Tu ne me demandes même pas où je vais ?

-         Non. Quand on part à la recherche de soi-même, peu importe où l'on va. Va maintenant… Tu dois être attendue…

-         Tu me… ? Tu veux que je m'en aille maintenant ?

-         Oui… Il y a des choses que je comprends très vite… Les réactions qu'une grosse déception peut provoquer… Va… Tu as besoin de te retrouver, moi aussi… J'ai… J'ai encore des choses à faire… quelques coups de fil à donner… Je crois que j'ai aussi envie d'être seul.

-         Alors tu es fâché ? Là… elle cherche manifestement la petite scène qui lui permettra de partir la conscience tranquille…

-         Non, je ne suis pas fâché. Pas même déçu ou peiné. Ni quoi que ce soit dans l'immédiat. J'ai besoin de réfléchir aussi, moi… maintenant. Tu vois… demain… je vais tout seul sur le billard, comme un grand garçon. Et j'y serai tout seul, dans mes vapes à moi, avec une petite armée de gens en blouses vertes qui s'amuseront avec ma carcasse sans que je puisse y prêter la moindre attention. Je ne contrôlerai plus rien et c'est très bien comme ça. Si je me réveille, je me réveillerai tout seul et après… après il y aura peut-être une infirmière avec des babouches turquoise, des tennis blanches ou des grelots orthopédiques qui me feront vomir. Et après encore, il y aura plein de blouses blanches qui viendront ramener leur science une fois de plus… Et là… là il faudra de nouveau que je sois fort. Et après, si tout va bien, la vie reprendra son cours normal. Et il faudra de nouveau être fort pour un tas de choses… Et pour être fort, je préfère être seul…

-         C'est toujours comme ça, avec toi…

-         Oui, c'est toujours comme ça. Va maintenant… Nous n'avons plus rien à nous dire, juste maintenant…

Annie est partie sans la petite scène qui l'aurait sans doute délivrée du sentiment de culpabilité que je devinais bien. Elle va se "changer les idées" pendant que je… Quand même… c'est pas bien compliqué… Elle a besoin d'être seule pour comprendre et accepter de nouvelles perspectives de vie qui la concernent elle directement. Qui ne concernent que son avenir à elle. Avec ou sans moi, puisque le nous est désormais compromis, selon ses standards... Des perspectives qui nous concernent seulement par ricochet, en somme... Et moi j'ai besoin et envie d'être seul aussi parce que… Finalement… le boxeur est seul sur le ring… le matador seul dans l'arène… Le reste… les autres… adversaire, soigneur, manager de mes deux… toro, cuadrilla… ce ne sont que les accessoires indispensables pour gagner contre soi-même. Une lutte de tous les jours, une lutte sans fin…

La vie, ce grand mystère que nous compliquons à outrance en cherchant à mettre les bonheurs en équations compréhensibles et surtout logiques. Comprendre à tout prix, se rassurer… au lieu de tout simplement apprécier à fond les meilleurs moments, tant qu'ils durent...  La vie, c'est pas aussi simple qu'une déclaration d'impôts, merde ! Mais on se fait quand même souvent baiser, en fin de compte… le fisc a toujours raison, la vie aussi… C'est vrai également.

J'essaie de chasser les pensées moroses qu'Annie a fait naître… Quelques coups de téléphone… C'est une excellente stratégie de diversion, le biniou. Parler, dire des conneries… ça m'empêche de penser trop noir.

-         Carl ? Marian, c'est ce con de Per… depuis le temps…!

-         Hon-hon… T'es à l'hosto ? 

-         Ouais. Demain "Action spéciale sur les spare ribs" ! 

-         Tu nous en mettras de côté. Pas besoin de mou, on a pas de chat… 

-         Du "mou" ? 

-         Ben oui… le "mou", c'est du poumon… tu savais pas ? Faut que je t'apprenne tout, gamin !? 

-         J'apprends… Je savais pas… J'achète ça tout fait… pré-emballé… Hé ! Tu connais les pubs !?… il y a une belle quadra qui met un brin de persil sur la pâtée. Le chat bande d'abord et bouffe ensuite sur fond de violons et flûtes… sa maîtresse est hyper-contente… 

-         Comment ça ! Y font pas les pubs de chats pour les chats…? 

-         Non-non… tu te goures… Ils parlent aux maîtresses des matous… 

-         Ah ouais d'accord… Il y a des marques de voitures qui font pareil… T'es en forme ? Marian ! Il a l'air en forme !

-         Tu pourrais me laisser répondre avant de transmettre… 

-         Pas grave… Attends un instant… tu vas voir… Mais il y a un gros problème ! … (…)… Quoi ? Oui, viens ! Un gros problème ! …(…)… j'ai plus rien dans mon verre, tu vois bien…!… baisse le son… ça va hur… non… tout va bien… elle apporte la bouteille… 

-         T'es vraiment… 

-         Pragmatique ! Oui, pragmatique… Per dit qu'il est pragmatique… qu'il y a rien de mieux à faire qu'ouvrir… (…)… le problème ? Quel problème ?

-         Je vous appelle dans deux ou trois jours… là en effet… le son… pfuuu ! Bye ! Embrasse Marian quand elle aura éteint la sirène ! 

-         Mette… répondeur… oh et puis ça m'arrange… Mette, buenas… Ton petit frère préféré… Tout va bien… tout est sous contrôle… Je te retéléphone quand j'aurai de nouveau atterri. Embrasse Sophia, je t'embrasse, te fais pas de bile… adios…

Voilà. Paula est passée avec le courrier, du linge propre… déjà ? "Il fera chaud, Monsieur Blondesen… vous pourrez vous changer plus souvent…". Merveilleuse Paula, elle pense toujours à tout. L'anesthésiste passe en vitesse, comme la dernière fois. Questionnaire express. Réponses express. "A demain matin !". Ah bon… cette fois, il officiera en personne, pas de remplaçant.

DuPont me regarde avec des yeux de hibou. "Vous n'avez pas peur !". Lui, ça doit le travailler un peu, l'idée de se faire ouvrir la cage thoracique… que des gens non-avertis regardent son cœur magnifique… empreint de poésies sublimes… qui a tant et tant cogné pour tant et tant de femmes merveilleuses…

-         Peur ? Non. Peur de quoi ?

-         Mais de… de vous faire opérer, voyons !

-         Non. Je vais passer de l'autre côté du miroir, comme Orphée… J'y suis déjà allé et l'histoire est bidon: Eurydice est de ce côté-ci et elle porte des babouches turquoise…

Son air ahuri me fait sourire. Je lui raconte mon réveil après la dernière opération… la jolie infirmière… j'en rajoute un peu… beaucoup même… ça lui donnera du courage, si jamais… "Ô vertueuse épouse d'Orphée ! Vos yeux lapis lazuli…" et le voilà reparti.

Dîner très léger, je suis à jeun à partir de minuit… Cafète, un dernier expresso avant la fermeture. Le soir s'installe… c'est au bruit qu'on reconnaît l'arrivée du soir, dans un hôpital… Il s'amenuise, devient timide, hypocrite…

Je vais prendre une douche pour tuer le temps. L'infirmière m'a déjà donné le savon cuivré pour celle du lendemain. Encore toute une nuit… Qu'est-ce qu'il y a à la télé, ce soir ? Pas envie de lire… Vingt-deux heures… Astrid prend son service. Elle jette un œil dans la chambre. Le gros garçon dort comme d'habitude, DuPont somnole. "Bonsoir Monsieur Blondesen ! Tout va bien ? Prêt pour demain ?". J'ai la berlue ? Elle porte des sous-vêtements noirs sous la blouse blance un rien transparente. Elle fait un rapide tour de chambre. Je n'ai pas la berlue. Soutien-gorge noir et string noir. Pince-moi je rêve…

Elle s'arrête. Fait semblant de ranger deux ou trois choses qui traînent sur la longue table commune, tourne, virevolte… prend des poses… s'expose… l'index sur les lèvres… l'air de réfléchir genre "J'étais venue pour quoi… ah oui…", ressort en me lançant un demi-sourire équivoque. Pince-moi plus fort je rêve vraiment…

Décidément… me revoilà dans un état intéressant… Un combat immense se livre alors en moi… pas vrai… un tout petit combat de rien du tout… Vais-je tenter ma chance ? … faire une infidélité à Annie…? Heu… Il y a des stimuli auxquels on ne peut résister… DuPont, avec vingt ou trente ans de moins, il aurait réagi comment, lui…? Il roupille, là… Le gros garçon évidemment aussi… J'imagine le vieux poète… "Ô pourquoi me forçates-vous, Muse de ma Cornemuse, à me poncer l'obélisque ? Fallusse-t-il que je faillisse m'astiquer la corinthienne ? Vous allumâtes ma dorienne et vous exigeâtes que je dormidasse sur mon achéménide, ô Cruelle…" et je me fous à rire… à rire de plus en plus fort… un vrai fou rire incontrôlable… c'est nerveux, je crois. Le vieux se réveille… et à demi ensommeillé il lance "Ô Morphée… que ne m'entraînas-tu plus loin encore…?" et là je suis achevé ! Ecroulé ! Faut que je sorte ! De l'air ! Je ris tellement que je vais réveiller même les patients un peu usés de la morgue ! Je me dirige droit sur le fumoir… sur Arte, je trouverai de quoi me changer les idées… me calmer…il y aura bien un film de la Nouvelle Vague sri-lankaise ou un documentaire sur le recyclage des Ossies… quelque chose de fortement soporifique… faut que je dorme un minimum avant l'opération… La salle est vide… J'allume… la télé trône devant un parterre de fauteuils dépareillés et de bouts de vieux canapés plus ou moins défoncés… surréaliste. La porte s'ouvre de nouveau. Astrid… Elle fait un pas en arrière… jette un coup d'œil dans le corridor, la tête un peu penchée… entre et ferme doucement la porte derrière elle en déboutonnant sa blouse… "Je sais que vous aussi…", me glisse-t-elle en passant une main sous ma chemise d'hôpital et l'autre sur la bosse qui…

J'ai très, très bien dormi… Quand je suis retourné en chambre, elle est encore venue vérifier ma tension, s'assurer que tout allait bien… Elle portait des sous-vêtements blancs et sages, à peine visibles sous une nouvelle blouse blanche immaculée…

Femmes, je vous aime…

Le lendemain matin, routines… douche à l'orange et look sioux, piqûre cool et voyage horizontal, ascenseurs et néons, petites bonnes femmes vertes, petits bonshommes verts, nouvelle piqûre dans le bras, "Essayez de compter jusqu'à…" et puis "Un…" et la nuit soudaine, immense, magnifique… le néant, le départ au-delà de rien…

Je n'ai, à ce jour, plus aucun souvenir. Pas d'infirmière tunisienne ou marocaine en babouches turquoise, pas d'entrecôte, pas de gentille Canadienne… On m'a coupé un long morceau du film… Quand je me suis réveillé, j'étais dans le même lit, à la même place… Rien n'avait changé, rien. DuPont émettait des "Ô… quelque chose" à chaque passage de jupons blancs, le gros garçon pionçait comme une baleine échouée… Des bruits, des lumières, j'ouvrais les yeux quelques instants et je retournais dans rien. J'étais extraordinairement bien dans rien. Je n'avais aucune envie de revenir. Dans rien, il y avait de longs morceaux d'enfance… Lis qui prépare à dîner avec rien… Helge m'explique un truc auquel je ne comprends strictement rien… ma cousine Charlotte chiâle parce qu'on l'a plongée dans l'abreuvoir juste avant le bal de fin d'année… elle sortait de chez le coiffeur… jamais contente… Mon prof de latin… des vers de Virgile… "O fortunatos nimium sua si bona norint agricolas DuPont arrêtez donc de me faire chier…". DuPont me regarde atterré "Mon pauvre Ami ! Mon pauvre ami ! Je vais appeler l'infirmière…". Il déconne… qu'est-ce qu'il veut que je foute avec une infirmière…? Y en a plein à Jantelovsgade… qu'à se servir… toutes pareilles… plus connes les unes que les autres… j'ai déjà donné… laissez tomber… Ma Guzzi… mais … putain !… pourquoi elle ne veut pas avancer…?… Je suis en troisième, les gaz à fond… le moteur hurle… elle reste sur place… sur la terrasse… au beau milieu… La terrasse est pleine de monde… des couleurs partout… elles dansent, les couleurs… Sophia me bassine encore avec le Che… rien à foutre du Che… un havane ouais… mais pas maintenant… juste pas là… juste pas maintenant… non… pas maintenant, vraiment… l'idée même d'un havane… je dégueule un grand coup… ça fait du bien… Je repars dans rien… j'y suis bien… "Helge…!? Pourquoi est-ce que ce con de clebs reste au fond du terrier…?", il me regarde interloqué… "Le renard, Fiston… le renard…". J'essaie de comprendre… "ah oui… bien sûr… le renard… "on est responsable de ce qu'on a apprivoisé…", "on ne voit bien qu'avec le cœur… tout ça… oui-oui… je connais… t'inquiète pas… je comprends… "Monsieur Blondesen ? Monsieur Blondesen ? Vous ne vous sentez pas bien…!"… Mais qu'est-ce que je fous ici ? Vous êtes qui, vous ? Hein…? D'abord…? Vous ne voyez pas que j'attends que le clebs sorte ? Il a vu le renard et il est en train de l'apprivoiser… Après, on sera tous heureux et on va tous rigoler… hein, Helge ? Où tu es ? Onkel Helge !? Lis… Lis… oh Tante Lis… j'ai… j'ai mal… là… Lis… s'il te plaît… enlève-moi ça… ça me fait mal… mal… je veux m'en aller… je veux retourner dans rien… Oh Lis… Helge… prenez-moi avec vous… Ici j'ai trop mal… "On le ramène au bloc…"… je suis retourné dans rien… j'étais si bien…


Chapitre 21

J'ouvre les yeux très lentement. Je n'y arrive pas vraiment. Je suis où…? Je vais me retrouver… où ? Je suis mort ? Les idées se mettent tout lentement… tout graduellement en place. J'étais là il y a un instant. Une infirmière un peu excitée qui récitait des points d'interrogation… DuPont… Qu'est-ce qu'il disait DuPont…? Ça commençait pas par "Ô…"… Ah oui… il parlait de l'infirmière… qu'il voulait appeler l'infirmière… qu'est-ce qu'il lui voulait à l'infirmière…?… et puis une blouse blanche… un des Quinze… "… le bloc"… il a parlé du bloc… Ils m'ont offert une partie gratuite…? J'ai une tonne sur chaque paupière. Un truc me chatouille nez… c'est quoi cette saloperie…? Je lève difficilement une main pour l'enlever… ça me gêne… "Non ne touchez pas, Monsieur Blondesen, c'est l'oxygène…"… Paula ? C'est Paula ? Mais alors je me trompe…? Je suis peut-être à la maison ? Non… pas avec de l'oxygène. J'ouvre un œil à moitié… C'est bien Paula. Mais c'est toujours la chambre d'hôpital. Okay. Alors j'ai pas bougé. Mais qu'est-ce qu'il m'ont foutu dans le thé ? Ou la bouffe ? Ils m'ont drogué ? Pourquoi j'arrive pas à ouvrir les yeux comme il faut ? Paula… elle doit savoir…

-         Paula…?

-         Oui, je suis là Monsieur Blondesen. Elle ne m'appelle pas "Chef"… Elle est pas contente…

-         Paula…? Ça va…? Vous êtes fâchée…? 

-         Non, je ne suis pas fâchée. Je suis inquiète, Monsieur Blondesen. Nous sommes toutes inquiètes… C'est qui "toutes"…? Il y a Milena derrière Paula… 

-         Milena…? Flavia est là aussi…? 

-         Oui Monsieur Blondesen, je suis là. Elle est de l'autre côté du lit. Je suis cerné par une horde de jolies filles. Pourvu qu'Annie… ah non… c'est vrai… elle est pas là… DuPont on doit pouvoir l'opérer sans l'ouvrir… Il a sûrement le cœur à l'extérieur des côtes… un grand émotif. Le gros garçon… il est là aussi… je l'entends ronfler… un pas émotif du tout.

-         Milena… ne faites pas de l'œil à mon voisin… il a le cœur fragile… Et surtout ne lui tournez pas le dos… Issue fatale… le spectacle grandiose des chutes du Rhin… J'entends DuPont glousser…

-         Chef ! Vous n'êtes pas sérieux ! Ah ? Je dois avoir repris des couleurs… elle sourit…

-         Non Cheffe… je devrais…? 

-         Milena s'approche, ses mains se posent sur mon bras droit… Milena… Il ne faut pas me réanimer… L'assurance ne remboursera pas… Les trois filles se mettent à rire… bon signe…

-         Vous avez été très mal, Chef. L'Hôpital m'a téléphoné… C'est juste… j'ai laissé son numéro…

-         Ah bon…? J'essaie de focaliser sur son visage. Elle a les yeux tout bluesy, des larmes dedans. Je dois vraiment avoir une sale gueule. Paula, mon miroir…

-         Et maintenant…? Je vais comment…? 

-         Pas bien, Chef… Je suis là depuis hier… Milena et Flavia sont venues me chercher…. elle se rattrape… vous voir et me chercher… 

-         Pourquoi j'ai ce truc dans le nez ? 

-         Vous n'arriviez pas à respirer… c'est de l'oxygène. Ah oui… c'est juste, elle me l'a déjà dit… faut pas que je l'enlève…

-         Vous êtes là depuis hier ? Qu'est-ce qui est arrivé, hier…?

-         Avant-hier. Il y a eu un problème. Je suis venue quand ils ont téléphoné. Je ne sais pas. Il faut demander aux docteurs. L'infirmière ne sait pas non plus.

-         Avant-hier…? Hmph… Je me souviens… J'avais mal… J'ai toujours mal, mais moins…

-         J'essaie de nouveau de me voir dans les yeux de Paula. Ils sont cernés. La fatigue. Elle n'a pas dû dormir beaucoup. Elle s'est fait un sang d'encre… ça se lit sur son visage d'habitude lisse et net comme une page blanche… Je dois partir maintenant, Chef. Il faut que je me repose un peu. Mais je reviens demain matin.

-         Paula… vous êtes un ange, vraiment… Milena… Flavia… vous êtes des anges aussi… Merci… vous êtes vraiment… prenez soin de Paula… Merci Paula… 

-         Vous voulez que j'appelle votre sœur, Chef ? Je n'ai pas osé… sans vous demander. 

-         Non-non… surtout pas ! Surtout pas… elle va s'inquiéter pour rien… vous la connaissez. Je l'appelerai moi-même… Je lis le soulagement sur son visage. Mette est spécialiste des interrogatoires impossibles… elle fait d'abord les réponses et ensuite elle pose les questions qui vont avec.

-         A demain, Chef. Je dis à l'infirmière que je pars. 

-         Oui… oui… d'accord… Je repars dans le sommeil…

Je n'ai aucune notion du temps et je n'ai pas de montre. On me l'a enlevée. Il commence à faire nuit. Vingt et une ? Vingt-deux heures ? Peut-être qu'Astrid saura quelque chose ? Si elle est de service… La douleur du côté gauche ne s'est pas calmée, au contraire… Astrid… je me souviens… J'ai rêvé ça aussi…? Non… c'était avant l'opération… c'était la nuit avant… Oh punaise ! Dans le genre Rudolf Valentino, grand séducteur… je dois être pas mal… Un épouvantail ! Qu'est-ce qu'on va se dire elle et moi…?

-         Bonsoir Monsieur Blondesen… c'est moi… Astrid…

-         Hé… Astrid… Je pensais justement à vous… Bonsoir… Dites… DuPont dort ? 

-         Oui, il dort… 

-         D'abord… vous auriez quelque chose contre la douleur…? Ça fait… ça fait un peu mal sur le côté gauche… 

-         Vous êtes sous morphine… Je venais justement vous faire la piqûre… 

-         Sous morphine…? Ah…? Je comprends mieux… J'ai l'impression d'être passé sous un train… un peu sonné… 

-         Ne vous inquiétez pas… encore deux jours, probablement… peut-être trois… On vous dira demain… 

-         Qu'est-ce qui est arrivé…? 

-         Il y a eu un gros problème avec les drains, d'après vos fiches… et ce que j'ai entendu… je pique… 

-         Oui… allez y… les drains…? Vous avez dit les drains ?

-         Oui… Il y en a deux. On vous nettoie encore la cavité… Le liquide entre par un drain et ressort par l'autre… J'essaie de voir… mais mes yeux me lâchent… Je n'arrive même pas à soulever les draps…

-         Astrid…? 

-         Oui ? 

-         L'autre soir… Je n'ai pas rêvé ? Elle tire le rideau de séparation et pose un doigt sur ses lèvres.

-         Non… Elle baisse la voix… Mais il ne faut pas en parler. Pas maintenant… vous devez vous reposer. Chut ! Elle me fait signe que DuPont ne dort peut-être pas tout à fait…et elle me chuchote… c'était… comme je l'espérais… mieux… Essayez de dormir… vous avez besoin de repos… bonne nuit… 

James s'est fait très discret. Je ne l'ai pas encore revu. Quand passent les carabins du Club des Quinze, c'est à qui s'occupera le mieux du gros garçon qui dort encore et toujours ou à qui se pâmera le plus en écoutant DuPont improviser des odes aux Disciples d'Hippocrate… Moi ben… j'aurais la peste avec un zeste de choléra arrosé de sida, ma popularité auprès du corps médical ne serait pas plus grande. Jusqu'au jour où… oh ça devait bien être deux jours après la réouverture de la cage thoracique que j'ai ouvert la cage d'un Blondesen avec des canines longues et tranchantes comme ça… j'ai fait jusque là preuve d'une patience angélique…

-         Hé les p'tits génies !? Ça vous ferait chier de m'expliquer ce qui s'est passé ?

-         Flottement chez les blouses blanches… les deux qui étaient les plus proches de la porte en profitent pour s'éclipser rapido… DuPont est interrompu en pleine déclamation lyrique et me fusille du regard… Ha !? Monsieur Blondesen…? Heu… Vous allez mieux ? C'est celui qui a l'air le plus vieux – 35 ans peut-être – et le plus décidé qui ose se lancer…

-         Non là… pas vraiment, voyez-vous… j'ai la sonde urinaire qui me gêne pour bander, les drains qui m'emmerdent quand je respire, l'oxygène qui me soûle quand je dors et une furieuse envie de faire une fricassée de carabins… Ça vous ira comme bulletin de santé ? Puisque apparemment c'est laissé à la convenance et au bon vouloir du patient, ici…? 

-         Ah… euh… c'est à dire… vous n'avez pas de température… et la tension semble normale… 

-         Non mais vous vous foutez de moi !? 

-         Mais Monsieur ! Je ne vous permets… 

-         Tu vois va voir ce que je vais me permettre, moi, Frankenstein ! Tu vas me chercher Robertson et fissa ! Tu me le ramènes ici par la peau du cul s'il le faut et les autres vous allez chercher vos mignonnes petites trousses à couture… 

-         Heu… le Docteur Robertson est en vacances, Monsieur… Il est en Grèce… 

-         Quoi !? 

-         Oui… Ne vous fâchez pas ! Calmez-vous, voyons… il ne sera de retour que dans une quinzaine de… 

-         Ah putain c'est génial… j'y crois pas… Bien. Dans ce cas… Il est maintenant… 16 heures, n'est-ce pas ? A 18 heures, je veux savoir exactement ce qui s'est passé, sinon je convoque la presse et mon avocat. 

-         Mais… mais… vous plaisantez ? 

-         Tu vas voir si je plaisante… Et je veux la liste de toutes celles et de tous ceux qui ont participé au brillant acte médical qui a failli – si j'ai bien suivi le film – m'envoyer moi-même définitivement en vacances. 

-         Mais Monsieur… nous ne pouvons pas… 

-         18 heures, Docteur Machin. Clair ? Et maintenant dégagez ou – drains ou pas drains – je sors du lit et je vous explique ça avec des gestes et des images frappantes… Et dites à l'infirmière de m'enlever la sonde urinaire: elle me gênerait pour pisser contre celle ou celui qui ne m'offrirait pas une explication valable… 

Oh putain…!… t'aurais vu le vol d'étourneaux… une vraie sortie de stade… DuPont a failli en perdre ses lunettes… le gros garçon – rendons hommage à sa placidité coutumière – n'a pas bougé d'un iota ni varié ses ronflements d'un octave.

Disciplinés et obéissants, les petits génies… Une demi-heure plus tard, une infirmière flanquée de deux étudiants rigolards vient m'enlever la sonde. Ils auraient pas dû rigoler…

-         Ça vous fait rire, les garçons ?

-         Heu… non… excusez-nous… on voulait pas…

-         Vous vouliez pas quoi…? Apprendre…? Vous perfectionner dans l'art médical…? Mais je suis là pour ça, mes petits…! Voyez-vous… ce que fait la dame, là… Merci Madame… On commence par ça… quand une dame touche votre bite avec gentillesse et délicatesse… on dit "Merci Madame"… vu ? Ensuite… du respect pour les vieilles choses… C'est une vieille chose que Madame est en train de manipuler… elle a pratiquement mon âge… si ! si ! Ce qu'elle est en train d'en retirer, ça s'appelle une sonde urinaire… c'est pour pisser sans avoir à se lever pour par exemple pisser debout contre un réverbère, une porte de bar ou un connard, voyez-vous ? Et une bite de cet âge… elle a tout de même mon âge, n'est-ce pas…? Eh bien une bite de cet âge… allez savoir si vos mamans à tous les deux ne lui ont pas fait des gâteries… N'est-ce pas, Madame ? L'infirmière se marre… elle m'a déjà vu déjanter… Et maintenant je vous suggère d'aller vous branler un petit coup avec les vôtres… avant que je ne me fâche vraiment… comme ça vous apprendrez à vous en servir…

Dehors, les garnements… Faut plus m'énerver, aujourd'hui. DuPont me regarde un poil stupéfait. "Ah… mon ami… mon ami… votre langage est d'une verdeur…". Je lui jette un regard goguenard et carnassier à la Helge… "Vous n'avez encore rien entendu… mon ami…". Il se ratatine vite fait dans un recueil de poésie.


Chapitre 22

Docteur Mimi

Dix-huit heures moins une seconde… Une jeune toubib fait une entrée hésitante dans la chambre. Le gros garçon… oui bon vous avez compris… DuPont écarquille les mirettes derrière les montures dorées… les coins de sa bouche commencent à arrondir la barbe… il va nous sortir un "Ô…" si je n'interviens pas…

-         Bonsoir Belle Enfant, c'est moi que vous cherchez, je pense… Blondesen…

-         Monsieur Blondesen ? Oui ? Oui c'est vous que je cherche… DuPont ravale son "Ô…" et la suit des yeux… un regard que n'eut point désavoué Ovide quand il écrivit "L'Art d'Aimer"…

-         La dame est pour moi, Monsieur le Poète… "L'Art d'Aimer", c'est pour moi… et un Ô vide pour vous… Je fais ma sale gueule… DuPont prend un air offusqué et pincé… il hausse les épaules… "Jamais la bave du crapaud…"

-         Eh bien… me voilà. Sympas vos copains… dites ? Ils vous ont avertie, au moins ? Je bouffe du toubib arrosé de ketchup mexicain au petit-déjeuner…

-         Elle me sourit, pas trop impressionnée. Si je rigole, c'est que je ne mords pas. Ils m'ont dit que… vous êtes parfois…

-         "Carnivore", mon Petit, cela s'appelle "carnivore". C'est un trait que l'on retrouve chez nos cousins les chimpanzés quand ils en ont marre des plats cuisinés que leur offrent généreusement les arbres… et moi figurez-vous que – en prime – je suis omnivore… comme les cochons… Autre famille de mammifères dont nous sommes vous et moi aussi très proches, au cas où vous ne le sauriez pas. DuPont est tellement choqué qu'il va avaler son recueil, je crois…

-         Je ne vous crois pas… vous n'avez pas l'air si méchant… Elle tire le rideau de séparation… Monsieur Blondesen, oui… ils m'ont prévenue… Vous n'aimez pas être contrarié, m'ont-ils appris. Mais d'après ce que j'ai pu comprendre, vous êtes surtout fâché parce qu'il y a eu… un problème et que personne ne vous a expliqué… Je la regarde attentivement. Elle a un regard brillant d'intelligence caché derrière des lunettes à la Nana Mouskouri. Les traits du visage sont fins et réguliers. Les cheveux mi-longs, bruns blonds, juste tirés en arrière, sans recherche particulière et tenus par un chouchou. Elle se tient légèrement voutée pour cacher ses seins sous la blouse trop ample. Elle a de très jolies mains, des doigts longs et fins… les ongles sont soigneusement limés, mais pas vernis. Elle porte des pantalons également un peu trop grands, sûrement pour dissimuler des formes que je devine très jolies. Il y a des courbes et des cambrures qui ne trompent pas. Mocassins américains, style college-shoes. C'est une très, très jolie fille qui s'enlaidit pour ne pas attirer les regards et réveiller des instincts… primitifs chez les autres. Elle veut être aimée pour ses capacités, pas pour son apparence. Elle me plaît. Je décide d'être sage… enfin… pas méchant… je veux dire… pas trop méchant…

-         C'est à peu près ça… Et ces lâches vous ont envoyé affronter le grand méchant patient toute seule ?

-         J'ai aussi parlé avec la secrétaire du Docteur Robertson… Ah…? Si elle a parlé avec Princesse Trold… là évidemment… mon image d'anthropophage ne tient plus la route…

-         Bien. Et le résultat de tout ça ?

-         Il y a eu deux problèmes. Le premier avec l'anesthésie… vous avez semble-t-il fait une réaction allergique…

-         "Réaction allergique ?" Tu parles… L'anesthésiste était allé prendre un café ? Ou peut-être qu'il travaillait en stéréo pour doubler ses honoraires ? Là… elle est visiblement gênée… il y a eu un vrai lézard, mais elle ne peut pas… elle n'a pas le droit d'en parler… passons… on y reviendra… hmph… et le deuxième…?

-         Il y a eu un blocage inexplicable dans le drain de sortie. Au lieu de s'écouler, le liquide injecté s'accumulait dans votre cavité…

-         Ah ?… eh bien je comprends mieux la douleur…

-         Oui, c'est pour cela que vous avez été redescendu d'urgence au bloc… il fallait changer ce drain…

-         Je vois… accumulation de conneries, en somme ?

-         Non… il ne faut pas dire cela comme ça… Elle me parle comme si j'étais un gentil ado un peu révolté… et le pire… ça marche ! Je note le nom écrit sur la petite carte fixée à sa poche de poitrine…

-         Docteur Michèle… comment ? Je veux reprendre l'avantage… ça ne la déstabilise pas. Elle me donne son nom… Eh bien vous serez Madame la Docteur – ou Doctoresse…? vous préférez "Doctoresse" ? – Mimi, désormais… Docteur Mimi… ça vous va très bien.

-         Si vous voulez… Elle rit. Gagné. Le courant passe tout à fait. Elle me considère comme un être humain. Je la considère comme une pro. Il n'y a pas d'équivoque entre nous et il n'y en aura pas. Elle m'accepte comme je suis et je crois qu'elle a compris que j'ai compris… pour son look et… sa façon de refuser sa beauté. A aucun moment je ne l'ai regardée comme… comme un homme regarde une jolie femme. J'aimerais bien vous faire un examen complet, si cela ne vous ennuie pas… D'abord, j'aimerais voir les drains… Elle appuie sur le bouton d'appel des infirmières au-dessus de ma tête.

L'infirmière rapplique. "Est-ce qu'on pourrait changer les pansements de Monsieur Blondesen…?. C'est formulé comme une question, mais ce n'est pas une question. Epatante, Docteur Mimi. "Oui, Docteur… tout de suite.". Elle fixe son stéthoscope sur les oreilles et me demande de me tourner, dos contre elle. "Respirez par la bouche… expirez… par le nez maintenant…". Ses mains sont tièdes et douces, précises et énergiques, le toucher professionnel. Je suis totalement en confiance. L'infirmière revient avec un chariot sur lequel sont posés une de ces trousses en papier genre kraft contenant du matériel stérilisé, quelques flacons de produits désinfectants, une boîte de gants en latex et divers pansements. Après avoir enfilé des gants, elle enlève les pansements usagés en quelques coups de ciseaux, Docteur Mimi arrache elle-même les derniers bouts. Les drains sont propres, les plaies nettes, le liquide qui s'écoule du drain de sortie est clair.

-         C'est bon… On peut refaire les pansements. L'infirmière se met au travail, silencieuse et efficace. J'aimerais aussi vérifier vos réflexes… Petits coups sous les rotules et aux coudes, passage d'une aiguille sous la plante des pieds… Elle palpe mon cou, vérifie les réflexes pupillaires avec une petite lampe de poche, me demande de suivre des yeux un doigt qu'elle promène devant ma tête… sans tourner la tête, merci… tout va bien… Palpations de l'estomac, du foie, de la masse intestinale… Maintenant… je suis désolée… c'est un peu désagréable… il faut que je vous fasse un toucher rectal… Vous savez ce que c'est ?

-         Oui Docteur Mimi. C'est pour déceler une éventuelle anomalie de la prostate… 

-         C'est ça… Je ne vous ferai pas mal. Ce n'est pas agréable pour moi non plus… mais il faut le faire… Et là… je ne peux pas m'empêcher… le mauvais esprit que Helge m'a inoculé depuis l'enfance…

-         Monsieur DuPont ? Vous suivez tout ce qui se passe, n'est-ce pas vieux grigou ? On entend un hoquet gêné… navré… Docteur Mimi me regarde un peu interloquée, mais en voyant mon visage franchement rigolard et pas malsain pour un sou elle ne peut s'empêcher de sourire… avec un regard quand même interrogatif style "Qu'est-ce qu'il va encore nous faire…?" La jolie dame va me planter un doigt dans le cul, est-ce que vous êtes déjà fait planter un doigt dans le cul par une jolie dame ? Docteur Mimi secoue la tête en riant comme on le fait devant un sale gosse impossible, mais drôle…

-         Oh ! Mon ami…! Je vous en prie…! Mon ami… Votre langage…! 

-         C'est pour le coup que vous nous réciteriez un chapelet de "Ô…!", pas vrai ? 

A partir de ce moment, Docteur Mimi et moi, on est devenus des super potes. Il n'y avait plus de mystères entre nous. Elle s'est occupée de moi jusqu'à ma sortie de l'hôpital. Et je lui ai permis de s'affirmer comme médecin, comme un très bon médecin. Devant le Professeur et tout le cortège de clampins du Club des Quinze. Je lui ai aussi appris qu'elle était une femme, mais peut-être pas de la façon que vous imaginez…

Les jours et les nuits passent… journées longues… interminables… nuits inconfortables… sommeil par étapes… comme au Tour de France. Fixé au lit par le système de drains, j'ai perdu toute liberté de mouvements. Docteur Mimi vient tous les jours s'assurer que tout va bien, que le liquide sortant de la cavité reste bien clair. Nous discutons un peu. Elle en vient à parler de sa vie, de ses ambitions, de ses rêves. Normal. Il se crée une sorte d'amitié complice entre le médecin et son patient. La nuit, Astrid passe comme une ombre douce et bienveillante. Nous n'avons pas reparlé vraiment. Juste des propos professionnels feutrés, une caresse sur mon front… sur mon bras…, des "… je suis là… dormez bien…." chuchotés. Paula m'apporte le courrier, je le laisse s'accumuler. Il attendra. Rien d'urgent. Parfois un téléphone de Mette, un téléphone à Carl et Marian. Pas de nouvelles de Tobias. Sa mère… Curieux comme l'amour peut tourner vinaigre… Dommage pour le petit, surtout… Pas de nouvelles d'Annie non plus. Cela fait combien de temps, maintenant ? Une semaine ? Un peu plus…? La première opération… c'était quand…? Je ne pense qu'à moitié. C'est trop fatigant de penser. Et puis c'est parfois déprimant. Je me recentre sur moi-même, j'essaie de concentrer mes forces. Sauf quand j'avais les neurones pulvérisés par la morphine, j'ai continué le Reiki. Juste pour méditer. Pas pour guérir. Le Reiki n'a pas beaucoup d'effet sur les causes mécaniques d'une maladie. Il aide juste à les supporter, à assurer le bon fonctionnement des autres fonctions vitales.

Un matin, quand l'infirmière vient changer les pansements et nettoyer les drains, je remarque que les bords des plaies prennent une intéressante couleur violacée. Elles sont en train de s'infecter, c'est évident. Le début d'autre chose… C'est vraiment le moment de reprendre le contrôle total de la situation. Docteur Mimi passe en début d'après-midi, avant le passage obligé du Club des Quinze. Il y a une sorte d'accord tacite qui s'est établi. J'ai mon médecin personnel et exclusif – Docteur Mimi – et les membres du Club qui passent après elle ne se préoccupent que du gros garçon et de Du Pont. Moi, ils me saluent très poliment, sans plus, prêts à fuir… 

-         Docteur, il faut qu'on arrête avec les drains. Il faut les enlever maintenant. Il n'y a pas de signes d'infection dans la cavité, la quantité de liquide sortant est égale à celle de liquide entrant… et le bord des plaies est violacé. Vous voyez ce je veux dire ?

-         Laissez-moi voir… Elle soulève les pansement délicatement après avoir enfilé des gants stériles… oui… je crois que vous avez raison. Mais… je ne peux pas prendre la décision sans consulter les autres. 

-         Vous voulez dire sans convoquer un colloque du Club des Quinze…? 

-         Oui… je sais que vous les appelez comme ça… 

-         Docteur Mimi… Je serai mort de vieillesse ou emporté par l'infection qui se prépare avant qu'ils ne commencent à envisager l'éventualité de la nécessité de prendre une décision… c'est une bande de glandeurs nés. 

-         Vous êtes dur… 

-         Non. Je suis réaliste. Je vois bien comment tout fonctionne, ici. Ce n'est pas différent de la "vraie vie", de ce qui se passe hors de l'hôpital, j'entends… Quand quelque chose va bien, il y a quinze lulus qui s'en attribuent le mérite. Quand quelque chose va mal, il y quinze lulus qui se débinent. Et quand il y a une décision à prendre, il y a quatorze lulus qui attendent que le quinzième la prenne… sans désigner le quinzième. Alors je la prends pour eux. 

-         Mais vous ne pouvez pas ! 

-         Mimi… je laisse tomber le Docteur un instant… vous savez bien que j'ai raison. 

-         Oui… enfin… peut-être… Mais moi je n'ai pas le droit de… 

-         Robertson revient quand ? 

-         Pas avant une semaine… mais j'y pense… demain… "Dieu" va faire une tournée d'inspection de l'étage… 

-         "Dieu" ? 

-         Oui, le Professeur Sistolian. C'est notre Grand, Grand Patron… C'est pour ça qu'on l'appelle "Dieu"… 

-         Il est comment ? 

-         Très doué. Un vrai génie dans une salle d'op'. Quand il opère… c'est… il est vraiment très fort et on apprend beaucoup, dans ces cas-là. Sinon… un… vous ne répéterez pas ce que je vais vous dire…? 

-         Non… bien sûr que non… 

-         Un fin politicien et un remarquable carriériste…

-         Arménien ? 

-         Oui, d'origine… enfin… je crois… d'après le nom. Il parle le français avec un très léger accent. 

-         Bien. Je vais parler à "Dieu". 

-         Monsieur Blondesen… Je vous en supplie… pas de… 

-         Mimi… quand je parle à Dieu… au vrai… je fais preuve du plus grand respect… de la plus extraordinaire déférence… mais Dieu me connaît et tolère mes écarts de langage… Il sait que c'est pour la bonne cause… 

-         Je vais devoir me faire toute petite… 

-         Non, je ne pense pas. Vous avez fait du bon boulot. Je ne me gênerai pas pour en parler. Mais il ne s'agit pas de distribuer des lauriers ou des bonnets d'ânes… il s'agit simplement d'enlever ces deux drains. Et si "Dieu" est le seul à pouvoir prendre la décision… eh bien mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à ses singes… 

-         Vous êtes vraiment dur… Elle ne peut s'empêcher de rire. 

-         On verra… on verra demain. Mais… Docteur Mimi ? 

-         Oui ? 

-         Nous sommes bien d'accord ? Il y a bel et bien risque d'infection ? 

-         Oui… 

-         Pour l'anesthésiste… je n'ai rien dit. Je n'ai pas insisté. Il y a bien eu un lézard ? 

-         Je ne peux pas vous répondre… 

-         Cela me suffit. Excellente réponse, merci Docteur. Soyez prête à bien expliquer le cas, demain. Pour les drains… Je compte sur vous. 

Paula arrive un peu plus tard. Il y a une carte postale de Grèce, dans le courrier. Rhodes… Annie est à Rhodes. Je souris. D'après ce que j'ai entendu, James est à Cos. "Les Bronzés font du sirtaki"… je me dis. Mon Chéri, j'espère que tu vas bien… ici, soleil… conneries. Pas de téléphone, une carte postale insipide… "Tout ça pour ça…", ne puis-je m'empêcher de penser. Annie s'est retrouvée, semble-t-il… Elle m'enlève ainsi jusqu'au dernier regret ou remords que je pourrais avoir à cause d'Astrid. Je ne finis même pas la lecture. Paula m'observe d'un air réjoui.

-         Vous ne lisez pas, Chef ?

-         Vous l'avez lue ? 

-         Non Chef ! Je ne me permettrais pas ! Mais j'ai reconnu l'écriture… Votre amie écrit aussi les listes de commissions des fois… 

-         Vous ne l'aimez pas, n'est-ce pas Paula ? 

-         C'est elle qui ne m'aime pas, Monsieur Blondesen… hmph… elle est passée de "Chef" à "Monsieur Blondesen", du coup…

-         Ouais… résumons… vous vous appréciez l'une et l'autre très moyennement… Mais… Paula… si je ne lis pas la carte, c'est parce que… c'est juste la carte, la pensée qui sont importantes… Ce qui est écrit… c'est toujours n'importe quoi… ça ferait même pas rêver un facteur… vous comprenez ? 

-         Oui Chef, je comprends… Visiblement, elle ne comprend que dalle et s'en fout complètement.

-         Annie reviendra… sans doute… Et il faudra continuer à être diplomate. Et si ce n'est pas Annie, ce sera une autre Annie… et l'histoire se répétera sous une autre forme… et il faudra de nouveau être diplomate. Vous, vous êtes unique… personne ne peut prendre votre place… 

-         Merci Chef… Je vous aime beaucoup. Milena et Flavia aussi, vous aiment beaucoup… Nous sommes amis… 

-         Oui, nous sommes même de très bons amis et ça… ça n'a pas de prix. Et puis… je suis aussi votre grand-père…! Je lui fait un clin d'œil et un bisou à distance sonore et exagéré. Vous voyez… vous trois, vous surtout, vous avez été là tout le temps… alors que j'avais besoin de vous. Je n'oublie pas. Je n'oublierai pas. Paula écrase une larme. Elle ne montre pas ses émotions facilement. Une telle larme vaut tous les diamants du monde.

-         Je reviens demain, Chef. Vous avez besoin de quelque chose ? 

Non… Je… je crois que je rentrerai dans deux jours, trois au maximum. Vous pouvez tout préparer pour mon retour ? Remplir le frigo avec deux ou trois trucs… que je n'aie pas besoin d'aller faire des courses…? 

-         Bien sûr, Chef.

-         Merci Paula. 

-         Chef… 

-         Oui ? 

-         Je suis contente… je me réjouis de vous revoir à la maison… 

Je peux vous confier un petit secret ? Dans des moments pareils, non seulement je suis sûr que Dieu existe, je crois aussi qu'Il est immensément bon.

Le lendemain, fièvre sur l'étage. Après le petit-déjeuner, nous sommes virés de la chambre. Les lits dans le corridor. DuPont avec ses recueils de poèmes, le gros garçon avec ses ronflements, moi avec toute ma collection de tuyaux, de poches et de récipients. Ça nettoie dur, ça nettoie à fond. Le moindre grain de poussière, la plus petite saleté sont repérés, acculés, exterminés, annihilés sans pitié par une équipe de nettoyage assistée par les aides-soignantes sour l'œil sévère et exercé de l'infirmière-chef.

"Dieu", l'autre, va venir inspecter les lieux et accessoirement les occupants des lieux.

Dès le début de l'après-midi, une ambiance nerveuse et frénétique envahit jusqu'aux molécules d'air. Les infirmières viennent au moins dix fois vérifier que la chambre est impeccable. Malheur au journal qui traîne, au magazine ouvert ou à la boîte de chocolats entamée ! Tout ce qui n'est pas strictement médical doit être rendu invisible. Les blouses blanches entrent et sortent, vont palper le gros garçon, s'assurer que les "Ô…" de Dupont sont bien accordés… ils s'agitent pour se rassurer, en somme. Quant à moi… 

Moi je suis rasé de près, lavé du mieux que j'ai pu, assis les jambes allongées sur mon lit, chemise impeccable, pantalons propres, doigts de pieds en éventail et l'air sage comme une image. Sauf les yeux. Les yeux doivent avoir une lueur particulière. Ironique, peut-être ? Les blouses blanches n'osent en tout cas pas les affronter et se dépêchent de baisser les leurs ou de regarder ailleurs si par aventure ils croisent mon regard. J'ai la vague impression que je les rends nerveux…

Seize heures tapantes. "Dieu" fait son entrée. Il est suivi d'un troupeau de moutons blancs silencieux et tendus, et d'une infirmière blasée poussant le fameux caddie à diagnostics et pronostics.

"Dieu" est un quinquagénaire élégant et très sûr de lui. Il porte une blouse blanche immaculée et amidonnée. Elle est sûrement munie de la signature d'un excellent tailleur de Bond street. Les pantalons qu'elle laisse apparaître viennent en tout cas de Londres. La chemise aussi, faite sur mesure. La cravate club… les pompes Weston… Oh My God !God ne se mouche pas avec le coude et a une allure très British. Même le mieux habillé des moutons a l'air d'un paysan endimanché, par contraste. L'œil est noir et perçant, sous de gros sourcils broussailleux et soigneusement peignés vers le haut. Les cheveux sont argentés, coiffés en arrière, en belles vagues successives. Un patron. Un vrai Grand Patron et un homme à femmes… Sa façon de regarder Docteur Mimi et l'infirmière quand il daigne leur accorder un regard ne trompe pas… Pourtant, il est sympathique. Il n'y a pas d'arrogance, dans ce même regard. Juste une autorité naturelle, un air de dire "Je suis le meilleur, je le sais… écoutez-moi quand je parle et ne me cassez pas les pieds avec des balivernes.".

Il s'approche d'abord du gros garçon. Un médecin-assistant présente fébrilement un dossier, ânonne des explications d'une voix saccadée et serrée par l'émotion, le front couvert d'une fine pellicule de sueur… la trouille. "Dieu" écoute, hoche la tête et dit simplement "Bien. Continuez…".

Le groupe se dirige maintenant vers moi, "Dieu" en tête. Docteur Mimi a quitté les rangs et s'est placée à sa gauche, dossier à la main. "Dieu" me regarde. Un regard d'humain à humain et – effet du sourire dans mes yeux ? – un regard soudain entendu, limite complice. De mâle dominant à mâle dominant. Sans hostilité et empreint de respect.

-         Bonjour Monsieur.

-         Bonjour Monsieur le Professeur. Blondesen, très heureux…

De sa voix la plus assurée, Docteur Mimi commence le laïus attendu… "… Monsieur Blondesen a subi une pneumectomie… tagada… sans doute un corps étranger… nouvelle opération… tagada… choc anesthésique… tagada… drainage… je me suis personnellement occupée…". Sistolian l'interrompt. "Et moi, Mademoiselle ? Quand vous occuperez-vous personnellement de moi ?". Docteur Mimi sourit, gênée, se râcle la gorge… Derrière elle, les petits singes en blouses blanches se bidonnent. "Ah qu'il est drôle ! Ah que "Dieu" est drôle quand "Dieu" veut être drôle !". Les moins cons me jettent un regard inquiet. "Avec lui, on ne sait ja…".

-         Professeur ?

-         Monsieur Blondesen ?

-         Vous voulez qu'elle vous fasse une pipe tout de suite, toutes affaires cessantes ou ça peut attendre ?

Le blasphème ! Gros émoi ! L'âme de Panurge flotte sur les têtes craintives… toussotements… rires qui s'étouffent… "… que faire ?… rire…?… s'offusquer…? Que va dire "Dieu"…? Que va répondre "Dieu"…?". J'enchaîne…

-         Voyez-vous, Professeur, Madame est une femme ravissante. J'en conviens volontiers. Mais je n'ai quant à moi pu apprécier que son remarquable talent de médecin. Elle a suivi mon cas de très près, en effet, et je lui en suis très reconnaissant. Je dois vous dire très courtoisement que – expérience faite – ses confrères masculins auraient beaucoup à apprendre d'elle. Les messieurs qui vous accompagnent ont une très fâcheuse tendance à considérer les patients comme des bouts de viande – un bout de viande hostile en ce qui me concerne - parce que je supporte difficilement leur incompétence, leurs erreurs et leur manque d'esprit de décision. Je me permets dès lors d'émettre cette opinion tout à fait personnelle: quand les médecins ne verront plus les patients comme des bouts de viande et quand les hommes ne verront plus les femmes comme des bouts de viande à se mettre au bout de la bite, le monde ira mieux. Par ailleurs, Madame a pu observer que les drains sont en train de provoquer une infection qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour ma modeste personne, aussi vous demanderais-je de me faire l'amitié d'ordonner qu'ils soient retirés dans les meilleurs délais. Vos… collaborateurs sont en effet incapables de prendre d'aussi graves décisions. En revanche, je suis sûr que vous, toutes affaires cessantes…

Un silence de plomb règne dans la chambre. Docteur Mimi est toute rose de confusion. Les petits singes regardent "Dieu" avec crainte, sûrs que sa colère va m'anéantir. Sistolian a les yeux rivés aux miens et je ne cille pas… toujours le même sourire ironique… le message, il le comprend… "Gaffe mon ami, toute ton autorité est en jeu… la Miss est mignonne, je comprends tes petites envies… mais tiens ton rang… tu es le Grand singe parmi cette armée de petits singes… si tu veux garder ta place…". Sistolian éclate de rire.

-         Vous êtes sévère, Monsieur Blondesen. Votre humour est un peu… rude. Mais vous êtes danois, n'est-ce pas ? Votre nom… "Blondesen"…? Je comprends… Il jette un regard alentour qui signifie "Si vous ne comprenez pas, vous n'avez rien à faire dans mon service…". Je suis content que Madame se soit bien occupée de vous. Et bien sûr… il se tourne derechef vers le groupe d'abord figé de crainte puis hilare puisque "Dieu" est maintenant hilare… Qu'est-ce que vous attendez pour lui retirer les drains ?

Par acquit de conscience, il jette un rapide coup d'œil aux plaies débarrasées des pansements pour l'inspection. Un nuage de blouses blanches s'empresse autour de lui. Docteur Mimi est rayonnante.

-         Bien sûr… Vous auriez même pu les retirer avant. Bon travail, Madame, merci. Bonne journée à vous, Monsieur Blondesen et bonne rentrée chez vous. Vous pourrez sortir dès que les plaies commenceront à cicatriser. Dans deux jours tout au plus…

-         Merci, Professeur. Bonne journée à vous aussi.

Ça n'a pas traîné. Une heure plus tard, je suis dans une des salles équipées pour les petites opérations et les drains sont retirés. Docteur Mimi ne fait qu'assister à la petite intervention. Le temps d'une anesthésie locale – cette fois j'y ai droit – et de quelques points de suture. Elle veut me raccompagner jusqu'à la chambre quand tout est terminé.

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet en réécriture (12)

"Dieu", l'autre, va venir inspecter les lieux et accessoirement les occupants des lieux.

Dès le début de l'après-midi, une ambiance nerveuse et frénétique envahit jusqu'aux molécules d'air. Les infirmières viennent au moins dix fois vérifier que la chambre est impeccable. Malheur au journal qui traîne, au magazine ouvert ou à la boîte de chocolats entamée ! Tout ce qui n'est pas strictement médical doit être rendu invisible. Les blouses blanches entrent et sortent, vont palper le gros garçon, s'assurer que les "Ô…" de Dupont sont bien accordés… ils s'agitent pour se rassurer, en somme. Quant à moi… 

Moi je suis rasé de près, lavé du mieux que j'ai pu, assis les jambes allongées sur mon lit, chemise impeccable, pantalons propres, doigts de pieds en éventail et l'air sage comme une image. Sauf les yeux. Les yeux doivent avoir une lueur particulière. Ironique, peut-être ? Les blouses blanches n'osent en tout cas pas les affronter et se dépêchent de baisser les leurs ou de regarder ailleurs si par aventure ils croisent mon regard. J'ai la vague impression que je les rends nerveux…

Seize heures tapantes. "Dieu" fait son entrée. Il est suivi d'un troupeau de moutons blancs silencieux et tendus, et d'une infirmière blasée poussant le fameux caddie à diagnostics et pronostics.

"Dieu" est un quinquagénaire élégant et très sûr de lui. Il porte une blouse blanche immaculée et amidonnée. Elle est sûrement munie de la signature d'un excellent tailleur de Bond street. Les pantalons qu'elle laisse apparaître viennent en tout cas de Londres. La chemise aussi, faite sur mesure. La cravate club… les pompes Weston… Oh My God !God ne se mouche pas avec le coude et a une allure très British. Même le mieux habillé des moutons a l'air d'un paysan endimanché, par contraste. L'œil est noir et perçant, sous de gros sourcils broussailleux et soigneusement peignés vers le haut. Les cheveux sont argentés, coiffés en arrière, en belles vagues successives. Un patron. Un vrai Grand Patron et un homme à femmes… Sa façon de regarder Docteur Mimi et l'infirmière quand il daigne leur accorder un regard ne trompe pas… Pourtant, il est sympathique. Il n'y a pas d'arrogance, dans ce même regard. Juste une autorité naturelle, un air de dire "Je suis le meilleur, je le sais… écoutez-moi quand je parle et ne me cassez pas les pieds avec des balivernes.".

Il s'approche d'abord du gros garçon. Un médecin-assistant présente fébrilement un dossier, ânonne des explications d'une voix saccadée et serrée par l'émotion, le front couvert d'une fine pellicule de sueur… la trouille. "Dieu" écoute, hoche la tête et dit simplement "Bien. Continuez…".

Le groupe se dirige maintenant vers moi, "Dieu" en tête. Docteur Mimi a quitté les rangs et s'est placée à sa gauche, dossier à la main. "Dieu" me regarde. Un regard d'humain à humain et – effet du sourire dans mes yeux ? – un regard soudain entendu, limite complice. De mâle dominant à mâle dominant. Sans hostilité et empreint de respect.

-         Bonjour Monsieur.

-         Bonjour Monsieur le Professeur. Blondesen, très heureux…

De sa voix la plus assurée, Docteur Mimi commence le laïus attendu… "… Monsieur Blondesen a subi une pneumectomie… tagada… sans doute un corps étranger… nouvelle opération… tagada… choc anesthésique… tagada… drainage… je me suis personnellement occupée…". Sistolian l'interrompt. "Et moi, Mademoiselle ? Quand vous occuperez-vous personnellement de moi ?". Docteur Mimi sourit, gênée, se râcle la gorge… Derrière elle, les petits singes en blouses blanches se bidonnent. "Ah qu'il est drôle ! Ah que "Dieu" est drôle quand "Dieu" veut être drôle !". Les moins cons me jettent un regard inquiet. "Avec lui, on ne sait ja…".

-         Professeur ?

-         Monsieur Blondesen ?

-         Vous voulez qu'elle vous fasse une pipe tout de suite, toutes affaires cessantes ou ça peut attendre ?

Le blasphème ! Gros émoi ! L'âme de Panurge flotte sur les têtes craintives… toussotements… rires qui s'étouffent… "… que faire ?… rire…?… s'offusquer…? Que va dire "Dieu"…? Que va répondre "Dieu"…?". J'enchaîne…

-         Voyez-vous, Professeur, Madame est une femme ravissante. J'en conviens volontiers. Mais je n'ai quant à moi pu apprécier que son remarquable talent de médecin. Elle a suivi mon cas de très près, en effet, et je lui en suis très reconnaissant. Je dois vous dire très courtoisement que – expérience faite – ses confrères masculins auraient beaucoup à apprendre d'elle. Les messieurs qui vous accompagnent ont une très fâcheuse tendance à considérer les patients comme des bouts de viande – un bout de viande hostile en ce qui me concerne - parce que je supporte difficilement leur incompétence, leurs erreurs et leur manque d'esprit de décision. Je me permets dès lors d'émettre cette opinion tout à fait personnelle: quand les médecins ne verront plus les patients comme des bouts de viande et quand les hommes ne verront plus les femmes comme des bouts de viande à se mettre au bout de la bite, le monde ira mieux. Par ailleurs, Madame a pu observer que les drains sont en train de provoquer une infection qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour ma modeste personne, aussi vous demanderais-je de me faire l'amitié d'ordonner qu'ils soient retirés dans les meilleurs délais. Vos… collaborateurs sont en effet incapables de prendre d'aussi graves décisions. En revanche, je suis sûr que vous, toutes affaires cessantes…

Un silence de plomb règne dans la chambre. Docteur Mimi est toute rose de confusion. Les petits singes regardent "Dieu" avec crainte, sûrs que sa colère va m'anéantir. Sistolian a les yeux rivés aux miens et je ne cille pas… toujours le même sourire ironique… le message, il le comprend… "Gaffe mon ami, toute ton autorité est en jeu… la Miss est mignonne, je comprends tes petites envies… mais tiens ton rang… tu es le Grand singe parmi cette armée de petits singes… si tu veux garder ta place…". Sistolian éclate de rire.

-         Vous êtes sévère, Monsieur Blondesen. Votre humour est un peu… rude. Mais vous êtes danois, n'est-ce pas ? Votre nom… "Blondesen"…? Je comprends… Il jette un regard alentour qui signifie "Si vous ne comprenez pas, vous n'avez rien à faire dans mon service…". Je suis content que Madame se soit bien occupée de vous. Et bien sûr… il se tourne derechef vers le groupe d'abord figé de crainte puis hilare puisque "Dieu" est maintenant hilare… Qu'est-ce que vous attendez pour lui retirer les drains ?

Par acquit de conscience, il jette un rapide coup d'œil aux plaies débarrasées des pansements pour l'inspection. Un nuage de blouses blanches s'empresse autour de lui. Docteur Mimi est rayonnante.

-         Bien sûr… Vous auriez même pu les retirer avant. Bon travail, Madame, merci. Bonne journée à vous, Monsieur Blondesen et bonne rentrée chez vous. Vous pourrez sortir dès que les plaies commenceront à cicatriser. Dans deux jours tout au plus…

-         Merci, Professeur. Bonne journée à vous aussi.

Ça n'a pas traîné. Une heure plus tard, je suis dans une des salles équipées pour les petites opérations et les drains sont retirés. Docteur Mimi ne fait qu'assister à la petite intervention. Le temps d'une anesthésie locale – cette fois j'y ai droit – et de quelques points de suture. Elle veut me raccompagner jusqu'à la chambre quand tout est terminé.

-         Cafète, Docteur ! Cafète ! Ça fait bientôt quinze jours que j'en rêve jour et nuit ! Je

vous offre un café.

-         Vous êtes… Je lui coupe la parole et la regarde comme si elle était une ado, à mon tour…

-         Mimi… - je laisse de nouveau tomber le "Docteur" avec votre permission – Je suis un vieux singe et je connais aussi bien les vieux singes que les singes… Vous êtes quant à vous un très bon médecin. Vous êtes intelligente, conscienscieuse, méthodique… et vous êtes aussi une femme. Une très jolie femme, pour le surplus. Ce n'est pas en planquant ou en occultant vos seins ou votre cul que vous le ferez oublier. Ni en vous affublant de ces hubots datant d'un autre âge. Apprenez à évoluer parmi les singes humains en restant la jolie femme que vous êtes. C'est votre regard, votre façon de parler, votre gestuelle qui feront que les autres vous respecteront ou non. Pas les stratégies artificielles et naïves que vous avez adoptées…

-         Comment avez-vous deviné…!?

-         Je vous l'ai dit… je suis un vieux singe… Noir ? Sucre ? Crème ?

Elle est venue me dire au revoir et m'a embrassé, quand j'ai quitté l'hôpital. Un peu comme une fille embrasserait son papa. J'étais très touché. Je ne l'ai jamais revue. J'espère qu'elle est heureuse. Un excellent médecin, une très jolie femme…

Retourné en chambre, j'ai évidemment eu droit aux reproches de DuPont. "Mon ami ! Mon ami ! Comment avez-vous osé…!?". J'ai juste soulevé ma chemise, montré les deux petits pansements recouvrant les points de suture, esquissé un pas de danse à la Chaplin… sautant en l'air et essayant de claquer les talons (pas évident, avec des sandales marocaines…)… "Pour ça…!… pour ça j'ai osé, cher ami…!". Il a été obligé de rire. Le gros garçon n'a pas bougé.

Débarrassé des drains, je n'ai plus qu'une hâte: me doucher ! Quinze jours de toilettes approximatives me donnent carrément de l'urticaire ! Après avoir soigneusement recouvert les pansements d'une feuille en plastique fixée à l'aide de sparadrap, je laisse couler l'eau longtemps… tiède… chaude… froide… tiède de nouveau… je revis. Sorti de la douche, je m'inspecte devant le miroir. Punaise… j'ai fondu… le teint est terreux, les traits creusés… Bon. Il va falloir se mettre au régime patates et pâtisseries… pas vraiment mon truc, mais un supplice non plus. On va voir ça tout de suite… Je file à la cafète. Double ration de tarte aux pommes "Vous avez de la chantilly ? Oui !? Beaucoup de chantilly, s'il vous plaît ! Beaucoup… beaucoup… beaucoup !". Je téléphone à Mette… à Carl et Marian… à des tas d'autres amis… J'ai une envie folle de partager ma joie d'avoir retrouvé cette liberté de bouger. Ils me passent tous une douche froide. Question douches, je suis servi… "Fais attention à toi… sois prudent… ne fais pas de bêtises… ne prends pas froid… fais attention aux courants d'air…". Marre ! J'ai envie de vivre !

Après le dîner, j'entends DuPont qui se plaint à l'infirmière. "Ô Divine Madame ! Me feriez-vous la grâce d'aider Morphée en ces heures incertaines où mes yeux vieillissants ne distinguent plus le chien du loup… où les flots noirs du Styx précèdent les doigts de rose de l'aurore…?". L'infirmière le regarde… un peu ahurie. Elle ne comprend pas ce message poétique…

"Il voudrait un somnifère…". J'aide un peu… "Monsieur DuPont dort très mal… Il lui faudrait une double dose…". J'aide un peu beaucoup… beaucoup… Oui, vous avez bien suivi la manoeuvre… ? Je suis un parfait salaud. Et très content de l'être. Il n'est que dix-neuf heures et Astrid prend son service à vingt-deux… L'infirmière me regarde, rassurée par ce langage civilisé. "Je vais voir avec le médecin de garde… je reviens.". DuPont me lance un regard éperdu de reconnaissance "Merci mon ami… je savais que je pouvais compter sur vous pour expliquer aux Béotiens…".

Astrid arrive, ponctuelle. Vingt-deux heures. Entre DuPont et le gros garçon, c'est à qui ronflera le plus fort… Elle jette un œil aux deux formes endormies et s'approche de moi. Elle tire quand même le rideau de séparation… on ne sait jamais… "J'ai vu dans le Journal que vos drains… et que Monsieur DuPont…". Elle n'en dira pas plus…

Plus tard dans la nuit, nous nous sommes retrouvés dans le fumoir… Les couloirs sont déserts, les seules lumières sont celles de la ville qui pénètrent à flots doux et tamisés par la grande fenêtre. Astrid est vraiment une fille superbe… une amoureuse imaginative et douée…

-         Nous ne nous reverrons pas… enfin je ne pense pas…

-         Ah ? C'est dommage…

-         Peut-être… peut-être que non… Je suis mariée… je ne vous l'ai pas dit. Vous ne pouviez pas le savoir… je n'ai jamais porté pas d'alliance au travail… question d'hygiène…

-         A vrai dire… je ne me suis jamais posé la question. C'était sans importance. C'était vous, c'était moi… deux regards qui se trouvent et se comprennent… les gestes naturels qui suivent les désirs exprimés par les regards… c'est tout simple…

-         Oui… tout simple… mais la réalité reprend le dessus…

-         Vous aimez votre mari ?

-         Non… nous sommes sur le point de divorcer… il faut que je fasse attention…

-         Cela faisait longtemps que vous n'aviez plus…

-         Oui… très longtemps… trop longtemps… En vous voyant… je ne sais pas pourquoi… j'ai tout de suite eu envie… je voyais bien que vous n'étiez pas indifférent… depuis le temps que mon mari me regarde comme un plat de spaghetti froids…

-         Vous êtes très belle, pourtant… très sexy aussi… Elle chasse la mèche rebelle et me sourit…

-         Nous avons… assouvi un fantasme. Enfin moi en tout cas… Jamais je n'ai eu ce comportement avec un patient…

-         Je ris… J'ai connu des infirmières… quand j'étais tout jeune… mais elles étaient infirmières justement… Chez moi depuis, c'est rédhibitoire… Vous c'est différent. Je n'ai vu que la femme sous la blouse… je n'ai même pas vu la blouse… plutôt ce qui était dessous ! Elle rit aussi.

-         Nous nous sommes compris avec peu de mots…

-         En effet… ce serait dommage de ne pas voir ce que donnerait une suite avec mots… ou peut-être que non… je ne sais pas…

-         C'est ma dernière nuit… Demain, je pars quinze jours chez des amis… à Saint-Trop'… Je veux m'amuser. Oublier…

-         Oui, bien sûr… je comprends… vous ne sortez pas d'une histoire pour en commencer une nouvelle… Je ne suis pas libre non plus, à vrai dire… pas vraiment…

-         Vous êtes marié aussi ? Mais non ! Je l'aurais vu dans votre dossier !

-         Non… divorcé depuis belle lurette… j'ai une amie… une compagne…

-         Vous l'aimez ?

-         Oui, je crois… avec des hauts et des bas. Vous savez… je ne suis pas fait pour vivre en couple. C'est parfois difficile, pour une femme… Elle est en vacances, elle veut réfléchir à la suite… petite crise…

-         Moi ça me conviendrait… une "non vie de couple"… en ce moment en tout cas…

-         Je la regarde. Elle a l'air un peu lointain… rêveur… Astrid… l'amour… le bonheur…, on complique souvent tout. Aujourd'hui on veut ou voudrait ça… et demain le contraire de ça…

-         Oui… Mais comme vous dites… je n'ai pas envie de commencer une nouvelle histoire. Il faut d'abord que je termine l'ancienne… Mon avocate entame une procédure dès mon retour. Je l'ai vue cette après-midi…

-         Ah... Je comprends. Vous avez raison pour maintenant, sans doute.

-         Vous êtes un type bien… On m'a raconté pour Sistolian… Mes collègues étaient écrasées de rire… Elles n'aiment pas beaucoup les médecins, surtout les femmes médecins… Elles ont quand même été épatées. Vous avez été… très chevaleresque.

-         Bof… J'ai été juste. J'ai surtout été moi-même… ou fidèle à ce que j'aimerais être.

-         C'est à dire ?

-         Etre un homme… ne pas considérer les femmes comme des êtres inférieurs. Les traiter en égales tout en adorant nos différences !

-         Vous avez réussi, dans ce cas…

-         Merci…

-         Je vous rappelerai à mon retour… mais… Je peux vous appeler Per ? Ou Pierre ? Je préfère "Pierre"…

-         "Per" ou "Pierre", c'est sans importance…

-         Sans rien promettre, nous sommes d'accord ?

-         Nous sommes parfaitement d'accord.

-         Alors je crois que nous pouvons…

-         … nous dire tendrement…

-         Oh Pierre… oui…

Je n'ai pas beaucoup dormi, cette nuit-là…

L'infection superficielle des plaies a été rapidement maîtrisée et deux jours plus tard enfin… enfin j'ai pu rentrer chez moi, l'âme presque en paix. J'étais amaigri, fatigué, sonné par ces trois longues année de lutte contre le cancer, contre cette Anastasia qui s'était invitée dans mon corps et dont j'avais finalement, envers et contre tous, eu raison. J'étais aussi furieux contre le corps médical. Je le suis encore, à vrai dire. Contre ceux de ses membres qui ne comprennent pas la dimension humaine de leur job. En quittant DuPont et le gros garçon maintenant amorphe et à demi-réveillé quelques rares heures par jour, je me suis dit que j'ai finalement eu de la chance d'avoir été lucide et combatif tout au long de cette histoire, de ce… pèlerinage vers le retour à la vie.

Pendant cette période, j'ai vu deux amies et trois amis s'éteindre. Un cancer des ganglions, un cancer du sein, un cancer du côlon et deux cancers du poumon. Je ne suis pas médecin. Il ne m'appartient en aucun cas de juger les choix qu'ont faits mes amis. J'ai simplement pu observer qu'ils sont partis dans des souffrances physiques et surtout psychologiques indicibles, espérant toujours… confiant leurs restes de vie à d'autres… de chimiothérapies en radiothérapies… une longue et atroce descente aux enfers jusqu'à n'être plus que des ombres décharnées et mortes déjà depuis longtemps. J'ai fait un autre choix. Pas par peur de la mort, certainement pas. Juste pour être moi-même jusqu'au bout. Pour que Tobias… mes proches, celles et ceux que j'aime et qui m'aiment me voient m'en aller debout, le moment venu. Coquetterie ? Orgueil ? La vie de bâton de chaise que j'ai menée… j'ai toujours pensé que je mourrai jeune. Accident de moto… autres sports extrêmes… Quand ma famille et mes amis me traitaient de fou, je répondais en riant "Soy un novio de la muerte"… un fiancé de la mort. Elle n'a pas encore voulu de moi. Maintenant, je m'approche de la vieillesse. Cela me fait tout drôle. Tobias a quatorze ans, il faut que je l'emmène vers demain… Je dois lui apprendre que vivre, c'est d'abord ne pas avoir peur.   

Chaque jour, je me réveille en pensant… Est-ce que j'ai rêvé tout ça ? Dehors, la vie… la lumière, le soleil… les gens… Annie est revenue de Grèce. Plus très sûre de ses sentiments… des explications un peu embrouillées… trop compliquées pour moi. Elle est repartie un peu brusquement… Astrid m'a téléphoné à son retour de Saint-Trop'. Nous nous sommes revus. Nous avons passé ensemble quelques belles nuits. Elle me rappelle régulièrement, vient passer une nuit, un week-end… sans attaches.

J'ai vu Miguel la semaine passée. Contrôle. Le poumon est normal. Plus trace de cancer. Cet été, j'irai voir Marian et Carl au Danemark. Mette viendra passer quelques jours ici en automne. Demain, nous sommes mercredi. Paula viendra mettre de l'ordre dans mon antre de vieux garçon, comme tous les mercredis. Les chats regardent par la fenêtre. Il faut que j'aille promener Doggie… La vie a repris son cours.

Il n'y a pas eu de grands changements. Si, quand même…

Bientôt six ans… En six ans, j'ai appris beaucoup. Sur la vie, sur les autres, sur moi-même.

"Le mental, Miguel… le mental… c'est ça qui compte. Le reste c'est du pipeau…". 

Il ne faut jamais baisser les bras.

Avril 2006

3 mars 2008

ANASTASIA - Manuscrit "brut" - 1er jet (en réécriture) (Epilogue)

Epilogue

Epilogue… y a-t-il un épilogue ?

Alors qu'il aurait dû me tuer, ce cancer m'a au contraire fait vivre encore plus intensément et m'a enrichi de mille façons.

Il m'a permis d'éliminer pour de bon une terrible erreur de jeunesse: une femme psychotique, foncièrement mauvaise et menteuse pathologique que j'ai eu le malheur de rencontrer, de croire et d'aimer, et les tristes résultats de cette désastreuse union.

Il m'a ouvert les yeux sur mes… sur des enfants que je croyais proches.

Ils ont été d'une déloyauté absolue et de parfaits ingrats.

Il m'a débarrassé de gens crédules et aussi stupides que je l'avais moi-même été.

Des gens rendus peu à peu odieux par cette talentueuse manipulatrice, des gens que j'avais trop longtemps et naïvement pris pour des amis.

C'est en fait tout ce paquet de "sale" qui fut à l'origine de la maladie.

Je crois que les chagrins et les déceptions se transforment peu à peu en redoutables petites cellules qui s'assemblent, grandissent et forment à la fin une tumeur.

J'ai expliqué ce processus au début de ce "roman"…

Le roman d'une tumeur… ANASTASIA.

Pour guérir, il fallait tuer définitivement les causes.

Tuer Anastasia et son sale contenu.

Je l'ai tuée en moi, mais elle n'est pas morte.

Elle est juste allée ailleurs maintenant.

Elle tuera ailleurs… 

Anastasia m'a permis de mieux me comprendre… et de comprendre tous ces mécanismes qui peuvent provoquer un cancer.

Elle m'a montré les multiples faces du Mal.

"Si la vie est un passage, sur ce passage semez des fleurs"… je cite de mémoire, mais je sais que c'est de Montaigne.

En brûlant des fleurs fanées, j'ai appris à en semer d'autres et à les arroser aussi, pour les voir grandir et devenir plus belles de jour en jour.

J'ai appris à donner autour de moi un cadeau que j'ai toujours eu en moi: l'amour de la vie.

La mort fait partie de la vie et j'ai appris à ne plus la craindre, et surtout à ne plus craindre de vivre avant de mourir. 

"… et tu retourneras poussière"

«Je monte vers toi, une brume, moi aussi,

Et ensemble nous flotterons au-dessus de

   la mer jusqu'au second jour de la vie,

Quand l'aube se répandra en gouttes de

   rosée dans les jardins,

Et que je serai, moi, un petit enfant blotti

   contre le sein d'une femme.» 

Khalil Gibran    Le Jardin du Prophète 

25 janvier 2009

Publicité
Publicité
ANASTASIA - Victoire sur un cancer du poumon
  • Le carcinome anaplasique à petites cellules est, en principe, la forme la plus foudroyante de cancer du poumon. Je l'ai éliminé à ma façon. On peut vaincre son cancer: le mental est déterminant.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Publicité